LE CHOC DES OMBRES
Rappel des extraits 1 et 2
1_ Extrait 1 (pages 1 à 20) :
Mardi 15 août 1944 : Kada El Bethioui, tirailleur algérien, traverse la Méditerranée à bord d’un navire de guerre pour participer à la libération du sud de la France.
Nov 1961 : L’indépendance de l’Algérie est proche. La famille Pinto quitte Oran, sa ville natale pour aller s’installer à Marseille, provisoirement. Gaston ne dit rien à personne, hormis sa famille, de sa décision d’abandonner le pays, pas même à son employeur. Les enfants (Mimoun, Yacoub, Yvette), leurs parents (Gaston, Dihia), Habiba (leur grand-mère paternelle) et Zohar et Ginette (leurs grands-parents maternels) se trouvent sur le paquebot Le Ville d’Oran. Mimoun se souvient du cimetière où l’emmenait son père Gaston. Ils priaient notamment sur la tombe du grand-père. C’est en son souvenir que le jeune Pinto est appelé Mimoun.
2_ Extrait 2 (pages 21 à 31) :
Les Pinto sont à bord du bateau qui les emmène d’Oran à Marseille.
Durant les années trente – quarante, la haine des juifs dans la communauté des pieds-noirs est semblable à celle des métropolitains.
Le grand père de Mimoun (Charly) Pinto dont il porte le même prénom, est assassiné le 9 septembre 1941 devant la grande synagogue d’Oran. Gaston rappelle périodiquement cette agression à son fils Charly « pour ne pas oublier ». Il n’hésite pas à lui montrer l’article que l’Écho d’Oran qui accuse « six Arabes ».
Aujourd'hui extrait 3 (pages 32 à 49):
Recroquevillé dans une canalisation défectueuse, Kada grelotte dans son costume déchiqueté. Il tremble de froid, d’épuisement et de peur. De temps en temps il passe le bras sur son front pour éponger la sueur. Ainsi ramassé il s’aperçoit combien il est desservi par ce corps maigre et abîmé. Il lui faudra tenir dans cette position jusqu’aux premières lueurs du matin. Il s’applique à remuer le moins possible pour n’émettre aucun signe de présence. Il a soif et faim. Il a l’impression que son crâne est fendu. Il n’en revient pas d’être toujours en vie et de pouvoir appréhender le fil des événements de la veille, et plus encore ceux des jours et des mois passés. Il se tâte la cuisse lourde, l’épaule endolorie, la tête. Du sang séché colle à son cuir chevelu et à ses vêtements déchirés. Tous ses membres souffrent. À quarante ans, l’agilité qui était la sienne à vingt semble l’avoir abandonné. « Pourquoi ? » ne cesse-t-il de se questionner, même s’il sait qu’au cœur de la nuit la réponse ne lui sera pas offerte. « Pourquoi cette haine ? » Il a subitement honte. Il a une pensée pour sa mère, pour son père, pour sa famille, restés au bled. Pour son épouse. Une autre, épaisse, traverse son esprit comme un éclair : et si Messaoud et Hadj El-Khamis lui étaient arrachés ? Un sentiment de répulsion noue son cœur. Il s’en veut. De son poing serré, il martèle sa poitrine, puis sa tête. Il résiste aux larmes. « Pourquoi tant de haine ? »
Kada El-Bethioui est originaire de Saint-Leu, un village situé à l’est d’Oran que les musulmans désignent du nom éponyme de la tribu berbère des Bethioua qui, selon le géographe andalou Al-Bakri, vécut sur ces terres durant des lustres. Les aïeux de Kada passèrent l’essentiel de leur existence autour de Bethioua, chaque segment familial vivant de quelques arpents de terre de labour, le plus souvent à la lisière du dénuement. Et cela demeura ainsi. Aussitôt la Grande Guerre achevée, Kada est renvoyé auprès des siens. Il était couvert d’honneur et le cœur rempli de fierté. Il fut, avec d’autres, accueilli comme un héros. Une fête fut organisée à Oran au sein de la grande caserne d’Eckmühl à laquelle assistèrent