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Billet de blog 7 mai 2015

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Berque et Camus

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Berque et Camus

« Pied noir », né en 1910 à Frenda (Algérie), devenu  titulaire de la chaire d'histoire sociale de l'islam contemporain au Collège de France de 1956 à 1981, Jacques Berque écrit dans sesMémoires des deux rives(Seuil, 1989) : « Les Algériens se soulevaient, non parce qu'ils étaient pauvres, mais pour redevenir eux-mêmes » (p. 177). Pour les comprendre, il fallait donc les connaître, pénétrer leur « intérieur ». Berque apprit leurs langues, parlers berbères et, surtout, la langue écrite, l'arabe, voie royale pour déchiffrer textes religieux et manuscrits historiques. « L'arabe m'a mangé », écrit-il (p. 216). De là, un amour déclaré pour la poésie arabe dont il traduisit en français quelques uns des poèmes les plus célèbres. Il finit par traduire le Coran lui-même. Tout cela sans renier ses héritages français et, comme il le dit, « cultiver paradoxalement  tout ensemble l'affinité méditerranéenne et l'appel autochtone » (béarnais) (p. 204).

Avant de s'installer à Paris comme professeur, il vécut longtemps comme contrôleur civil, au service de l'État colonial, au milieu des tribus de l'Atlas, expérience qui lui permit d'enrichir par plusieurs publications le savoir anthropologique universel. Cette immersion dans la société maghrébine fut presque totale jusqu'à être, dit-il, « le seul de mes proches à avoir connu sexuellement des maghrébines » (p. 65) tout en se mariant avec une bonne Française de souche.  Cette quotidienneté avec les Maghrébins lui a permis de connaître cet « intérieur du Maghreb », titre d'un livre qu'il publia en 1978.

« Pied noir », lui aussi, Albert Camus, né en 1913 à Dréan (Algérie), émigre également en métropole en 1940. Devenu écrivain mondialement connu et prix Nobel de littérature en 1957, il fut marié lui aussi à une Française de souche. Il considérait l'Algérie comme son pays. Dans sa jeunesse proche des communistes, il s'intéressa aux conditions matérielles des Algériens (Misère de la Kabylie, 1939) puis, au lieu de poursuivre et tenter de pénétrer leur « intérieur » pour, comme Berque, connaître les vraies raisons de leur révolte,  il s'en détacha pour, au fil de sa carrière de grand écrivain, n'y revenir que par un intérêt pour les choses : le soleil, qui peut rendre fou (L'étranger, 1942) ou la poésie des ruines datant de la période de la colonisation romaine. Dans « Noces à Tipasa » (1939),  méditant au milieu de ces vieilles pierres, attribuées aux colonisateurs romains, il « célèbre les noces de l’homme avec le monde». Au même moment, Berque célébrait dans l'Atlas d'autres noces, bien humaines et vivantes, emporté dans une fête berbère où « la chaleur sexuelle embrasée à tous les feux explosait en étreintes diurnes ou nocturnes, au fond des tentes ou dans la brousse des jujubiers....Tout un remous de véhémences génésiques écumait et déferlait, sans que l'étranger, bien sûr, pût en percevoir autre chose que la beauté sans âge et l'âcre invitation » (p. 63).

Dans presque toute son œuvre, depuis Meursault (L'étranger) jusqu'au Premier homme, en passant par Sisyphe ou les nihilistes russes (Netchaïev), Camus montre également un intérêt central pour l'humain et l' « intérieur » des personnages, mais pas celui des Algériens. Je ne sais pas si Camus a séduit ou tenté de séduire des Maghrébines. Je ne sais pas s'il a eu le désir de parler comme ses compatriotes berbères et arabes. Je ne sais pas s'il a lu un seul poème en berbère ou en arabe. Je ne sais pas s'il s'est documenté sur les révoltés qui ont fait effraction dans l'Histoire de ce pays qu'il dit être le sien. Je ne sais pas s'il pensait que les Algériens avaient un « intérieur » méritant l'exploration esthétique et philosophique. Je ne sais pas s'il s'est intéressé à leur civilisation, leurs écrits, leurs arts, leurs monuments, leur religion, leurs rêves, leurs conflits, leurs espérances.

