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Billet de blog 10 novembre 2023

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Sous le chêne de Saint-Roch

« Loulou à la Nounou - Illustrations d'Azo »

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il n'y a plus d'anciens de 1914-1918 au village, mais ceux d'Algérie maintiennent la tradition avec bonhomie.

Illustration 1
© Azo

Le rituel du 11 novembre n'a jamais été remis en cause à Saint-Roch (870 habitants, 13 km au nord de Tours). La venue de la « NR » n'y change rien. On commémore sans se poser de question, c'est naturel. Mais les survivants de la « Grande Guerre » ne sont plus là. Le gros des troupes est fourni par ceux d'Algérie, quinquagénaires discrets comme tous ceux de leur génération – sur une guerre hypocritement maquillée à l'époque en « opérations de sécurité et maintien de l'ordre ».
L'un d'eux, justement, Jackie Gaillard, 56 ans, qui a combattu dans l'Algérois, va recevoir le diplôme d'honneur des porte-drapeaux accompagné d'une énorme médaille des mains de Jacky Ricci, 51 ans, ancien des Aurès et président de la section locale des anciens combattants.
Une petite trentaine de personnes emmitouflées se retrouvent près du monument aux morts érigé en plein carrefour, sous le chêne bicentenaire. Toutes les générations sont discrètement représentées, y compris trois gamins. Cette année, toutefois, les écoliers n'ont pas été mobilisés, leur maître étant souffrant.

« Cause toujours »

Après le dépôt des gerbes, le maire, James Persyn, lit le message officiel du ministère des AC, puis le président Ricci prononce son discours, reproduit sur une photocopie grand format (« C'est plus facile à lire avec des grosses lettres »).
Leurs paroles s'envolent sous les rafales qui agitent les drapeaux et déshabillent un peu plus le vieil arbre. « Ils ont repoussé les limites de la ténacité... » « Valeureux combattants... » Des tranchées de Verdun aux montagnes de Kabylie défilent les combats passés… jusqu'à la Yougoslavie d'aujourd'hui. Enfin, une conclusion en forme de vœu pieux pour un monde sans guerre. « Cause toujours », semble narguer le vent pourchassant les feuilles mortes. Le maire s'obstine : « Vive la France, vive la paix. »
L'appel des « Morts pour la France » égrène les noms de gamins de vingt ans qui n'auront pas eu le temps de commémorer quoi que ce soit. Les rafales redoublent, comme pour tenter en vain d'effacer la mémoire, ignorant la minute de silence. Le premier acte est terminé.
  
Au cimetière et dans le bois

Le second se passe dans le minuscule cimetière, à quelques centaines de mètres. On s'y rend à pied, cortège bon enfant. Jacky Ricci en profite pour s'en griller une qu'il allume à l'abri d'un tronc. Heureusement, il ne pleut pas.
Chemin faisant, on cause, on s'apostrophe doucement. Cela fait partie de la cérémonie. Mais les conversations s'éteignent une fois franchie la grille. On n'entend plus que les pas écraser le sable fraîchement ratissé. Le vent, toujours irrespectueux d'une nouvelle minute de silence, renverse les pots de fleurs. Quatre tombes sont fleuries, celles d'Eugène Laurent, 20 ans, Gustave Drouault, 22 ans, Aimé Besnier, 21 ans, et Marcel Potier, 21 ans, quatre parmi un million et demi de jeunes sacrifiés. Le recueillement n'empêche pas de jeter un œil sur les dalles familières où l'on remettra un peu d'ordre.
C'est enfin dans le bois de Poillé, à l'autre bout de la commune, que l'assistance se transporte, en voiture, pour conclure le cérémonial par le dépôt d'une gerbe au pied de la modeste stèle « en souvenir des patriotes fusillés ici en 1942 ». On a beau commémorer le 11 Novembre 1918, les morts des autres guerres y sont toujours associés, même si ces quatre-là étaient des résistants venus d'ailleurs, condamnés par les Allemands à travailler dans les carrières... et a y mourir.

« Alors, Aimé, tu viens ? »

Retour au village pour un épilogue arrosé au seul café du village et unique commerce.
Au « Daguet » (aucun rapport avec la guerre du Golfe), quelques tables sont prêtes à côté du billard trônant au centre.
Antoine et Jérôme (12 ans) qui confondent un peu 1914-1918 avec l'Algérie, se sont déjà emparés du flipper, tandis qu'on interpelle un ancien, visage buriné, accroché au bar par erreur : « Alors, Aimé, tu viens ? »
Vin d'honneur à la bonne franquette, sans discours : les conversations reviennent à la vie. Marion, 6 ans, qui accompagne grand-père, ignore tout de la guerre. Dans la salle d'à-côté, la tablée est dressée pour le banquet des anciens combattants. On y échangera peut-être des souvenirs de régiment. Mais ceci est une autre histoire.

Alain Nordet, La Nouvelle République, 12 novembre 1992

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