Sophia Mappa
Professeure honoraire des Universités-psychanalyste
Un déluge de réformes, conçues et mises en œuvre dans la précipitation, sans fil conducteur visible et sans hiérarchie, s’abat sur la société française. Celle-ci est appelée à changer de fond en comble, ici et maintenant, avec des procédures accélérées et des ordonnances. Mais quelle est la perception du président de la République et de son gouvernement au sujet du sens et des conditions du changement ? Qu’entendent-ils par changement ? Selon quels mécanismes opère celui-ci, à leur avis ? Le changement peut-il être impulsé d’en haut? En d’autres termes, comment change une société ?
Emmanuel Macron oppose volontiers le changement à « l’immobilisme des trente dernières années » et propose « la transformation sociale délibérée ». Mais le slogan du ruissèlement mis à part, le silence sur le diagnostic des maux sociaux qu’il veut guérir, sur ses objectifs et sur la méthode appropriée pour transformer la société est étourdissant.
Offrons- lui un petit rappel historique que n’aurait pas nié son maître à penser, Paul Ricœur. Si le projet de changement s’inscrit dans un cadre démocratique, et non dictatorial, il exige avant tout le désir d’une société relativement unifiée de changer l’ordre institué : ses orientations, ses valeurs, son fonctionnement, ses institutions. Il implique aussi un diagnostic sur la société et les problèmes à résoudre. Il faut encore un projet collectif de transformation orienté par des valeurs, visant à un certain intérêt général qui transgresse les intérêts particuliers et fasse consensus. « J’ai fait les réformes qui conviennent au plus grand nombre d’Athéniens », nous dit le premier réformateur de l’humanité, Solon, du haut de ses vingt et un siècles d’expérience. La transformation sociale exige donc des acteurs engagés dans la réalisation de ce projet et agissant dans tous les champs sociaux. Engagés par des actions, et non seulement par le verbe.
Dans le cas, du changement impulsé d’en haut, comme c’est la volonté ferme d’Emmanuel Macron, aucune transformation ne serait possible sans une masse d’acteurs qui épousent ce projet et le mettent en œuvre. Les réformes issues du Conseil National de la Résistance, qui ont réalisé un pacte d’une large frange d’acteurs politiques et sociaux, en sont un exemple. Mieux encore, un projet de changement impulsé d’en haut n’aurait aucune chance d’avoir les effets voulus sans le sentiment largement partagé de la légitimité du pouvoir politique et de la reconnaissance de son autorité. Last but not least, une transformation sociale exige du temps pour prendre racine dans un pays, pour vaincre les résistances et elle n’est jamais rupture avec le passé. On n’a jamais vu une société se transformer en bloc et, a fortiori, ici et maintenant. D’où les continuités séculaires qu’on observe partout, même dans un pays comme la France qui a décapité un roi pour le remplacer in fine par un monarque élu.
Les réformes d’Emmanuel Macron ne semblent remplir aucune de ces conditions. Observons d’abord la réticence relative de la société française de construire et mettre en action des projets de transformation sociale et institutionnelle. De tels projets certes existent mais ils sont largement microscopiques et désarticulés entre eux ou ne suscitent pas l’adhésion active des acteurs en nombre significatif. C’est ce « immobilisme » que se propose de guérir Emmanuel Macron d’en haut, ici et maintenant. Or le terme d’immobilisme ne dit rien au sujet du diagnostic sur lequel il repose ni sur les orientations du changement visé.
En réalité, on est loin de l’immobilisme martelé par le président. On est, au contraire, en présence de mutations qui, depuis les années soixante-dix du siècle dernier, travaillent en profondeur la société sans que celle-ci en soit vraiment consciente : financiarisation de l’économie et alliance des élites financières et politiques indifférentes à l’intérêt général et sourdes aux rejet qu’elles suscitent dans une société abasourdie par le gouffre béant des inégalités ; montée en puissance de la technocratie et perte du sens politique et moral ; propagation sournoise des principes néo-libéraux dans l’ensemble de la société ; individualisme radicalisé, perte de la solidarité et du sens du Collectif ; affaiblissement de l’autorité de la loi, largement vécue comme une contrainte, y compris par ceux qui sont censés l’appliquer ; déresponsabilisation des individus gagnés, sans le savoir, par un des principes forts du néo-libéralisme : le culte de l’argent et le rejet du politique.
