Pour autant que je puisse m'en rendre compte, ce qui m'a fait peu à peu quitter la pratique religieuse chrétienne à partir de l'adolescence, c'est le décalage qu'il me semblait percevoir entre ce que c'était devenu et ce que les Écrits nous disent qu'en ont été les commencements. On nous dit que les sacrements nous donnent l'Esprit, mais est-ce bien le même Esprit qui vient sur les Douze à la Pentecôte ? Évidemment, le coup de tonnerre, la foudre qui les enveloppe, le parler en langues, tout ceci peut être un langage plus ou moins imagé, mais il reste qu'il me semble que le christianisme ne propose plus qu'une approche intellectuelle, morale, voire sentimentale, du divin, alors qu'il a été dans ses débuts plus que cela, quelque chose qui prenait jusqu'aux sens, jusqu'aux membres, quelque chose de pleinement et réellement incarné.
Toute religion, me semble-t-il, suit un peu ce même chemin. Au départ, il y a une, ou quelques, personnes, qui ont une telle expérience, qui part de, et atteint, tout leur être, dans toutes ses dimensions, dans toute sa nature. Toute expérience étant contagieuse, un noyau se forme autour de cette ou ces personnes, noyau qui lui aussi fait une telle expérience, avec plus ou moins autant de profondeur, et qui va contaminer à son tour d'autres personnes, qui vont elles aussi faire la même expérience, avec cependant globalement un peu moins de profondeur, etc., une certaine expansion se produit ainsi dans l'espace et dans le temps.
Pendant toute cette première période, où se vit encore quelque chose qui concerne tout l'être, toute la personne, jusque dans son corps, s'élabore aussi peu à peu par ailleurs un dogme, qui va jouer le rôle du ver dans le fruit. Un dogme, par définition, c'est purement intellectuel. On commence à secréter un dogme quand on veut pouvoir s'approprier l'expérience, alors qu'une expérience, en elle-même, ne peut être que reçue. Élaborer des dogmes, c'est très exactement vouloir manger du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Jésus était-il Dieu lui-même ou en était-il seulement très très proche ? à quoi servait-il d'avoir voulu trancher cette question ? à rien en réalité. Il est clair qu'on n'en arrive à entrer dans une telle démarche d'élaboration d'un dogme que parce qu'on est de moins en moins capable de vivre l'expérience elle-même à laquelle nous sommes appelés, à laquelle il nous a initiés.
Quand "les grands prêtres, les scribes, les anciens" — ce qui signifie : le sanhédrin, la direction religieuse du judaïsme — demandent à Jésus comment il a pu oser s'opposer de lui-même, tout seul, à ce qui avait été leur décision collective d'installer les marchands dans le Temple, ils savent très bien aussi qui est Jésus, que c'est celui par lequel se sont opérés de nombreuses guérisons et autres miracles. C'est là typiquement l'opposition entre, d'une part, une religion ancienne, qui s'est installée dans ses dogmes et qui ne vit plus grand chose d'authentique, si on excepte quelques prophètes qui surgissent de temps en temps, et d'autre part, un tel prophète.
Dans une telle situation, il n'y a pas vraiment de raisonnement qui puisse faire changer ceux qui défendent le système... Ce n'est pas que Jésus refuse la discussion, mais ce ne sont pas des arguments intellectuels ou moraux qui pourront convaincre ses interlocuteurs. Il n'y a qu'une chose qui puisse les faire bouger, c'est leur intuition : ou bien, comme Nicodème (qui est l'un d'eux, mais ultra-minoritaire), ils auront cette conviction intime que c'est bien Dieu qui se manifeste en Jésus, et alors il viendra un temps où eux aussi seront saisis par la présence de l'Esprit en eux ; ou bien, cette conviction ne s'éveillera pas en eux, et rien alors ne pourra les faire changer, ils resteront prisonniers de leur système de pensée sclérosé, mortel.

Agrandissement : Illustration 1

Ils viennent de nouveau à Jérusalem.
Tandis que dans le temple il marche,
viennent vers lui
les grands prêtres, les scribes, les anciens.
Ils lui disent :
« Par quelle autorité fais-tu cela ?
Ou qui t'a donné cette autorité pour faire cela ? »
Jésus leur dit :
« Je vous interrogerai : une seule parole !
répondez-moi,
et je vous dirai par quelle autorité je fais cela :
Le baptême de Jean,
était-il du ciel, ou de l'homme ?
Répondez-moi ! »
Ils font réflexion entre eux, disant :
« Que répondrons-nous ?
si nous répondons : "Du ciel",
il dira :
"Pourquoi alors ne l'avez-vous pas cru ?"
Mais si nous répondons : "De l'homme" ?... »
Ils craignent la foule :
car tous tiennent que Jean réellement était un prophète.
Ils répondent à Jésus en disant :
« Nous ne savons pas. »
Jésus leur dit :
« Moi non plus, je ne vous dis pas
par quelle autorité je fais cela. »
(Marc 11, 27-33)