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Billet de blog 9 mars 2021

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"Mangrove" : mémoire d'une communauté afro-britannique vivante et combative

Présentation du film "Mangrove", premier épisode de la série "Small Axe", du réalisateur britannique Steve McQueen, aux puissantes (et essentielles) dimensions politiques, sociales et culturelles.

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[ Cet article dévoile de nombreux éléments de la série "Small Axe"]

Avec Small Axe, série d'anthologies de cinq films diffusés fin 2020 sur la BBC (accessible en France depuis février 2021), le réalisateur Steve McQueen – qui s'est fait connaître du grand public avec son film Twelve Years a Slave- a pour ambition de donner une voix, une mémoire, une visibilité aux histoires et aux combats de la communauté noire britannique, des années 1960 à 1980.

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Le premier film de cette série étant consacré à un événement aussi méconnu que fondateur : le procès des Mangrove Nine - qui s'est déroulé à Londres en 1971 -, tandis que les épisodes qui suivent abordent des sujets aussi divers que la vie festive de la jeunesse noire londonienne, l'expérience d'un officier noir intégrant la police de Londres, le parcours de vie de l'auteur Alex Wheatle, et enfin l'injustice du système éducatif britannique. Autant de sujets, de vécus, de cultures et d'expériences de vies peu représentés dans la culture populaire.

Par ce projet, Steve McQueen a effectivement eu pour ambition de rendre visibles et de redonner leur juste place dans l'Histoire et dans la société britanniques à des femmes et hommes dont les histoires, autant que la culture, ont été marginalisées et invisibilisées du récit national et de la mémoire collective. Et le fait que les cinq films de Small Axe (intitulés Mangrove, Lovers Rock, Red, White and Blue, Alex Wheatle et Education) soient diffusés sur la chaîne nationale qu'est la BBC a beaucoup de sens pour le réalisateur, qui considère en effet que ces histoires ne doivent pas être considérées seulement comme des histoires de la communauté noire vivant en Angleterre, mais comme constitutives de l'Histoire britannique tout entière.

L'actrice Letitia Wright (qui joue dans ce film une militante du British Black Panther Party) explique aussi dans un article du NY Times (à lire ici) que Steve McQueen a choisi de dire, de montrer et de mettre en scène ces histoires et cette époque car «la fenêtre pour raconter les histoires de nos aînés se ferme. Nous ne pouvons pas leur permettre de mourir et de devenir nos ancêtres sans qu’ils se voient eux-mêmes, sans qu'ils voient être représentés à l'écran leur culture et tout ce pour quoi ils ont contribué au pays ».

« Mangrove » : un premier épisode puissant

Et pour raconter les histoires de ses aîné.e.s et ouvrir cette série d'anthologies, Steve McQueen frappe fort, frappe politiquement, avec le film Mangrove, un film qui dure longtemps (2h07, le plus long de la série), sur un événement fondateur pour le combat antiraciste britannique du début des années 1970 : le procès, en 1971, de neuf militant.e.s noires que l'on a appelé les « Mangrove Nine ».

Small Axe: First Look Trailer - BBC © BBC

Avant même de restituer le contexte social et politique de cet épisode, présentons-en les principaux protagonistes, des personnalités afro-britanniques finalement peu connues du grand public et dont les combats, les idées et les parcours sont pourtant passionnants et inspirants : Darcus Howe (joué par Malachi Kirby), d'abord, est l'un des militants afro-britanniques les plus importants de la seconde partie du XXe siècle. Neveu de CLR James - auteur anticolonial par excellence et qui est d'ailleurs présent dans ce premier épisode -, Darcus Howe est un militant radical et révolutionnaire. Il a notamment été proche et inspiré par Stockely Carmichael, militant afro-américain du Black Panther Party, tout aussi radical et révolutionnaire. Ce premier épisode met aussi en scène les militantes du Black Panther Party britannique Barbara Beese (jouée par Rochenda Sandall) - par ailleurs compagne de Darcus Howe - et Altheia Jones-Lecointre (joué par Letitia Wright, découverte par le grand public pour son rôle de Shuri dans le film Black Panther), et enfin Frank Crichlow (joué par Shaun Parkles), le propriétaire du restaurant le Mangrove, qui, selon Steve McQueen, est « devenu un héros, même s'il n'avait pas l'intention d'en être un ».

