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Billet de blog 21 juin 2020

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"Da 5 Bloods" (Spike Lee) : les vies des soldats noirs comptent

Analyse par Aude Béliveau du nouveau film de Spike Lee, réalisateur afro-américain à la filmographie résolument politique, de retour sur Netflix à défaut d'être de retour en salle (crise sanitaire oblige).

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[ Attention : cet article dévoile de nombreux éléments du film. ]

Dans son dernier film, Da 5 Bloods, Spike Lee nous emmène au Vietnam. On y suit quatre vétérans noirs, Melvin, Otis, Paul et Eddie, qui y ont combattu dans les années 1960 et qui reviennent de nos jours récupérer le corps de leur ancien chef, Norman, et surtout une malle remplie de lingots d'or, qu'ils s'étaient promis de venir chercher une fois le conflit terminé.

C'est sur cette base narrative que Spike Lee articule ici un travail de représentation et de réparation en faveur et en hommage de soldats afro-américains qui, depuis des siècles, se sont battus pour un pays qui ne leur a offert en retour qu'un éternel statut de citoyen de seconde zone, qui les a méprisés, discriminés et globalement effacés de l'Histoire.

Da 5 Bloods : Frères de sang | Bande-annonce officielle VOSTFR | Netflix France © Netflix France

« Nous nous sommes tissés nous-même volontairement dans les mailles et la trame de cette nation – nous avons combattu dans leurs batailles, nous avons partagé leurs chargins, nous avons mêlé notre sang au leur, et génération après génération, nous avons supplié un peuple obstiné et indifférent de ne pas mépriser la justice, la pitié et la vérité, pour que la nation ne soit pas frappée de malédiction. »

[ W.E.B. du Bois, Les Âmes du peuples noir ]

La force du cinéma de Spike Lee tient dans l'imbrication qu'il réussit à produire entre le divertissement de ses œuvres et leur dimension résolument politiques. Et Da 5 Bloods, dans lequel la mise en scène de l'Histoire et les réflexions et engagements politiques se mélangent à l'action, à l'humour et aux références culturelles, ne déroge pas à cette règle.

Notons d'ailleurs que la dimension politique ne s'incarne pas seulement par les messages, les revendications et les références politiques dont sont truffés les films de Spike Lee , mais aussi, et surtout, par ses choix de sujets et de représentation. Car le réalisateur afro-américain met effectivement au centre de ses narrations des personnes, des réalités, des vécus, des contextes et des visions du monde qui sont, si ce n'est invisibilisées, au moins ignorées par les narrations dominantes, particulièrement dans l'industrie cinématographique. 

Si Da 5 Bloods s'inscrit par exemple dans l'héritage de films sur la guerre du Vietnam - des références, à Apocalype Now, Rambo, Full Metal Jacket et d'autres, traversent d'ailleurs le film - Spike Lee choisit ici de mettre uniquement à l'honneur et au centre des soldats noirs impliqués dans ce conflit, ce qui est une première et ce qui a politiquement du sens.

Illustration 2

De gauche à droite : Melvin (Isiah Whitlock Jr.), Eddie (Norm Lewis), Clarke Peters (Otis), Paul (Delroy Lindo) et David, le fils de Paul (Jonathan Majors) 

Car ces nombreux soldats, qui ont combattu au Vietnam avec le même patriotisme que leurs homologues blancs, n'ont définitivement pas été autant valorisés et mis à l'honneur dans la mémoire collective du pays. Surtout, ces vétérans noirs ont subi des discriminations à leur retour aux États-Unis, sur le plan économique, dans l'accès aux soins - notamment dans le diagnostic du syndrome de stress post-traumatique - et globalement pour ce qui est de la reconnaissance et de leurs rapports avec les institutions militaires. (c'est ce que nous apprend un article du Guardian - à lire ici -, dans lequel témoignent de ces différentes discriminations des vétérans afro-américains, qui se félicitent que Spike Lee raconte et mette enfin à l'honneur leurs histoires, et qui espèrent surtout que son film ouvrira des champs de réflexion au niveau national, notamment sur le plan des réparations.)

