Face à la crise sanitaire majeure provoquée par le Covid 19 et sa rapide diffusion les pouvoirs publics multiplient les mesures de confinement, de fermetures et d’interdictions de déplacements. Entre début de panique et discours martiaux ou rassurants, le virus se répand. Il bouleverse et interroge notre vie en société, nos pratiques quotidiennes, nos mobilités et l’intervention de la puissance publique.
La question de la place ou de la responsabilité de la recherche se pose évidemment avec éclat dans cette situation, à plusieurs niveaux. Elle apparait comme une évidence pour certaines disciplines scientifiques, comme l’épidémiologie, la virologie, la médecine, ou la chimie. Il s’agit de soigner, de porter réparation, de rechercher un remède, ou un vaccin. D’aucuns imaginent par ailleurs que le virus aurait été inventé dans un laboratoire et que la situation désastreuse actuelle serait la conséquence des manipulations inconséquentes d’apprentis sorciers imprudents ou malveillants…
Toute différente est la position des sciences sociales face à la pandémie. On peut en effet s’interroger sur le degré d’utilité des chercheurs appartenant à ces domaines, et se demander quel rôle ils peuvent jouer dans la crise actuelle, si ce n’est de la contempler de manière passive ou en être les commentateurs. Comment dépasser la position d’observateur avisé et aller plus loin que de subir les effets du désastre en cours ? Comment, aussi, rendre compatible la posture de l’action avec la recherche du temps long, nécessaire à toute recherche de qualité, avec le temps de la réflexion, de l’élaboration des concepts, des essais et erreurs, de la confrontation avec les pairs, et enfin de la publication au terme d’un processus de contrôle rigoureux et minutieux.
Des modèles se rappellent à nous, comme la figure de l’intellectuel engagé, qui témoigne de la possibilité de se placer au cœur de l’action. On se souvient d’époques où les échanges et prises de position en sciences humaines et sociales ont joué un rôle important, comme dans les années 50 et 60, où de grandes voix ont porté la réflexion ou même la révolte en réaction à la Guerre du Vietnam, ou au péril nucléaire. Mais la situation est très différente maintenant. Il s’agissait alors d’évènements ou la dimension humaine prédominait, et qui touchaient à l’organisation des sociétés. L’opposition se déroulait entre des groupes d’êtres humains, et les intellectuels portaient, par leur engagement, des idées ou des théories sur des choix de société ou des positions à l’égard de tels ou tels comportements ou agressions.
Aujourd’hui, et même si l’on emploie parfois la métaphore guerrière, il s’agit avant tout d’un adversaire qui n’est pas humain, un virus. Et les disciplines scientifiques apparaissent a priori mieux adaptées que les sciences sociales pour ce combat, amenant à jouer le va-tout sur la recherche d’un médicament miracle ou l’arrivée de masques tant attendus en vain. L’implication de la recherche en SHS parait bien trop fragile et éloignée des réalités brutales et de l’urgence du jour pourrait-on penser.
C’est pourtant loin d’être le cas et nous autres, les chercheurs en sciences sociales, avons un rôle à tenir dans ces circonstances. Beaucoup parmi nous ressentent le besoin de se mobiliser en tant que citoyens et sont déjà passés à l’action. Reste à voir sous quelles formes et en suivant quel modèle, l’objectif étant bien de se montrer- ce qui doit primer dans notre esprit - le plus utile possible. Plusieurs écueils sont à éviter : il n’est pas question de jouer les observateurs passifs de la situation, et encore moins de scruter l’action des autres scientifiques comme des cobayes, puis de la juger ou de l’évaluer. Dans le même temps, on attend des intellectuels une réflexion, un recul, difficiles dans les circonstances actuelles, et sans doute une mise en débat de différentes thèses et une capacité à trancher.
Il nous faut aussi être en mesure de conseiller les décideurs ; les décideurs publics bien sûr, et la présence de deux représentants de nos disciplines (Laëtitia Atlani-Duault, anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement et Daniel Benamouzig, sociologue au centre de sociologie des organisations de Sciences Po) dans le Conseil Scientifique qui assiste le Président de la République dans ses décisions est un indice clair de l’utilité de nos approches. Mais nous devons aller plus loin que le conseil aux décideurs politiques, et tenir compte de la formidable évolution des sociétés et de la volonté de participation des différentes parties prenantes de la population, nous devons nous adresser à l’ensemble des personnes, et en particulier aux groupes désireux de s’insérer dans le débat public, citoyen ou politique, afin de leur proposer des résultats permettant de les aider dans leurs décision, en particulier au niveau local, ou décentralisé.
