Politologue au CNRS, enseignante à Sciences Po, responsable de l’Observatoire de la Russie au Céri-Sciences Po, Marie Mendras est l’auteure de Russian Politics*. The Paradox of a Weak State. Elle analyse la politique du président russe, qui met la Russie en état d’exception. Interview extraite du magazine La Chronique de mars 2015 qui consacre un dossier à la Russie baillonnée.
Marie Mendras © DR
Peut-on donner une explication géopolitique à la politique intérieure russe ?
Oui, et ce n’est pas nouveau, on peut remonter à la tragédie de la prise d’otages dans une école à Beslan, en Ossétie du Nord, en septembre 2004. Les premières lois liberticides datent du 12 septembre 2004, juste après ce drame. La menace terroriste est prétexte à des lois et réglementations qui limitent les libertés, le pluralisme électoral, et la représentation politique.
Vladimir Poutine met la Russie en « situation d’exception », le pouvoir exécutif ne rend plus de comptes à personne. La révolution Orange en Ukraine suivra deux mois plus tard. L’Ukraine était gouvernée par un régime ami qui utilisait les mêmes méthodes (corruption, fraudes électorales, impunité). En novembre 2004, le peuple ukrainien se révolte contre l’annonce de la victoire du candidat du pouvoir, Viktor Ianoukovitch, au second tour des élections présidentielles alors que la fraude était avérée. La contestation populaire impose au pouvoir d’organiser un second tour, sous observation internationale. Le candidat de l’opposition, Viktor Iouchtchenko, remportera la présidence le 26 décembre 2004.
Poutine a été pris de court par la détermination des Ukrainiens. Il l’est tout autant, à l’automne 2013, car il n’anticipe pas la colère et la révolte qui provoquent la mobilisation Euromaïdan, puis la chute du régime. Ces soulèvements inquiètent le Kremlin. Ils démontrent la force du mouvement démocratique et le rejet du modèle russe, la volonté des Ukrainiens de se doter d’institutions qui fonctionnent, d’un État de droit, et de se rapprocher de l’Europe.
La crainte de Poutine n’est-elle pas d’abord motivée par la perte de sa sphère d’influence et l’extension de l’Otan à ses portes ?
Je ne dirais pas cela. L’Ukraine est un miroir pour la Russie. Poutine perçoit que si un Ukrainien peut imposer le respect du suffrage universel et la création d’institutions démocratiques, alors un Russe le peut aussi. L’Ukraine s’est dotée d’un gouvernement légitime, sa population est déterminée à faire des réformes, un vrai contrôle démocratique se développe au niveau central comme dans les villes et les régions. Poutine doit alors construire sa propre version des faits. Sa politique consiste à faire croire que la révolution pacifique de 2013-2014, comme celle de 2004, est une manipulation américaine. Mais le soulèvement Maïdan est le produit d’une crise intérieure. La population veut se débarrasser d’un président qui lui ment et l’appauvrit. Elle perçoit que les solutions d’avenir viennent de l’Europe, non de la Russie.
Poutine va alors utiliser cette exaspération de la société ukrainienne, et la chute de Ianoukovitch en février 2014, pour ouvrir une crise géopolitique majeure en Europe. Il va internationaliser et militariser le conflit politique. Pour cela, il lui faut réécrire l’Histoire : la chute du président ukrainien est un coup d’État fomenté de l’extérieur qui oblige la Russie à intervenir pour sauver ses « populations russes » ou « russophones ».
Ce discours nationaliste et revanchard servira de base propagandiste pour l’annexion de la Crimée en mars 2014 et l’agression des provinces orientales de l’Ukraine quelques semaines plus tard. Par ailleurs, Poutine a retenu de la guerre en Géorgie (août 2008) que les problèmes territoriaux, exacerbés par l’ingérence russe, s’avèrent une bonne méthode pour affaiblir la souveraineté d’un État et ralentir son processus d’adhésion à l’Otan. Mais les dirigeants russes avaient sous-estimé la réaction des Ukrainiens et des Occidentaux, et n’avaient pas prévu la solidarité européenne et le vote des sanctions.
Ces interventions militaires procèdent-elles d’une vision pour la Russie ?
Poutine n’a pas de vision à long terme. Il est enfermé dans sa tour d’airain, aveuglé par le clientélisme : il a une compréhension biaisée de la situation de son pays et des réalités à l’étranger. Il fait de la répression préventive, il verrouille. Son obsession, c’est qu’il n’y ait pas « d’événements » en Russie, que la contestation ouverte y soit impossible. Sinon, pourquoi monter de fausses accusations contre l’opposant Aleksei Navalny, emprisonner son frère, enchaîner les farces judiciaires, entraver la presse indépendante ? C’est un aveu de faiblesse. Cette fuite en avant peut encore durer quelques années. Mais le talon d’Achille du régime, c’est l’économie. Si les Russes ont accepté la politique autoritaire de Poutine, c’était pour trois raisons : l’amélioration de leur niveau de vie, le prestige international, la sécurité intérieure. Aucune de ces trois conditions n’est plus satisfaite aujourd’hui.
La population subit la propagande anti-américaine et même anti-européenne et pour une bonne partie accepte la version officielle selon laquelle la récession économique proviendrait des sanctions. Mais le rouble s’est effondré parce que ce régime n’a ni réformé ni développé l’économie nationale et vit sur la rente des hydrocarbures. La promesse de Poutine se fragilise. Aujourd’hui, l’apparent mutisme de la population s’explique par la répression et l’entreprise systématique d’affaiblissement des institutions publiques. Les classes moyennes ne peuvent avoir recours à aucune institution pour les défendre ou pour faire entendre leur voix : absence de justice indépendante, d’élections libres, de partis politiques, ONG muselées. Je pense que la crise économique entraînera une crise sociale et une crise politique. La population prendra certainement conscience que le système corrompu ne fonctionne pas et qu’elle doit se mobiliser pour reconquérir ses institutions publiques confisquées par un régime clientéliste. Il faut rappeler que ce système a broyé la Tchétchénie et d’autres pays du Nord-Caucase, et met à feu et à sang une partie du Donbass ukrainien, faisant de nombreuses victimes.
PROPOS RECUEILLIS PAR FLORE DE BORDE
*Russian Politics. The Paradox of a Weak State, Hurst, London, and Oxford University Press, New York, 2012.
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