les plus hauts gradés de la région. Lorsqu’il entendit son nom dans le haut-parleur, Kada avança devant la tribune bondée. D’un geste lent, il inclina son tarbouch rouge, fit le salut militaire et attendit au garde-à-vous. Il n’était pas très à l’aise, mais il se rassurait en se disant qu’il n’était pas le seul à s’être levé à l’aurore et à entendre battre son cœur comme celui du Duguay Trouin dans la tourmente. Le commandant de la caserne lui posa sur le torse la croix de guerre pour services rendus en chuchotant une amabilité de circonstance. Kada sourit timidement. Il s’entendit dire « merci » en levant haut la tête. Il s’interrogeait toutefois. « Ils me remercient pour mon sérieux, pour mon courage ou pour avoir abandonné les miens ? » La médaille se présentait sous la forme d’une croix en bronze au centre de laquelle était incrustée une tête de la République traversée par deux épées croisées. Elle était accrochée à un ruban rouge parcouru par quatre fines bandes vertes. Quelques jours plus tard, une autre médaille lui était attribuée par le maire de Saint-Leu en personne lors d’une identique cérémonie spéciale. Toute cette reconnaissance le rassurait, le valorisait dans son groupe, et même chez beaucoup de pieds-noirs. Kada était fier d’avoir participé à la libération de Toulon et d’autres villes de France de la barbarie allemande. Il ne maîtrisait, certes pas, les dessous des cartes de ce conflit mondial, mais il parvenait à hiérarchiser les grands maux. Certains allèrent jusqu’à l’appeler par son nom de famille qu’ils précédaient d’un titre distinctif, très modeste, mais qui le touchait, « Monsieur El-Bethioui ». Ces amabilités avaient pour effet de l’émouvoir, car, aussi loin qu’il s’en souvienne, cela ne lui était jamais arrivé auparavant, ni à son père ni à ses oncles. Jamais on ne l’appela « monsieur ». Il était plus habitué aux sarcasmes qu’on débitait sur sa silhouette, sa taille, sa moustache. « Comment va notre Charlot ? » lui demandait par exemple en frottant ses mains sur son tablier bleu usé, madame Patron, l’épicière du village, lorsqu’il venait lui acheter du café Nizière, une tablette de chocolat Poulin ou des bâtons de réglisse pour ses neveux. Il était solide, mais sa force ne pouvait l’aider à cicatriser les plaies de l’animosité et du racisme « Ya bon Banania » qui le marquèrent et marqueront à jamais. Ces plaies avaient pour auteurs des voisins du village, nombre de soldats français, souvent issus de la même région que lui, du même régiment, des Oranais, des Algérois, des Bônois. Alors toute cette reconnaissance officielle était-elle satisfaisante ? Kada ne le pensait pas. Elle relativisait les injustices, mais n’était pas suffisante tant que l’accès à son destin lui était proscrit.
Comme ses quatre frères et sœurs, Kada aidait son père, Hadj Omar, dans la ferme familiale. La famille est nombreuse et les céréales de son lopin de terre de quatre hectares ne couvraient pas les besoins de tous ses membres, moins encore les quelques animaux de la basse-cour, volaille et lapins, ou les deux moutons qu’ils engraissaient autant qu’ils le pouvaient chaque année en prévision de l’aïd ou d’un événement quelconque, heureux ou malheureux. « Dieu sait qu’on y met notre cœur et toute notre énergie », soupirait le père. Le travail permanent manquait dans cette région et les démarches que Kada effectuait demeuraient infructueuses. Périodiquement lorsque monsieur Bertrand, le patron de la Coopérative vinicole Lallemand, devait remplacer un de ses ouvriers, c’est en priorité à Kada qu’il faisait appel.
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