Un de ses maîtres livres est précisément l'Homme révolté(1951). On peut d'ailleurs le mettre en vis-à-vis de cet autre livre de Jacques Berque (Dépossession du monde, 1964). Voilà deux pieds noirs qui essaient de comprendre les raisons de la révolte des soumis et des opprimés. Camus ignore totalement les révoltés de son pays et les révoltes des colonisés en général, Berque en fait l'un des arguments majeurs de l'Histoire mondiale.

Dans le discours de réception du prix Nobel qu'il prononce à Stockholm le 10 décembre 1957, Albert Camus ne mentionne pas une seule fois l'Algérie ou les Algériens. Il ne se sent pas leur appartenir. Ils ne l'ont pas « mangé ». Il définit ainsi sa profession de foi : « l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deuxcharges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. (..) Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression. »

On peut excuser l'ignorance de la situation coloniale de castes et ce que vivent les Algériens dans leur intérieur lorsqu'on ne les fréquente pas. Camus, dans ce cas, ne ment pas. Mais, on ne peut définir la « résistance à l'oppression » comme la deuxième charge de l'écrivain si l'on occulte totalement l'oppression coloniale que subissent les Algériens et ne jamais évoquer leurs multiples et répétées tentatives de révolte et actes de résistance. Pour utiliser un mot dans le sens de Berque, Albert Camus « dépossède » les Algériens de toute humanité, de toute capacité de révolte.  Ils n'ont pas d'histoire, ni de langues, ni d'esthétique, ni littérature, ni science, ni philosophie dignes d'intérêt. Ce sont, dans sa littérature, des objets anonymes dans un décor. Meursault, qui a un nom, tue un Arabe qui n'en a pas. Il ne tue pas quelqu'un. La peste à Oran est un problème européen. Camus est cependant fidèle au devoir de vérité : il n’a jamais tu qu’il donnait la priorité à la défense des « siens », les Européens d'Algérie: «Mon métier est de faire mes livres et de combattre quand la liberté des miens et de mon peuple  est menacée», nota-t-il dans ses Carnets le 29 mai 1958.

Camus aime l’Algérie, comme les touristes aiment le soleil. Ceux-ci aiment s'enfermer dans des enclaves débarrassées des autochtones qui n'apparaissent que pour les servir.  Guy Pervillé écrit à propos duPremier homme : "Bien que l’auteur ait tenu à rappeler l’injustice faite aux « Arabes » (en fait, surtout des Kabyles) révoltés en 1871, il est clair qu’il s’identifie totalement à son peuple, né de la colonisation, et que ceux-ci n’en font pas partie. Il y a donc deux peuples en Algérie, les Français et les Arabes, au lieu d’un seul peuple algérien, et Camus sait bien auquel des deux il appartient."

Dans un avant-propos à sesChroniques algériennes, Camus écrit : «Je résumeici l’histoire des hommes de ma famille qui, de surcroît, étant pauvres et sans haine, n’ont jamais exploité ni opprimé personne. Mais les trois quarts des Français d’Algérie leur ressemblent et, à condition qu’on les fournisse de raisons plutôt que d’insultes, seront prêts à admettre la nécessité d’un ordre plus juste et plus libre.»

Dans une Algérie peuplée majoritairement d' « Arabes », Camus affirme son droit légitime à la différence. Or l'existence de deux peuples différents sur une même terre n'a pas été obtenue par accord réciproque, mais par conquête armée et violence. La domination coloniale a érigé un système de castes qui ne communiquent que superficiellement, l'une dominant l'autre, la deuxième au service de la première. L'historien Xavier Yacono parle de « juxtaposition ». L'insouciance des Européens d'Algérie fait dire à Camus : « Et il est vrai qu’une certaine intensité de vie ne va pas sans injustice ». On peut, ici, citer cette phrase terrible de Jacques Berque: « Le droit à la différence peut camoufler la différence du droit. » (p. 26)

