La crise sanitaire a enfanté une crise économique et elle frappe violemment le secteur culturel. Il y a les perdants et les gagnants. Pour les distinguer, il faut regarder la chaine de valeur dans l’économie de la culture : certaines sont cassées, d’autres se portent mieux que jamais. Cette chaine de valeur, c’est ce trait continu entre la création et la diffusion, en d’autres termes c’est le chemin entre les artistes et leur public.
Côté perdants, la diffusion est suspendue : on a fermé les théâtres, les cinémas, les salles de concerts, les musées, les galeries, les monuments historiques. Et derrière, c’est l’effet dominos : les compagnies, les boites de productions, les tourneurs, les studios, les centres de pratiques artistiques voient leur activité arrêtée sinon reportée. Et faisons un peu de compta : un report de 2020 sur 2021, ça veut dire que des charges de 2020 sont bien là : il faut bien payer les salaires à moins de virer tout le monde, et payer son loyer à moins d’avoir un super bailleur. Mais les produits, eux, n’arriveront qu’en 2021 (sous réserve que le projet voit le jour) : il n’y aura pas deux fois plus de jours dans l’année ou deux fois plus de publics en 2021, alors Darwin fera son œuvre (ici, Darwin c’est le public). Bien sûr, le dernier domino touché, précisément parce que c’est le premier qui existe, c’est l’artiste. C’est l’auteur, le comédien, le chorégraphe, le musicien, le danseur, qui permet à toute cette chaine de valeur d’exister.
Côté gagnants, la diffusion est exacerbée. On a même demandé à Disney de reporter le lancement de sa plateforme de streaming pour ne pas saturer le réseau internet. Car sur internet, la culture ne vit pas si mal. Soit les publics renforcent leur usage, en regardant des films ou des documentaires, ou en écoutant de la musique, la radio ou des podcasts par exemple. Soit en découvrant pour la première fois un nouvel usage : regarder une pièce de théâtre ou un ballet de l’opéra sur un écran, lire un livre électronique ou encore bidouiller pour la première fois un logiciel de création musicale ou d’architecture. La chaine de valeur, dans ce cas-là, se porte bien. Si bien qu’elle renforce les positions dominantes des plateformes ou des intermédiaires qui tiennent le marché en ligne.
Bref, le moment est bien choisi pour réinventer les modèles économiques de la culture, pour les rendre plus résilients.
L’entrepreneuriat culturel n’est pas une niche, c’est la voie
Pour chercher la résilience, il faut comprendre le concept d’entrepreneuriat culturel d’intérêt général. Il repose sur trois axiomes.
Axiome 1 : Les statuts ne font pas la vertu. On se moque des papiers qui croupissent à la préfecture ou au greffe du tribunal de commerce. Les entreprises culturelles ici désignées sont des associations, des sociétés, des coopératives, même des établissements publics. Toutes ces organisations qui, ensemble, composent la chaine de valeur que le coronavirus brise ou renforce. Elles ont toutes un compte de résultat et d’ailleurs elles rendent des comptes devant des administrateurs, des sociétaires, des actionnaires ou une tutelle. Le coronavirus, d’ailleurs, se fout de vos statuts administratifs.
Au risque de choquer : ce n’est pas juste mon avis, c’est la vraie vie. Tous les jours, des associations coopèrent ou sont en compétition avec des sociétés. C’est même plus complexe : bien souvent, on retrouve un millefeuille administratif derrière le projet culturel : une société pour les revenus commerciaux, une association pour les subventions, une fondation pour les dons… Je vous propose un défi : fermez les yeux et pensez à une grande entreprise culturelle. Ca y est, vous l’avez ? Eh bien, oui, je vous confirme qu’il y a une multitude d’entités juridiques, et le plus souvent bien variée, derrière. Vous avez pensé au Louvre ? Il y a l’Etablissement Public, et plusieurs autres entités récipiendaires ou opératrices distinctes. On connait tous une association « les Amis de [insérer le nom d’un équipement culturel] » (dans le cas du Louvre, la « Société des amis » est bien une association, reconnue d’utilité publique). Il y a aussi des structures ad hoc finançant un projet ou une expo en particulier. Ou encore le fonds de dotation du Louvre, créé en 2009, qui recueille des dons et investit l’argent issu de l’opération d’Abu Dhabi – oui, il investit, il dispose de 250 millions même, pour maximiser ses retours sur investissements afin de financer le musée, à travers des fonds sous-jacents tout ce qu’il y a de plus lucratifs. Vous avez pensé à Mediapart ? Le média est porté par une société très profitable, mais est détenue par une fondation sans but lucratif. Vous avez pensé au GROUPE SOS CULTURE que j’ai le plaisir de diriger ? Trop sympa de penser à nous, alors je vous réponds : il compte 8 filiales, mais en réalité une vingtaine d’entités juridiques (autant d’associations que de sociétés, je ne fais pas la différence… car les statuts ne font pas la vertu !). Toutes sont contrôlées par les mêmes associations mères du GROUPE SOS qui n’ont pas d’actionnaire à rémunérer : tous nos profits sont donc réinvestis. Mon « indicateur de performance » en tant que dirigeant n’est pas le profit financier, mais l’impact.