Mais ce qui rend encore plus large le travail de Spike Lee, c'est qu'il rappelle, par des archives documentaires et par les mots de certains de ses personnages, que « les Noirs se sont battus pour ce pays depuis le premier jour ». Et le réalisateur de rappeler, par exemple, l'histoire de Crispus Attucks, un homme afro-américain, qui plus est esclave, tué le 5 mars 1770 par les Anglais lors de la Révolte de Boston, et considéré comme le premier martyr pour l'Indépendance américaine. Sans oublier également les soldats noirs impliqués pendant la Guerre de Sécession aux côtés de l'Union, ou encore ceux qui ont combattus pendant la Première et Seconde Guerre mondiale, et qui, à leurs retours aux États-Unis, n'ont globalement trouvé que le mépris généralisé de la population et des institutions américaines, des violences racistes, et un racisme institutionnel dont est toujours victime leur communauté.

Ce constat amer, fait par les soldats afro-américains de retour du Front, qui comprennent que dans leur propre pays ils sont surtout des hommes noirs avant d'être des soldats, qu'ils sont des citoyens de seconde zone avant d'être honorés pour leur patriotisme, a d'ailleurs inspiré en 1919 à l'écrivain, militant et historien W.E.B. du Bois ces quelques vers  :

« WE RETURN

WE RETURN FROM FIGHTING

WE RETURN FIGHTING »

[ W.E.B du Bois, Return Soldiers ]

Et c'est quasiment le même constat que fait Bobby Seale, l'un des fondateurs du Black Panther Party, 50 ans plus tard :

« Pendant la Guerre de Sécession, 186 000 hommes noirs ont combattu. On nous avait promis la liberté, mais nous ne l'avons pas obtenue. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, 85 000 hommes noirs ont combattu, sans obtenir la liberté promise. Maintenant, c'est cette foutue guerre du Vietnam et nous n'obtenons toujours rien d'autre que des violences policières racistes. »

[ Bobby Seale - 7 avril 1968, Oakland - ]

Et justement, face à ces violences et discriminations et face au manque de reconnaissance du patriotisme, du courage et du don de soi dont ont fait preuve les soldats afro-américains pendant des siècles, la quête de l'or dans Da 5 Bloods, ce « trésor de guerre » que cherchent à récupérer les vétérans noirs qui en sont les héros, prend ici tout son sens : celui de la réparation.

Cette question est fondamentale, centrale pour certain.e.s, dans les revendications portées, depuis l'abolition de l'esclavage, par les militant.e.s noir.e.s – aux États-Unis comme ailleurs –. Car, après des siècles d'oppression esclavagiste, et alors même que l'abolition ne s'est accompagnée d'aucune contrepartie financière - si ce n'est pour les anciens maîtres, rappelons-le -, la réparation économique semble être pour beaucoup l'une des conditions de base pour que soit enfin effective la libération et l'émancipation promises.

Par le biais de la trouvaille de l'or que font dans Da 5 Bloods les cinq soldats noirs au moment de la guerre, par la décision – guidée par le personnage de Norman (Chadwick Boseman) – de redistribuer cet argent d'abord aux soldats noirs spoliés par un pays qui ne leur a jamais montré de reconnaissance, et plus largement au profit de la communauté afro-américaine, spoliée quant à elle dès l'arrachement en Afrique des femmes et hommes destinés à l'esclavage et discriminée depuis lors, la question de la réparation due aux Afro-américains s'impose donc dans le récit, et vient enrichir ce qui aurait pu n'être qu'un traditionnel film de guerre.

