Buren et Nouvel au sommet

Le père des colonnes du jardin du Louvre et celui du Vinci échangent d'aimables propos sur l'art et l'architecture devant 600 personnes.

« Ça nous est passé largement au dessus », « On se serait cru à une conversation de bistrot littéraire », « C'était très intéressant mais je n'ai pas tout compris », « Ils ont usé de termes et d'expressions très spécialisés », « On a survolé le sujet dans les hautes sphères » : le débat d'un soir entre Buren et Nouvel, à la salle du Thélème, en a déconcerté plus d'un parmi les 600 auditeurs venus assister à cette rencontre au sommet. Il est vrai que le thème retenu avait de quoi susciter les grandes envolées conceptuelles entre art et architecture, même sur le mode copain-copain.
Ils se sont gentiment passé les plats, entre stars, chacun dans son style : le petit saint face au grand diable. Daniel Buren, modeste, sobre, caché derrière sa barbe, comme à la limite de la timidité, se laissait couper la parole à tout bout de champ par un Jean Nouvel étalant son verbe comme ses membres, un peu dans tous les sens. Certains étudiants, qui avaient eu la faveur suprême d'interpeller les maîtres, en ont rajouté dans le verbiage au point que les débatteurs eux-mêmes avouaient perfidement ne pas avoir compris la question, entre deux gorgées de rouge.
Mais le divin breuvage ne pouvait faire illusion, dans la maison de Rabelais. Maître François, qui se gaussait des sorbonagres avec tant de délectation, aurait pu constater qu'ils avaient fait des petits sous l'égide du CCC (Centre de création contemporaine), co-organisateur de la conférence avec l'Université de Tours. Le débat tournait à la causerie entre gens du même monde. Comprenne qui pourra et tant pis pour les béotiens.
On s'est peu étendu sur l'art dans la ville, sinon à travers des formules vagues. Si l'on n'a guère parlé des colonnes parisiennes de Buren qu'en termes allusifs, le centre des congrès tourangeau s'est retrouvé logiquement sur la sellette. Ravi, Nouvel pouvait se répandre derechef : « Ça fait trois fois que je viens à Tours. Chaque fois, mes néons de fort mauvais goût (sic) sont éteints. Cela porte atteinte à l'intégrité de l'œuvre. Est-ce une censure dutoitienne (NDLR : du nom du directeur du Vinci, Jean-Michel Dutoit) ou quoi ? » L'adjoint à la Culture est en resté coi.
À l'exception de ce rase-mottes concédé à l'élu municipal, le propos s'est toujours maintenu en haute altitude, là où éclôt l'élite officielle de la création contemporaine. Mais ne gâchons pas le plaisir de ceux qui ont apprécié. Il suffisait d'avoir le niveau. Elémentaire, quand on est dans le supérieur.

Alain Nordet, La Nouvelle République, Avril 1994