Parce qu'il faut être à la hauteur de l'action formidable de notre personnel médical et soignant, ainsi que de tous ceux qui se battent au quotidien pour que le pays fonctionne, comme les salariés des services publics, enseignants, postiers, policiers et tous ceux qui permettent que nous puissions vire et nous alimenter, qui font fonctionner notre système, les caissières des supermarchés, les éboueurs, les postières ou les livreurs du dernier kilomètre… Parce que nous voulons être utiles même confinés (au-delà des cours que nous continuons à dispenser à nos étudiants et de l'Université que nous tentons de faire fonctionner) nous, universitaires et chercheurs en sciences humaines de tout le pays, avons mis en place une plateforme de réflexion commune et collaborative afin de réfléchir aux impacts spatiaux, sociaux et économiques de la pandémie.
Nous proposons un dispositif de veille et de recherche, qui repose sur une consultation de chercheurs.ses en Sciences Sociales sur les questions d’impacts sociaux et spatiaux de la diffusion du Covid-19. Il s’agit de réfléchir et d’apporter des solutions à la question essentielle de la pandémie et de ses impacts, mais aussi de penser les nouveaux mondes à venir.
Nous vous proposons d’explorer avec nous un certain nombre de questions, dont les plus urgentes concernent les évolutions de la pandémie, les dimensions spatiales de la diffusion en cours, leur impact sur les distances et sur les proximités sociales et géographiques. Quels sont les conséquences du confinement, que signifient les mesures de distanciation sociale, quelle est la vitesse de propagation du Coronavirus ? Quelle est la valeur des mesures prises dans les différents pays ? Comment se manifestent spatialement les inégalités sociales, entre le départ des Parisiens aisés à la campagne et l’exposition aux risques de santé et de violence dans les zones périurbaines densément peuplées ? Comment comprendre la réapparition des frontières et des interdictions de circuler ? Quel est le rôle de la numérisation et du déploiement des technologies de l’information et la communication, entre le développement du télétravail et la malédiction des travailleurs du dernier kilomètre ?
Mais une autre interrogation pressante concerne les mutations que va provoquer cette crise sanitaire inédite et ses conséquences à plus ou moins long terme sur l’économie, la politique, la démocratie, l’environnement, le social, la culture, les mobilités, les territorialités, les interactions sociales ou l’espace public. Dans quels nouveaux mondes allons-nous vivre ? Quels impacts sur les territorialités locales, nationales et européennes, sur une possible « démondialisation » et la rupture des chines de valeurs ? Quelles évolutions des représentations des groupes et des minorités, des catégories liées à la maladie (personnes fragiles, personnes âgées) ? Dans quelle mesure les modifications plus ou moins transitoires mises en place et les contraintes qu’elles introduisent dans les situations institutionnelles (télétravail, enseignement, gestion des flux médicaux etc) vont-elles marquer les évolutions de ces fonctionnements, des accélérations, des bifurcations ? Dans quel état allons-nous retrouver notre démocratie avec toutes les restrictions aujourd’hui mises en place et l’absence de consultation sur les grandes décisions ?
Ce collectif aura aussi à préciser ces hypothèses, champs, terrains, outils et méthodes d’intervention. Des enquêtes, dont une est déjà en cours les impacts du confinement, des monographies comparées pourraient être envisagées sur des villes et zones rurales particulières à des fins de suivi sur le moyen et long termes.
Toutes les disciplines en sciences humaines et sociales sont concernées par ce projet : sociologie, anthropologie, histoire, géographie, urbanisme, psychologie, économie, aménagement, sciences politiques, gestion, communication… Au-delà de cette interdisciplinarité, nous souhaitons ouvrir le collectif de recherche à des acteurs et professionnels concernés dans la gestion de crises, la culture, l’entreprise, les ONG et d’autres secteurs de la société.
Nous invitons les chercheurs.ses en Sciences Sociales, toutes disciplines confondues, à réfléchir aux impacts spatiaux, sociaux et économiques de la pandémie, qu’il s’agisse des impacts territoriaux, de l’importance des distances sociales, de la question des frontières, des stratégies sanitaires, de la place des services publics ou des possibilités de démondialisation.
Retrouvez-nous sur le site de la consultation francophone CORTE: https://codevirusshs.wixsite.com/website
André Torre,
Pour le collectif CORTE-Coronavirus, Espaces, Territoires (Lise Bourdeau-Lepage, Sébastien Bourdin, Olivier Coussi, Alexandre Grondeau, Luc Gwiazdzinski, Ludovic Jeanne, Fabien Nadou)