Arnaud Simetiere (avatar)

Arnaud Simetiere

Artiste sonore et dj

Abonné·e de Mediapart

63 Billets

0 Édition

Billet de blog 18 juin 2014

Arnaud Simetiere (avatar)

Arnaud Simetiere

Artiste sonore et dj

Abonné·e de Mediapart

Treme, la musique à l’image. Rencontre avec un territoire musical

Treme, série télévisée créée par David Simon et Eric Overmyer, dont la quatrième et dernière (mini) saison a été diffusée fin 2013 aux Etats-Unis représente un matériau considérable pour interroger les liens, les complicités et les tensions entre musique, ville et culture populaire.

Arnaud Simetiere (avatar)

Arnaud Simetiere

Artiste sonore et dj

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Treme, série télévisée créée par David Simon et Eric Overmyer, dont la quatrième et dernière (mini) saison a été diffusée fin 2013 aux Etats-Unis représente un matériau considérable pour interroger les liens, les complicités et les tensions entre musique, ville et culture populaire. A partir de cette fiction documentaire novatrice, comme l’était tout autant la fresque sociopolitique The Wire, précédente création de David Simon, je proposerai une série d’articles autour des problématiques majeures mises à l’image, en son et en musique : l’identité urbaine définie par l’histoire et le présent musical, la dialectique indépassable entre la défense d’une authenticité culturelle et les réalités des processus d’hybridation, la position et la pratique politiques inhérentes à l’activité musicale, la question de la justice spatiale…

Les champs d’investigation sont multiples, foisonnants avec, en leur cœur, la musique, sa pratique, ses scènes, ses symboliques et l’ensemble des forces matérielles ou immatérielles qu’elle produit et exprime, impactant un tissu urbain et un contexte social et politique.

Pour ce premier acte, je m’en tiendrai à un propos introductif, visant à une présentation générale de Treme (pour celles et ceux n’ayant pas eu le bonheur de la découvrir) et au décryptage d’éléments contextuels fondamentaux constituant une grille de lecture efficiente pour le cheminement de travail entrepris.

Treme[1] qualifie un quartier de la Nouvelle-Orléans, ville emblématique du sud des Etats-Unis, puisque lieu d’éclosion au siècle dernier de ce que l’on nommera le jazz, mouvement regroupant des esthétiques musicales diverses et impulsant la longue histoire des musiques afro-américaines[2]. Le début de la série se situe dans un contexte bien particulier, trois mois après le passage de l’ouragan Katrina, qui ravagea, en 2005, une large partie de la ville. Le générique de la série (voir extrait ci-dessus) met en scène cette catastrophe et ses conséquences dramatiques pour les habitants et les différentes communautés de la capitale de la Louisiane.

Au fil des deux premières saisons particulièrement, les différents personnages, les singularités de cette ville dans l’espace national états-unien, tout autant que l’exercice et les pratiques anomiques de l’administration locale étayent les logiques politiques faisant d’un aléa météorologique bien davantage qu’une stricte catastrophe naturelle. De manière minutieuse, l’enchevêtrement systémique croisant la marginalisation de la Nouvelle-Orléans à l’échelle nationale (ce "vieux sud plouc et arriéré" exclu par la concurrence que se livrent les agglomérations urbaines soumises au marché et à la compétitivité territoriale), la défaillance orchestrée et consciente de l’administration républicaine de l’ère Bush ainsi que la corruption généralisée de l’appareil municipal explique à la fois l’impact démesuré de l’ouragan[3], une gestion de crise incroyablement déficiente pour un pays tel que les Etats-Unis et la mise en œuvre timide, lente et désorganisée des politiques publiques censées répondre en aval à la restructuration urbaine et surtout à l’aide aux victimes et à la population de la ville.

Je reviendrai plus en détail sur la question de justice spatiale[4] que Treme aborde de manière significative en pointant les inégalités de traitement auxquelles ont à faire face les catégories de populations les plus en marge du système politique américain : les pauvres, les précaires recoupant les communautés issues des minorités raciales.

Au fil de la série, les problématiques sociales, politiques, communautaires et culturelles se déploient, souvent lentement, avec précaution et mesure. La forme cinématographique[5] est ainsi caractérisée par le temps et l’espace, à contrario du plan standard de 3 secondes qui prévaut dans la production télévisuelle classique. Simon, pour respecter les caractéristiques propres du territoire dans lequel s’inscrit la série, a donc fait le choix de la lenteur, privilégiant des plans et des scènes qui s’étirent et offrent au spectateur le luxe du temps qui passe et surtout de la musique qui se joue et s’écoute. Le cœur de son dispositif est effectivement la musique, avec des images sensibles et touchantes de scènes, de jeu, de communion musicale. Sans être véhicule exclusif de la narration, la musique fait figure de point d’accroche et de passage obligé entre les différents personnages et les histoires qui prennent corps avec, entre et autour d’eux.