Si ces problèmes ne sont pas évoqués, c’est qu’Emmanuel Macron et son gouvernement sont des purs produits de ces mutations, notamment celles qui ont été conduites par les élites financières et politiques. Pour commencer, on voit mal quel est le projet novateur. Le sacro-saint de la concurrence signifie en réalité que le gouvernement se propose de guérir les maux dont souffre la société française avec une dose plus élevée de ces mêmes maux. Or c’est un vieux projet qui est en train d’échouer même dans les pays européens qu’on présente comme modèle, l’Allemagne par exemple. Loin d’avoir un fil social unificateur, les réformes imposées s’adressent à des individus et à des intérêts catégoriels. Elles sont largement orientées par des considérations financières et technocratiques. Favorables aux plus riches, elles attisent les intérêts particuliers et fragmentent une société déjà fragmentée. Déconnectées des réalités populaires, elles reprochent aux plus modestes leurs privilèges. Jetées dans le désordre, sans hiérarchie et sans aucune pédagogie, elles ont peu de chances de construire un minimum de consensus social.
Dans cette frénésie réformatrice, le président de la République paraît un peu solitaire ; tant on voit mal les acteurs sociaux qui épousent l’esprit de ses réformes par les actes. Ici encore notre roi qui se veut philosophe, oublie le verdict d’un autre de ses prétendus modèles : «on ne peut pas réformer avec une seule fraction sociale », martelait Charles de Gaulle. En fait, qui va s’engager dans les différents champs sociaux pour assurer l’enracinement des réformes dans la société ? La caste financière qui profite de la mondialisation, les banques, le CAC 40, les start-ups ? Avec quelle visée sociale, mis à part leur cupidité pour l’argent ? Or l’argent ne fait pas société, lorsqu’ il est un but en soi. Il la détruit.
Et quid de sa propre majorité parlementaire qu’on dit issue de la société civile ? Il est étonnant de constater combien le sens du terme « société civile » est perverti par la perte de la mémoire historique et l’inculture ambiantes, en haut et en bas. Si, il y a encore quelques années, on désignait par ce concept les formes organisées de la société, indépendantes de l’Etat, agissant en faveur des objectifs d’intérêt général, les élus d’En Marche ne rentrent pas dans cette catégorie. A l’exception relative de Nicolas Hulot, il s’agit largement d’individus atomisés, issus de l’entreprise, des professions libérales ou de l’administration, dotés des compétences techniques, qui brillent par leur absence dans les débats sociaux. Ils n’oublient peut-être pas qu’ils ont été élus pour dégager ceux de l’ancien système. Mais le « dégagisme » ne signifie pas nécessairement adhésion à un programme.
Outre « les agitateurs professionnels » qui s’opposent activement aux réformes, la masse de ceux qui ne le font pas ne signifie pas une adhésion à celles-ci mais la résignation ou l’indifférence des individus. Ceux qui admettent qu’il faut réformer, ils demandent de la concertation et de la réflexion. Ils marquent leur désaccord avec les méthodes autoritaires, les interventions musclées de la police, les provocations puériles et la violence verbale du président de la République. Ici encore, celui-ci et son gouvernement font preuve d’une profonde méconnaissance de la société. En comptant sur la difficulté « de coaguler des intérêts différents », ils perdent de vue qu’il y a un dénominateur commun dans ces mouvements sociaux : leur rejet du pouvoir politique et une aspiration à l’égalitarisme hostile à toute autorité, et a fortiori à l’autoritarisme. Il n’y a plus de place pour le pouvoir vertical et encore moins pour les foudres de Jupiter.
Face à ce rejet, le président oppose l’autoritarisme d’un autre âge. En réalité, les envolés lyriques d’Emmanuel Macron sur son attachement à la démocratie, à la loi républicaine et les forums sociaux comme lieux de débat, moult fois avancées, sont en contradiction flagrante avec ses actions. Son mépris pour la démocratie transparaît dans ses réformes qui laissent peu de place à une pensée autre que la sienne. Cette pensée est singulièrement appauvrie. Tel un algorithme, elle réduit la société à des chiffres et est imperméable à l’humanisme et aux trois devises de la République. Elle est surtout habitée par «l’illusion puérile de la toute- puissance », dixit JP Bourdin. Quoi qu’il en soit, les agissements présidentiels peuvent ajouter à la confusion et au désespoir de la société, mais ils ne pourront pas la transformer.