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Billet de blog 21 mai 2014

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Le règne de la vitrine. Rebond à Deleuze.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a 26 ans, Gilles Deleuze se prenait au jeu de l’abécédaire, avec la complicité de Claire Parnet. Dérouler l’alphabet pour dessiner un trait épuré, par l’oralité, traçant la ligne force d’une pensée éternelle. Non, je n’écrirais pas l’article d’un disciple éperdu chantant les louanges d’un philosophe, flattant le travail d’une vie de philosophie pour mieux se distinguer au sein de l’idiocratie régnante, rampante, assassine. Je ne ferais pas davantage œuvre de philosophie. Pour ce faire, il me faudrait travailler des années pour plonger dans l’histoire de la philosophie et éprouver la nécessité de créer des concepts pour mieux contrecarrer les discours communs qui emplissent notre quotidien. Je ne suis pas philosophe et ne prétend pas à ce travail.

Pourtant, comment taire la vigueur, la force et l’éloquence du discours de Deleuze ? Comment, aujourd’hui, plus encore qu’en 1988, il me semble indispensable d’en revenir à sa pensée pour saisir le territoire du vide dans lequel je, nous, habitons ?

Nul besoin effectivement d’être philosophe ou bien même de connaître la philosophie pour s’intéresser à Deleuze. Que l’on en soit conscient ou non, de toute manière, la philosophie nous intéresse parce qu’elle est une pratique de l’insubordination au monde, par qu’elle est une activité créatrice, tout comme les arts, et de ce fait, comme cet extrait nous le rappelle, elle permet de libérer les puissances de vie que les hommes emprisonnent.

La liberté, faudrait-il entrer par cette porte ? Trop vaste. Il est bien question de cela néanmoins. « Se reposer ou être libre » disait Castoriadis.

Je propose plutôt, comme en appelle d’ailleurs Deleuze, à un discours tout à fait concret. Un discours depuis ma place, depuis notre place, aujourd’hui, en référence à ce court extrait sur le rôle de l’activité créatrice et les dangers qui l’entourent.

« Il n’y a pas de mort, il n’y a que des assassinats ».

Nous n’avons jamais autant produit, édité et diffusé de musique, de cinéma, de littérature. Toutes les semaines, tous les jours, nous sommes témoins de cette prolifération. Une masse énorme de produits culturels inondent nos vies, des affiches publicitaires dans le métro à la réclame télévisuelle, nous ne pouvons y couper. Et puis, il y a nombre d’initiatives artistiques, de projets, d’intentions, de recherche, de considérations, de discours, de critiques, de commentaires… L’art semble partout. Mais de quel art parlons-nous ? Comment se fait-il que l’activité créatrice soit si présente dans l’espace public et dans notre quotidien ?

Allez, mon petit jeu est facile. Puisque d’art, il n’est pas complètement question. Cet « art » qui vit bien, qui prolifère, c’est la pratique du commerce culturel. C’est Godart qui disait « quand on me parle de culture, je sors mon carnet de chèque ». Soit, il faut bien vivre, il faut bien pactiser, pour reprendre le mot employé par Deleuze. Les artistes sont contraints de pactiser avec le capital, avec les communicants, les publicitaires et les chiens de garde de la société du spectacle. Certains s’en sortent très bien. Il arrivent à mener à terme leurs projets sans trop les essorer. D’autres ne font que pactiser, annihiliant tout devenir artistique. Il font autre chose, ils sont des professionnels de la culture monétisable. Pourquoi pas.

Pourquoi s’employer à ces redites sur le champ de la culture et des arts ? Nombre de travaux et de personnes ont travaillé sur ces questions, et particulièrement, sur le dépassement de la dialectique entre marché mainstream et champs « indépendants ». Je pense à Stuart Hall bien sûr qui a consacré une partie de son travail à la déconstruction d’une vision dichotomique entre culture dominante et contre-culture.