Treme, c’est donc la rencontre avec un territoire musical. Une ville qui respire la musique, qui s’est forgée et continue, tant bien que mal, à se nourrir de ses musiques, source de reconnaissance identitaire, d’expression culturelle, de revendications sociales et politiques. La performance de la série se loge, à mon sens, dans cette réussite : développer une lecture critique à partir et autour des multiples facettes de la pratique musicale. Au cinéma, la musique et les musiciens mis à l’image se réduisent souvent au récit de l’itinéraire d’une figure musicale connu par le grand public, sous la forme, surfaite dans bien des cas, du biopic[6]. Ici, nous sommes bien loin des artistes jouissant d’une reconnaissance mondiale et squattant le haut des charts. Dans la série pourtant, la liste des musiciens professionnels à l’écran, dont la carrière et/ou la richesse artistique ne prêtent pas à débat, est impressionnante : Fats Domino, Allen Toussaint, Dr John, Kermit Ruffins, Elvis Costello, Donald Harrison, John Boutté, McCoy Tyner, Ron Carter… Surtout, la caméra se fixe sur des musiciens locaux, travaillant à l’échelle de NOLA[7], et se débattant pour vivre de gigs et de rares enregistrements. La série dévoile ainsi les réalités de la majorité des musiciens, à New Orleans comme dans bien d’autres villes, pour assumer un métier précaire et contraignant.

Le territoire musical qui se déploie s’articule, en premier lieu, autour des différents espaces de pratique et de diffusion de la musique.

La rue, tout d’abord, qui est le lieu d’expression des brass band et second lines, tels que le Rebirth Brass Band, le Treme Brass Band ou le Hot 8 Brass Band. L’investissement de l’espace public est une caractéristique majeure de la scène musicale locale, avec comme point d’orgue le carnaval de Mardi-Gras qui conclut les trois premières séries. Bien que l’usage de l’espace public comme théâtre d’expression musicale relève d’un héritage historique commun à l’ensemble des communautés de la ville, il n’est pas sans poser de problèmes, puisque les musiciens et habitants se trouvent régulièrement confrontés aux institutions, et notamment la police, soucieuse de contrôler voire de réduire ces pratiques sociales. Investir l’espace public relève donc d’une lutte ou tout du moins d’une négociation afin de préserver ce droit quasi inaliénable de la population à défiler, à jouer et à danser dans la rue. Cette résistance trouve une vigueur particulière dans le cas des tribus d’indians, dont la tenue des défilés cérémonielles lors du carnaval, et l’existence même, issue de la tradition de métissage entre culture amérindienne et afro-américaine, constituent des objets de luttes majeurs.

Ensuite, de nombreuses séquences sont consacrées aux concerts dans les bars et dans les clubs. La série permet de naviguer dans un réseau dense de lieux, du simple café-concert à des salles plus équipées, où s’écoutent l’ensemble des composantes de la musique de la Nouvelle-Orléans : la jazz, le blues, la musique cajun, le funk, le rock, la country, le bounce rap… Je distinguerais dans cette constellation de lieux musicaux Preservation Hall, qui, comme son appellation l’indique, caractérise un espace de fixité de la culture. Dans cette salle, dont le public est constitué surtout de touristes, les musiciens jouent des standards du jazz New Orleans, au milieu d’un décor rappelant les années 1920/1930, durant lesquelles la ville constitue le centre névralgique de la création musicale (afro-américaine) à l’échelle des Etats-Unis. Preservation Hall constitue un instrument privilégié de la politique d’authenticité culturelle qui traverse nombre de discours, de postures et d’actions. J’aurai l’occasion d’y revenir dans un futur article.

Il me faut, enfin, évoquer le New Orleans Jazz Festival, rendez-vous annuel important pour la communauté des musiciens de NOLA comme pour l’ensemble de la population locale.

Le territoire qui se dévoile au fil de la série, le territoire que nous sommes invités à habiter trouve donc ses fondements dans la musique - son objet, son histoire, ses pratiques. Néanmoins, Treme ne se réduit à une entreprise spectaculaire vendant une Nouvelle-Orléans fêtarde et débauchée, où il fait bon vivre la musique le long du tranquille Mississipi. L’environnement social et politique est dur, obligeant nombre de personnages à imaginer des tactiques quotidiennes de résistance, au sens de Certeau[8]. Sans entrer dans le détail pour le moment de cette accumulation de causes générant difficultés économiques, violences physiques ou symboliques, inégalités sociales et raciales, la série progresse autour d’une problématique majeure, faisant se confronter deux faces de la réalité territoriale. D’un côté s'agence un territoire d’émotions, d’affects, d’expressions, un territoire de vie, par et avec la musique, tandis que, de l’autre, se déploie un territoire violent et morbide, conforté notamment par des pratiques institutionnelles niant les principes démocratiques élémentaires, et une gouvernementalité bien spécifique au contexte états-unien par laquelle le bien commun se négocie sur le marché truqué des intérêts privés.