Illustration 3
Letitia Wright (Altheia Jones Lecointre) / Malachi Kirby (Darcus Howe) / Rochenda Sandall (Barbara Beese) / Shaun Parkles (Frank Crishlow)

Frank Crichlow avait effectivement pour simple ambition d'ouvrir, en 1968 dans le quartier de Nothing Hill (où Steve McQueen a grandi), le Mangrove, un restaurant spécialisé dans la nourriture caribéenne.

Mais rapidement, en plus d'être un lieu de restauration, par ailleurs réputé pour la qualité de sa cuisine, cet établissement est devenu un lieu incontournable pour la communauté caribéenne installée à Londres - originaire majoritairement de Jamaïque et de Trinidad -, et pour certains un lieu de réunion et d'échanges politiques. Les membres du British Black Panther Party, par exemple, s'y réunissaient régulièrement. Mais le restaurant a aussi accueilli des militant.e.s et autres personnalités noires venues du monde entier, de Stockely Carmichael à Bob Marley, en passant par les chanteuses et chanteurs afro-américain.e.s Marvin Gaye, Nina Simone, Diana Ross ou encore Jimi Hendrix.

Et le fait que le Mangrove devienne un célèbre lieu de réunion pour la communauté noire londonienne et étrangère, et donc potentiellement un espace d'organisation et de revendications politiques, mais aussi peut-être le fait qu'il soit simplement destiné à une clientèle noire, ne semble pas plaire aux autorités britanniques, et en particulier aux forces de l'ordre.

Ces dernières font effectivement subir à Frank Crichlow, à son établissement et à ses client.e.s une pression, un harcèlement et parfois des agressions démesurés. Rien qu'entre 1969 et 1970, la police a fait non moins que 12 descentes au Mangrove - sans jamais rien trouver d'incriminant -, tandis que Frank Crichlow s'est fait retirer à de nombreuses reprises sa licence autorisant la vente d'alcool, ce qui l'empêchait d'ouvrir le Mangrove en soirée. Notons aussi que cet acharnement s'inscrivait dans un contexte social plus large de violences, de discriminations et de harcèlements généralisés - notamment de la part de la police - à l'égard des populations racisées britanniques.

Et c'est face à ce contexte répressif que des militant.e.s fondent le Comité d'action pour la défense du Mangrove et qu'ils organisent le 9 août 1970 une manifestation pour soutenir le restaurant de Frank Crichlow, mais aussi pour dénoncer plus largement le racisme et les violences policières systématisées dans le pays.

Ce jour-là, quelque 150 personnes se rassemblent devant le Mangrove et se dirigent vers le commissariat de l'ouest de Londres. Ils sont attendus par plus de 700 policiers déployés et, alors que la manifestation était partie pour être pacifiste et festive, l'évènement dégénère, des affrontements éclatent et des manifestant.e.s et policiers sont blessés.

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Et c'est au terme de cette manifestation que neuf militant.e.s, qui seront donc appelés les Mangrove Nine – que sont Darcus Howe, Altheia Jones-Lecointre, Barbara Beese, Frank Crichlow, Rupert Boyce, Rothwell Kentish, Godfrey Millett, Rhodan Gordon et Elton Anthony Carlisle Inniss -, sont interpellés et accusés d'émeutes, voies de faits et, pour certains, d'agressions de policiers. Accusations graves pour lesquelles ils risquent plusieurs années de prison, et pour lesquelles ils sont jugés en 1971 au tribunal d'Old Bailey, au cours d'un procès qui durera 55 jours.

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Au cours de ce procès - mis en scène par Steve McQueen avec une intensité et une attention aux détails qui lui apportent une force particulière, à la hauteur de sa dimension historique -, Darcus Howe et Altheia Jones-Lecointre décident pour leur part de se défendre eux-mêmes. Cette décision est alors inhabituelle mais elle leur permet d'affronter directement les témoins appelés à la barre et de déconstruire eux-mêmes les incohérences, l'absence de certaines preuves et les injustices de cette affaire qui les concernent directement. Et grâce à leur travail de défense, mais aussi de celui de l'avocat Ian McDonald, qui représente d'autres prévenus de l'affaire et a été un important allié des Mangrove Nine et de leur combat, tou.te.s les accusé.e.s sont finalement déclaré.e.s non-coupables.