En écoutant de nouveau Deleuze, pourtant, il me semble que nous sommes pris dans une accélération, sans commune mesure, de l’empreinte marketing dans les arts, et plus particulièrement la musique.

Nous assistons ainsi au règne de la vitrine sur la boutique.

A tous les niveaux, du petit producteur/musicien indépendant à l’artiste signant chez une major, le poids de la communication, bien que divergeant suivant les situations, devient proprement hallucinant et impacte l’exercice même de l’activité créatrice. En grande majorité, les musiciens se conforment donc à cet exercice de packaging. Il faut définir sa musique de manière claire et compréhensible, définir la cible de son public, maîtriser la vidéo qui est devenu l’élément clé de la diffusion musicale, étayer un discours n’ayant parfois que peu à voir avec une quelconque sincérité artistique. Pour beaucoup de producteurs/musiciens d’ailleurs, leur travail ne se situe pas dans le champ artistique. Pourquoi pas. Ils font autre chose, et considère leur pratique musicale, non comme acte de création, mais comme réponse à une demande. Je ne juge pas cet état de fait. Pourquoi pas, encore une fois.

Mais une question demeure, celle de mesurer la place de l’activité créatrice, notamment musicale? Dans quelle mesure faut-il pactiser, se conformer et respecter les règles édictées par la doxa de la communication ? La communication et les cercles d’initiés qu’elle recoupe forment l’anti-chambre permettant d’accéder au marché de la musique, aussi indépendant soit-il. Il n’y a qu’à voir le pouvoir des réseaux de communication sur le devenir musical. Youtube, Facebook, Twitter deviennent les essentiaux de tout musicien, en herbe, ou confirmé. Combien as-tu de vues sur Youtube ? Quelle communauté as-tu constituée sur les réseaux qui n'ont de sociaux que le nom ? …

Avant même d’accomplir un travail artistique un tant soi peu abouti, il faudrait déjà avoir des « fans », des « suiveurs » et tout une communauté prête à mettre ses billes à la moindre campagne de crowdfunding pour, là, financer l’enregistrement d’un album, ici, conforter sa production.

Et les « contenus » dans tout ça ? Parce qu’il s’agit de cela. La musique est tout simplement un contenu qui n’est considérée souvent que dans un second temps. Et dans bien des cas, elle ne survit pas à l’intention qu’évoque Deleuze. Cette nécessité impérieuse de création comme résistance aux lieux communs. Elle n’y résiste pas puisqu’avant même de naître, elle est impactée par l’obligation marketing. La musique, une puissance de communication plus qu’une puissance de vie.

L’assassinat doux et consenti par le plus grand nombre continue son œuvre. Et ses orchestrateurs sont en premier lieu les professionnels de la communication qui se targuent d’être les nouveaux avant gardistes de la musique. Malgré l’optimisme de Deleuze, force est de constater que nous continuons donc à creuser, et plus que jamais, les puissances de vie appellent à se libérer.

Elles sont de plus en plus imperceptibles. Pour le meilleur, et pour le pire.

Certain(e)s jugeront ce discours trop radical. Il me faut faire tenir un modeste point de vue en un texte. Il appelle donc des prolongations et des amendements. Surtout, pour finir, je veux écarter tout malentendu sur le cœur de ce propos. Je suis convaincu que l’activité artistique, et notamment musicale, reste foisonnante. Ce que je tente d’interroger, c’est la probabilité qu’elle soit reconnue comme telle, et donc, comme tout travail, qu’elle permette l’accès à une contrepartie salariale. Il est certain que l’histoire de l’art renseigne sur ce point et que notre époque ne s’en distingue pas fondamentalement. Hier comme aujourd’hui et probablement demain, il semble tout à fait complexe de vivre d’une activité créatrice. Il faut, en ce sens, évoquer l’exception artistique (qui me semble plus juste que le terme d’exception culturelle).

Quelle valeur donne t-on à cette exception ? Quelle place lui confère t-on ?

Je finirais sur ces deux questions, qui en appellent certainement dizaines d’autres.

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