Ainsi, Treme pose la question de l’efficience politique de la pratique artistique et musicale face aux logiques de domination structurant une société urbaine néo-libérale. Qu’est ce que représente, matériellement et symboliquement, l’acte musical dans un contexte de domination sociale, économique et culturelle ? Aux intérêts particuliers des promoteurs, de l’administration fédérale et locale, des institutions policières et judiciaires répondent les intérêts d’une communauté musicale, solidaire des difficultés et luttes de groupes sociaux marginalisés, parce que constituée de musiciens membres de ces mêmes groupes.

Par le biais de modalités d’engagements divers, plus ou moins frontales, la musique fait ainsi figure d’espace de résistance et de reconnaissance sociale.

Pour le musicien que je suis, parfois confronté à des discours récusant la dimension politique de l’acte musical, Treme me semble donc développer un argumentaire vigoureux soutenant les liens, parfois même imperceptibles, entre musique et politique. Par le fait même de jouer, un musicien se positionne et instruit une forme d’engagement dans l’espace public. Néanmoins, souligner les liens entre musique et politique n’apparaît pas suffisant tant les interprétations de l’espace tangentiel les réunissant sont multiples.

Qu’est que le(la) politique de la musique ? Le politique renvoie, premièrement, à l’agir, au "faire". Il s’inscrit, secondement, dans des registres idéologiques, une logique de sens. Enfin, le politique se niche dans la dimension symbolique, et véhicule des représentations, une somme de percepts immatériels participant du développement individuel et collectif.

La musique, son agir, son sens et sa symbolique, constituent, dans une perspective politique, un langage critique, tel que le définit H.K Bhabha[9], prenant corps au sein d’un espace-tiers, d’ "un lieu d’hybridité, au sens figuré, où la construction d’un objet politique nouveau (…) aliène comme il convient nos attentes politiques et modifie comme il se doit les formes même de notre reconnaissance du moment politique"[10].

Le lieu de la musique se localise, finalement, entre les arènes de l’artistique, du culturel, de l’économique, du social, de la politique institutionnelle. La musique est, en ce sens, une pratique de négociation du politique et exprime, comme la série Treme nous le démontre avec force, une tension constante entre l’idée, l’action et le symbole.


[1] Ce quartier, l’un des plus anciens de la ville, est situé au nord ouest du Carré français. Historiquement peuplé par des populations noires non esclaves, il représente un lieu symbolique de la culture afro-américaine et créole. (source wikipédia - http://fr.wikipedia.org/wiki/Treme)

[2] L’histoire des musiques afro-américaines ne débutent pas avec le jazz New-Orleans. Le blues, bien sûr, les negro spirituals, le rag-time et le gospel caractérisent des formes musicales antérieures. Toutefois, le jazz cristallise le développement des musiques noires urbaines et représente un catalyseur sans précédent de la création, production et diffusion des musiques afro-américaines.

[3] L’estimation du nombre de victimes pour l’Etat de Louisiane se chiffre à 1577 morts. S’ajoutent plus d’un million de louisianais déplacés après la catastrophe, ainsi que la destruction d’une grande partie des infrastructures, des bâtiments et logements de la Nouvelle-Orléans (source wikipédia - http://fr.wikipedia.org/wiki/Ouragan_Katrina#Nouvelle-Orl.C3.A9ans)

[4] Pour une approche de la notion de justice spatiale, se référer à la revue en ligne JS/SP, développée par un groupe de chercheurs (géographes, philosophes, sociologues…) internationaux, et dont l’épicentre se trouve à l’Université Paris Ouest Nanterre (sans la Défense !) - http://www.jssj.org/

[5] Tout comme The Wire, il me semble que l’objet fictionnel que représente Treme se rapproche davantage de l’image cinématographique que de l’image télévisuelle

[6] Quelques exemples récents : Bird (C. Eastwood, 1988), Ray (T. Hackford, 2004), Walk The Line (J. Mangold, 2005), Control (A. Corbijn, 2007)…

[7] Acronyme signifiant New Orleans Louisiana

[8] M. De Certeau (1990), L’invention du quotidien, T. 1 : Arts de faire, Le Seuil, Paris

[9] Homi K. Bhabha (2007), Les lieux de la culture, Payot, Paris

[10] id. p.64

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.