En plus de cette victoire, et avant même qu'elle soit prononcée, Darcus Howe marque la fin du procès par un puissant plaidoyer, qui conclut aussi en quelque sorte ce premier épisode de Small Axe :

« Le temps est venu d'en finir. Mais dans un sens, le débat ne fait que commencer, car il me semble que cette affaire a soulevé des questions qui risquent fort de décider de la forme et du futur du pays tout entier, de la société anglaise et de l'Europe. Je pense que cette affaire a posé de vraies questions, elle a marqué au fer rouge la conscience de la communauté noire, à tel point que désormais l'histoire du Royaume-Uni ne peut plus s'écrire sans elle. Qu'entre vous et moi tout soit parfaitement clair : peu importe le verdict que vous délivrerez, je vous le dis sans détour : ça m'est égal, parce que je pense que l'Histoire est de mon côté. »

[ Darcus Howe ]

Illustration 6
Darcus Howe (© Amazon original)

La force de la communauté et d'un nécessaire "espace à soi"

Avec cet épisode, Steve McQueen a évidemment voulu dénoncer le racisme, la pression sociale, le harcèlement et les violences policières que subissaient les populations noires londoniennes vers la fin des années 1960, il a aussi voulu mettre en scène et rendre visibles un procès historique et des combats politiques qui étaient plutôt absents de la mémoire collective britannique, mais ce que le réalisateur a avant tout voulu faire – et ce globalement dans toute la série Small Axe - c'est de valoriser la force de la communauté.

En effet, pourquoi un lieu comme le Mangrove est-il devenu si important pour les femmes et hommes d'origine caribéenne installé.e.s à Londres en cette fin des années 1960 ? Et pourquoi près de 150 personnes viennent le défendre le 9 août 1970 ? C'est tout simplement parce que ce restaurant est devenu un lieu collectif de "survie sociale". Et c'est précisément pour cette raison que Steve McQueen fait donc un point d'honneur à mettre en scène la puissance culturelle, communautaire et humaine du Mangrove ; il insiste sur la joie, le partage, les échanges qui s'y tissent comme autant de formes de résistance, mais surtout comme essentielles formes de "vie", face à l'insupportable violence extérieure.

Ce qu'on retient ainsi de ce qu'a été le Mangrove après avoir vu ce film, ce n'est pas seulement les pressions et violences policières, ce n'est pas seulement les difficultés vécues par Franck Crishlow et ensuite par celles et ceux qui ont voulu le soutenir et se sont retrouvés dans le box des accusés, c'est aussi les moments heureux et festifs que ce lieu a permis et accueillis.

Comme la fête d'inauguration du restaurant, mais aussi la joie touchante d'une fin de service, lorsque Franck Crichlow, sa tante Betty et son employé Dolston Isaacs se mettent à chanter en choeur Jean & Dinah de Mighty Sparrow - l'un des plus célèbres chanteurs de calypso -, ou encore le carnaval organisé devant le restaurant, où se produisent les musiciens du steelband du Mangrove. Sans oublier les références à la « cuisine caribéenne épicée », que Frank Crichlow aime cuisiner et partager à sa clientèle autant qu'il aime la défendre avec vigueur face aux policiers qui cherchent à l'intimider. Mais ce que l'on retient aussi, ce sont les petits moments du quotidien au Mangrove, des client.e.s simplement attablé.e.s et réuni.e.s, dans ce lieu qui le leur permet. Des moments de calme et de douceur qui tranchent avec la violence et les injustices extérieures, ces dernières venant néanmoins à plusieurs reprises troubler brutalement ce calme et cette douceur à l'intérieur même du restaurant.

Illustration 7
© Amazon original

La communauté qui se rassemble, qui se dessine et s'organise au Mangrove, composée par des femmes et des hommes qui portent en eux une identité caribéenne et qui la portent avec fierté, n'est pas ici dans une forme d'exclusion et de marginalisation sociales. La communauté et sa « sublimation » permettent au contraire à celles et ceux qui la composent de se sentir pleinement chez eux, de tenir bon, dans cette société qui leur est parfois (souvent) hostile.

Rappelons par exemple le moment très touchant d'une femme qui vient donner à Frank Crichlow les économies qu'elle avait accumulées au fil des semaines pour pouvoir éventuellement repartir en Jamaïque, et qui explique au gérant qu'elle veut finalement donner cet argent au Mangrove, car c'est grâce à ce lieu qu'elle peut désormais se sentir chez elle à Londres.

