Mercredi 7 janvier, dans les heures qui suivent le massacre. Quelqu'un, sous le choc, hébété par la douleur et la révolte, lance le slogan "Je suis Charlie" sur twitter et facebook. Un slogan simple, efficace, largement éprouvé, qui vient immédiatement à l'esprit - à la fois porteur d'une émotion brute et d'une assertion, un cri de ralliement à la cause. Que l'on reprend comme une évidence, comme un soutien au chagrin et à la colère qui vous étreignent.
Instantanément, par l'effet des "réseaux sociaux", le slogan se propage à une vitesse exponentielle et bientôt le web mondial bruisse de "je suis charlie". Des milliards de "je suis charlie" ceinturent la planète et l'électrisent. La plus grande séance d'hypnose jamais vue.
Ces milliards de "je" sont agglomérés, d'intensité égale comme les bits et les octets, aplanis dans la masse, comme s'ils se ressemblaient. Dans un monde différent, les voix auraient pu être distinguées. Et on pourrait entendre, à l'unisson, des réactions de tonalités multiples. Par cercles concentriques:
- Les Amis de Charlie, les amis de coeur. Les abonnés, les lecteurs fidèles, pour qui Cabu, Charb, Bernard Maris, Wolinski, Honoré, Tignous sont des êtres chers, proches, avec qui ils rient et réfléchissent toutes les semaines. Les amis effondrés.
- Les nostalgiques du Charlie d'autrefois qu'ils amaient bien, qui en gardent de bons souvenirs mais l'avaient abandonné, et se réveillent déçus, frustrés et peinés comme à la mort d'un proche qu'on a abandonné et laissé s'éloigner, par négligence.
- Les gens qui ne connaissaient pas Charlie, le découvrent, et ceux qui ne l'appréciaient pas, mais sont évidemment solidaires face à l'horreur.
Aujourd'hui, toutes ces voix se fondent en un bruissement. Dans ce son aplani, on entend quand même des dissonances. Celles dont le "je suis charlie" s'accompagne d'une distanciation motivée par des considérations (...sans intérêt ici). Plus grave encore, celles émanant de gens que tout oppose à Charlie et à son esprit. Qui sont ou représentent exactement tout ce contre quoi Charlie lutte sans relâche.
L'hypnotiseur, en fait, a osé. Comme un meurtrier viendrait pleurer au cimetière, aux côtés des familles et amis. Et ce qui pouvait sembler une magnifique union autour des martyrs d'une belle cause est souillé par les intrus, les usurpateurs.
Tout est fait, avec les moyens des puissants, pour maintenir l'hypnose, avec par exemple ces "magnétos" de gens célèbres avec leur "je suis charlie" en chaîne, indéfiniment, en boucle, sur des écrans de télévision saoûlés de leur bavardage incessant. Des zombies.