C'est cette différence du droit qui a conduit périodiquement les Arabes à la révolte. Or, si Camus les côtoie quotidiennement, ces Arabes sont totalement absents de la galaxie des humains recensés dans l'Homme révolté. En cette année 1951, Camus tente, dans ce livre, de définir la notion de révolte. Il veut en recenser la double expression à travers l'histoire des hommes et celle des idées. Cependant, lui, né en Algérie durant l’occupation française, ayant vécu et milité à gauche en Algérie, ayant, dans sa jeunesse, dénoncé l’injustice faite aux natifs Arabes et Berbères par le système colonial, ignore leur histoire parsemée de révoltes.  L’homme révolté, c’est l’homme blanc, l’occidental. Prométhée, Sade, Spartacus, Dostoïevski, la Révolution française, les nihilistes russes sont les seuls acteurs de cette histoire. Ouvrage d’abord anti-soviétique, dira-t-on. Un compte à régler avec les communistes. La raison révolutionnaire ne sert qu'à légitimer le meurtre. Elle permet à de nouveaux bourreaux (les bolcheviks) de prendre la place des anciens (le régime tsariste).

Or, trois ans plus tard, en 1954, les Algériens se révoltaient et allaient presqu’inéluctablement vivre cette même dialectique. La prise du pouvoir en 1962 par les indépendantistes se traduira par la mise en place d'un régime qui ne fera que prendre la place de l'ancien système colonial. En 1954, Camus oublia vite qu’il venait de publier l’Homme révolté. Des Arabes accédant au statut de révoltés ? On n’y pense pas.

Camus, prolixe sur le nihilisme russe, n’avait jamais entendu parler, en tant qu’individu de culture française, des histoires légendaires qui couraient sur le Vieux de la Montagne et la secte des assassins. Il ne s’est jamais donné la peine de se documenter sur ces nihilistes. Il n’a jamais appris à lire les œuvres arabes, ni entendu parler des révoltés apparus sur le sol où il était né. De Jughurtha à Abdelkader ou Abdelkrim, fondateur du vivant de Camus, de laRépublique du Rif(1921-1927).Certes, ce sont des chefs tournés vers l’action. Les révoltés du Rif ne furent réduits que grâce à une coalition des armées coloniales espagnole et française, où l'on relève les noms de Franco et Pétain.

La guerre révolutionnaire d'Abdelkrim n'inspira pas seulement Ho Chi Minh. Une des grandes icônes des révoltés blancs, et qui a écrit sur la révolte des opprimés, Che Guevara, a tenu à le rencontrer dans son exil cairote. Un témoin raconte : le 14 juin 1959, à l’ambassade du Maroc au Caire, “Abdallah Ibrahim a présenté Che Guevara à Abdelkrim Khattabi, alors en exil au Caire. Puis Guevara et Khattabi se sont isolés au fond du jardin de l’ambassade pour une conversation de plusieurs heures sur l’expérience de la guerre du Rif”. Khattabi connaissait Che Guevara de réputation. La révolution cubaine, toute récente, avait fait la une des médias partout dans le monde. Fidel Castro a raconté à Ignacio Ramonet, directeur de la rédaction du Monde Diplomatique : “Bayo nous enseignait comment mettre en place une guérilla pour briser une défense à la manière des Marocains d’Abdelkrim face aux Espagnols”.

Sur les 1.397 entrées sur la guerre du Rif recensées par Mustapha Allouh, il n'y en a aucune de Camus ; il y en a deux de Jacques Berque. En 1930, au moment même où les Européens d'Algérie célèbrent avec faste le centenaire de la conquête de l'Algérie, Berque y voit au contraire un point d'orgue, un « faux apogée » qui annonce le reflux inéluctable de la colonisation et la fin du système. Camus n'a jamais pensé que l'Algérie serait un jour indépendante. Entre la défense par la force des privilèges de caste des Européens, « ces barbares qui se prélassent sur des plages » avait-il écrit dansNoces, qu'il symbolisait par sa « mère » et la justice, il avait choisi sa mère, avait-il répondu à Stockholm en 1957.

Jacques Berque, tout en s'affirmant Français né en Algérie, disait qu'il se refusait de « se regarder marcher dans la rue ». L'Autre a toujours tenu une place centrale dans sa vie et son œuvre. Face à la colonisation, il ne militait pas pour la bonté, il combattait pour une éthique. Le système colonial pourra beau être bon et juste, comme aurait pu l'espérer Camus, il n'en reste pas moins éthiquement condamnable.

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