Le spectateur s'embarque pour découvrir la vie d'une famille brésilienne qui vit au contact d' un fleuve, le Rio Japura dont les flots inondent la bande son avec le bruit d'un avion passant dans le ciel. La jeune Tielle, 13 ans, vit sur l'île de Marajo, dans la région de Para, en Amazonie avec ses parents, ses frères et sa petite soeur. Elle rêve de quitter cette vie, comme sa grande soeur qui a épousé, lui dit sa mère, un "homme bien" de la ville. Mais ses illusions vont très vite s'évanouir sur les barges qui sillonnent le fleuve, vecteurs d' exploitation et d'abus sexuels.
Son père abuse d'elle mais la traite des pires noms lorsqu'il apprend qu'elle monte sur les barges. Sa mère a connu la même situation. Vie de femmes irrémédiablement brisée, depuis plusieurs générations, sans véritable porte de sortie. Les jours s'enchainent, le visage de la mère triste qui accepte la situation. Le père qui s'intéresse à sa fille dès qu'elle devient une femme. Le père qui l'emmène à la chasse, loin des regards. La marchande qui vend ses produits "contre la grossesse". Le passager de la barge qui fait miroiter à la encore- enfant un avenir avec lui. La gendarme qui lutte au quotidien contre les violences faites aux femmes. Les 2 soeurs la main dans la main, comme se passant le flambeau du malheur, mais il y aura un "mais" à découvrir à la fin du film, générique sans musique, sans son, si ce n'est à nouveau le bruit du fleuve et de l'avion.
Les violences sont suggérées, douloureuses pour le spectateur: les abus sexuels sont insupportables pour les victimes mais aussi à voir, ou à imaginer au cinéma. D'où l'intérêt du cinéma féminin qui fait preuve de respect. La réalisatrice du film l'exprime bien: "Représenter la violence, ce serait insupportable. Ce serait une autre forme de violence, d'exploitation de ces femmes, de ces jeunes filles qui interprètent les personnages". Jamilli Correa issue d'un casting régional, avec "une grande intelligence émotionnelle" et Fatima comédienne professionnelle venue du Nordeste brésilien incarnent avec sensibilité et immense talent la jeune fille et la mère.
Diplômée de l'Université de Californie à Santa Barbara, la réalisatrice Marianna Brennand est retournée au Brésil et a mené pendant une décennie des recherches en Amazonie et a découvert l'exploitation sexuelle des enfants et adolescents, alertée par une activiste amie qui lui avait parlé des violences domestiques récurrentes.
Dans l'impossibilité de réaliser un documentaire, victimes face caméra pour raconter leurs expériences féminines traumatisantes, c'est vers une fiction que s'est tournée Marianna Brennand, avec un récit présentant les détails de la réalité vécue, avec retenue, respect et délicatesse. Tout est réel dans ce film, les histoires singulières des personnages, les réactions des protagonistes. L'exploration profonde et détaillée, sur le temps long, permet cette vision si réussie. La femme cinéaste sait ce qu'est le respect et l'éthique de son métier pratiqué au plus haut niveau, par les plus grands.
"Manas" ("Soeurs") peut être un Metoo de substitution pour ces jeunes femmes qui ne sont pas entendues et qui ont aussi besoin d'un porte-voix. Marianna Brennand est consciente que" le cinéma est un outil puissant pour engendrer des transformations sociales et politiques".