Dans son plaidoyer à la fin du procès, Darcus Howe insiste aussi sur le fait que la communauté qui se retrouve au Mangrove est une communauté de résistance face à un système postcolonial raciste. Une communauté de résistance soudée face à l'adversité qui s'est d'ailleurs pleinement et publiquement incarnée lors de la manifestation du 9 aout 1970.

« Nothing Hill est une communauté particulièrement unique, où vivent beaucoup de gens venus des Caraïbes. C'est une communauté qui est née en réponse, née en résistance à une série d'attaques totalement injustifiées par la police. Des attaques qui n'avaient rien à voir avec les idées progressistes et les valeurs éthiques prônées au XXe siècle, mais qui trouvaient leurs racines quelque part dans le terreau fertile et la puanteur du colonialisme britannique. (…) En se défendant contre des attaques, une communauté est apparue, et chaque fois qu'une communauté apparaît, elle crée des institutions qui lui sont nécessaires. (…) Nous avons créé le Mangrove, nous l'avons façonné et transformé pour répondre à nos besoins. »

[ Darcus Howe ]

Et cette notion de résistance face à un système oppressif s'incarne également tout au long de l'épisode, par plusieurs références historiques qui le parsème, plus ou moins discrètement. Les références à la Révolution haïtienne, par exemple, lorsque Darcus Howe parle à Barbara Beese du célèbre ouvrage de CLR James Les Jacobins noirs, qui est justement consacré à cette histoire, mais aussi par le portrait de Jean-Jacques Dessalines, premier chef d'Haïti après son indépendance, qu'on aperçoit rapidement accroché à un mur. Mais on peut aussi voir trôner fièrement dans la salle principale du Mangrove le portait de Paul Bogle, qui n'est d'autre que le meneur de la Révolte de Morant Bay, qui a éclaté en en Jamaïque en 1865 face aux autorités britanniques, et qui, malgré sa tragique répression (~ 440 exécutions et plus de 350 emprisonnements), demeure à travers le monde une référence de résistance au système colonial.

Illustration 8
De haut en bas : portait de Paul Bogle / Portait de Jean-Jacques Dessalines (© Amazon original)

Inspirés donc notamment par le courage et l'engagement de figures comme Jean-Jacques Dessalines face aux autorités coloniales françaises à Saint-Domingue (future Haïti), ou Paul Bogle face aux autorités britanniques en Jamaïque, les femmes et hommes afro-britanniques mis.es en scène et honoré.e.s dans cette série sont parvenu.e.s à résister, à lutter pour leurs droits et leur dignité, mais aussi, et surtout, à mener leur existence dans un contexte social et face à des institutions qui leur étaient manifestement hostiles. Et ce par la force du collectif, de la communauté, du partage, grâce aux luttes politiques, mais aussi grâce à la force d'une culture partagée.

Et en parlant de culture, je ne peux pas finir cet article sans aborder la bande-son de cette série, qui est absolument savoureuse et que je ne peux que vous encourager à aller écouter ici

Finalement, tout comme Frank Crichlow a créé avec le Mangrove un lieu essentiel de rassemblement et de partage pour la communauté noire londonienne, tout comme Darcus Howe, Altheia Jones-Lecointre, Barbara Beese et tant d'autres militant.e.s se sont battu.e.s pour ses intérêts, Steve McQueen a quant à lui créé avec cette série un espace de mémoire, de visibilité, il a donné une voix et imposé des histoires, des vécus, des luttes et des personnalités dans le récit national, et mondial, mais aussi dans une industrie cinématographique qui peine si souvent à se diversifier et à qui un tel projet ne peut donc faire que du bien.

• Aude Béliveau •



Aller plus loin :

• Podcast sur le procès des Mangrove nine (The Guardian) : https://www.theguardian.com/news/audio/2020/oct/15/the-story-of-the-mangrove-nine

• Documentaire The Mangrove Nine, de Franco Rosso, sorti en 1973

• Interview de Darcus Howe (sur Youtube - sous titrée en français -) : https://www.youtube.com/watch?v=jaM5cPkEUI8 

• Documentaire Black Britannica (sur Youtube) : https://www.youtube.com/watch?v=lsKeRFpyKNw

• Livres de CLR James : Les Jacobins noirs (Éditions Amsterdam) / Sur la question noire (Éditions Syllepse)

• Anthologie du journal Race Today (dirigé par Darcus Howe et outil important de la lutte antiraciste britannique) : Here to Stay, Here to Fight: A Race Today Anthology

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