Axiome 2 : L’impact avant tout. Il y a mille raisons de lancer une entreprise culturelle. La première pourrait être de gagner du pognon, en créant son job ou en espérant rémunérer un capital investi. Mais il existe d’autres moteurs, autrement plus profonds pour la majorité des 650.000 travailleurs culturels de ce pays (votre serviteur inclus). L’un est la croyance dans la « fécondité culturelle » de chacun ; l’autre est la foi dans l’effet levier de la culture sur le reste de la société. Désolé pour le jargon, on va expliciter.
D’abord, la culture forge nos repères en partage et la fierté des projets en commun. C’est en construisant cette richesse commune, en y prenant plaisir, que l’on s’ouvre à l’autre. Personne n’est au bout de son histoire et cette fécondité est propre à l’homme. Même en situation d’exclusion, chacun peut créer et avoir une pratique artistique, et ainsi contribuer à ce projet partagé.
En cette période de crise, beaucoup se rappellent le mot que l'on attribue à tort ou à raison à Churchill, à qui l’on proposa de réduire le budget de la culture pour contribuer aux efforts de guerre : « Si ce n’est pour la culture, pourquoi nous battons-nous alors ? »
Ensuite, les projets culturels et artistiques portent de riches externalités positives sur l’économie, l’emploi, l’écologie, le tourisme et même la science. L’effet levier de la culture se retrouve dans les progrès, des humanités comme des techniques, de la menuiserie à l’intelligence artificielle. J’ai déjà eu l’occasion de questionner l’impact, tangible et intangible de la culture ici. Alors à ceux qui demandent « combien coûte la culture ? », nous leur répondons, à la manière d’un Lincoln : « combien coûte son absence ?! »
Axiome 3 : Les entreprises culturelles ont une stratégie double : pour l’intérêt général & pour leur durabilité (ou leur profitabilité, c’est selon). L’entrepreneuriat culturel n’est pas un gros mot, mais une nécessité : c’est bien d’avoir des projets, c’est mieux de pouvoir les conduire. Et quels que soient les projets, ils ont bien un compte de résultat, des salariés, des financements, des charges et des produits…
Le financement public des porteurs de projets culturels en France est sans équivalent. Rappelons-nous qu’il n’existe pas de Ministère de la Culture aux Etats-Unis, où les artistes sont pris en étau entre les fondations privées de philanthropes milliardaires et les industries culturelles à but lucratif.
C’est clair, les politiques culturelles permettent d’affranchir la création de considérations strictement économiques. Mais il y a un risque : celui de fragiliser les porteurs de projets, à l’heure où 95% des petites villes procèdent à des coupes budgétaires dans la culture. Alors il faut « faire avec la réalité sans jamais l’accepter », notre crédo au GROUPE SOS, en accompagnant les logiques entrepreneuriales des acteurs culturels, pour qu’ils maitrisent leur destin.
Comprenez bien, je ne suis pas le chantre du « 100% privé ». Le marché ne répondra jamais à l’émergence, à la création la plus libre, aux usages artistiques les plus expérimentaux. Cela nécessite un fort soutien public, plus volontaire encore. Mais pour le reste, ça ne sert à rien de faire l’autruche, les modèles économiques hybrides survivent aux coupes de subvention, pas les autres.
Cet effort de définition fait, nous pouvons imaginer comment rendre le secteur culturel plus résilient, en accompagnant les logiques d’entrepreneuriat culturel.
La culture « au jour d’après » : un New Deal Culturel par l’accompagnement territorialisé
On cherche tous la résilience. Là, c’est le coronavirus. Hier c’était les grèves et le conflit social. Avant-hier la crise suivant les attentats terroristes. Avant-avant-hier, c’était la crise financière. Demain, ce sera la crise écologique. Bref, on ne peut plus considérer que la culture prend une crise dans la figure chaque année, et se relève pour rebâtir sans changer de paradigme. Il faut changer de paradigme, vers l’entrepreneuriat culturel d’intérêt général.
A court-terme, il faut évidemment pallier l’urgence. A chaque endroit, les collectivités territoriales et l’Etat doivent prendre leur part à l’effort de survie des structures culturelles en péril. C’est financier, à travers des fonds d’urgence, ou encore le maintien de financements malgré les annulations. Vous voyez ce qui a été annoncé pour les entreprises ou les intermittents ? Multipliez-le par 20. Les externalités négatives de ce carnage coûteront plus demain qu’un New Deal aujourd’hui. Et, de grâce, dépassons les problèmes de trésorerie pour répondre aux problèmes de bilan, en favorisant la (re)constitution de fonds propres, pour les sociétés comme les associations.
Mais cet effort doit aussi passer par l’accompagnement : les acteurs culturels doivent être épaulés pour prendre les décisions jusqu’à la reprise de leur activité, de la suspension URSSAF la plus primaire à leur réorganisation et leur ingénierie nouvelle en vue de l’année 2021.
A plus long terme, c’est une autre affaire : c’est une bascule progressive vers la résilience des entreprises culturelles. Et cette mutation, ce n’est pas qu’une affaire d’euros. C’est une transformation qui doit être accompagnée. Voilà où réside le New Deal Culturel : dans l’accompagnement et la structuration du tiers-secteur, sur le temps long. Cet accompagnement permettrait de dépasser les urgences de trésorerie pour repenser les structures de comptes de résultat et de bilan. Il doit donc reprendre les trois axiomes : accompagner quel que soit le statut ; adapter l'aide aux activités ayant le plus grand impact (ce ne sont pas forcément celles qui ont les plus grandes difficultés financières) ; et tendre vers des modèles plus hybrides, plus autonomes financièrement.
Certes, les porteurs de projets culturels manquent souvent de financements structurant mais s’arrêter là serait mentir. Il faut s’attacher à la meilleure allocation de ces fonds, à leur efficience. Cela passe par l’accompagnement et la mise en commun de moyens. Les acteurs culturels sont souvent des entrepreneurs qui s’ignorent. Ils s’autonomisent quand ils bénéficient d’équipements mutualisés, d’une communauté, et d’un accompagnement pragmatique portant sur les sujets économiques. Ces connaissances et cette maîtrise sont indispensables pour sortir de la seule dépendance à des subventions devenues plus aléatoires, donc plus anxiogènes pour la prise de risque.
Cet accompagnement doit être territorialisé, pour favoriser également la coopération. Notre préconisation, pour se déployer sur tous les territoires, peut donc et à titre d’exemple se baser sur un équipement culturel existant, public ou privé, à l’échelle d’un territoire. Les entrepreneurs culturels en ruralité ont moins de financement et encore moins d’offre d’accompagnement, mais ils répondent à des besoins non moins prégnants.
Ce modèle a d’ailleurs été éprouvé pour les entreprises à Paris, grâce à un partenariat entre la ville et la Banque publique d’investissement, pour favoriser l’accompagnement, le « PIA » (Paris Innovation Amorçage, soit 30.000 euros alloués en partie pour bénéficier d’un programme d’incubation). Il a également vu le jour pour les artistes d’Ile-de-France avec le programme FORTe qui soutient des duos porteur-accompagnateur.
Ce type de dispositif mérite d’être déployé et à l’échelle de chaque département par exemple. Nous avons le privilège d’avoir des équipements de qualité maillant le territoire français, ils sont la base de plateformes capables de fournir des conseils, des formations, mais aussi des équipements techniques (studios de post-production et espaces de diffusion, notamment) ainsi que des espaces de travail ouverts et favorisant l’échange. Leur usage sera ainsi permis par l’assortiment, à chaque financement, d’un accompagnement qui le rendra plus efficace et durable.
Une proposition concrète serait de partir de chaque financement pour sauver ou créer un projet culturel, et de l’abonder d’un crédit d’accompagnement à hauteur de 20% du financement délivré. Cet accompagnement serait prodigué à travers une centaine d’équipements territoriaux – un par département, sur la base d’un équipement existant – permettant ainsi de mutualiser compétences entrepreneuriales et équipements techniques.
L’impact serait la résilience accrue des projets culturels. Encore une fois, les externalités négatives de cette crise seront plus coûteuses à long-terme qu’un New Deal généreux aujourd’hui. Par ailleurs, cet accompagnement augmenterait l’efficience des fonds alloués par la puissance publique. Il permettrait de sauvegarder puis de favoriser l’émergence et la prise de risque de 1000 structures culturelles autour de chaque plateforme d’accompagnement, soit 100.000 entreprises culturelles soutenues, mises en réseau, et donc rendues plus résilientes pour la prochaine crise.