Illustration 3

 Rappelons néanmoins que si la décision de reverser l'or au profit de la libération noire semblait unanime au moment où les soldats trouvent les lingots, ces mêmes soldats devenus vétérans ne sont plus tous forcément d'accord avec cette perspective. Ce manque d'unité peut s'expliquer à la fois par l'absence du personnage de Norman – mort au Front –, qui semblait être le guide moral et politique du groupe, mais aussi par une posture individualiste que certains d'entre eux ont adoptée avec le temps, considérant qu'ils méritent surtout de vivre convenablement en tant qu'hommes noirs dans cette société qui les en a historiquement et socialement toujours empêchés.

Spike Lee pose ainsi la question des réparations sans jamais refermer la discussion qu'il a ouverte dans le film - et qu'il semblerait d'ailleurs essentiel de continuer à approfondir dans la société -, mais lorsque dans les dernières minutes les spectateurs découvrent à qui reviennent finalement les quelques millions de dollars qui restent du « trésor de guerre », le réalisateur propose néanmoins quelques pistes de réponses, quelques pistes de réparations économiques.

D'abord, deux millions reviennent à la veuve et au fils de l'un des vétérans – Melvin –, comme image peut-être de la réparation due aux familles noires meurtries par le conflit au Vietnam ; puis deux autres millions sont reversés au mouvement Black Lives Matter – sans surprise, Spike Lee exprime ainsi que les mouvements de protestations portés aujourd'hui par la jeunesse noire pourraient enfin réparer les injustices raciales systémiques et combattre sérieusement les violences racistes, qui font que depuis des siècles les « vies noires » ne valent pas autant que les autres – ; et, enfin, trois millions reviennent à l'association – fictive – LAMB (Love against Mines and Bombs), qui lutte dans le film pour déminer le territoire vietnamien.

Car Spike Lee n'oublie pas de montrer que, si la Guerre du Vietnam a sans aucun doute marqué les corps et la santé mentale des jeunes soldats américains envoyés au Front, des jeunes soldats afro-américains entre autres, et que ce conflit a bouleversé des familles entières aux États-Unis, la population et le territoire vietnamiens en portent eux aussi les traces.

Tout au long de Da 5 Bloods, Spike Lee dénonce et présente effectivement toute l'injustice de ce conflit, ses effets dans le temps, la diversité de ses victimes et sa dimension aussi absurde que raciste. C'est d'ailleurs significatif que le film s'ouvre sur une image d'archive du boxeur Mohamed Ali, qui explique qu'il a refusé d'aller combattre au Vietnam, car « [sa] conscience lui interdit de tuer un frère (…) au nom de l'Amérique triomphante » et car aucun vietnamien ne l'a jamais « traité de nègre, ni lynché, ni lâché ses chiens sur [lui], ni privé de [sa] nationalité », et qu'il se clôture sur une partie d'un célèbre discours de Martin Luther King contre la Guerre du Vietnam, à l'église de Riverside en 1967. Martin Luther King, qui s'est vivement et publiquement engagé contre ce conflit militaire, au prix de ses relations gouvernementales et même parfois militantes, considérant ne pas pouvoir rester silencieux face à l'injustice, à la violence, au racisme et au coût financier indécent de ce conflit.

« Une véritable révolution des valeurs jettera un regard sur l’ordre mondial et dira : cette façon de régler les différends n’est pas juste. Cette guerre qui brûle des êtres humains au napalm, qui remplit nos maisons d’orphelins et de veuves, qui injecte le poison de la haine dans les veines de personnes normalement humaines, qui ramène des hommes des champs de bataille sanglants physiquement handicapés et psychologiquement troublés, ne peut être réconciliée avec la sagesse, la justice et l’amour. Une nation qui continue année après année à dépenser plus d’argent pour la défense militaire que pour les programmes de mieux-être social marche vers la mort spirituelle. »

[ Martin Luther King - discours à l'église de Riverside de New-York, 4 avril 1967 - ]

Après les mots de Mohamed Ali qui ouvrent le film, l'intense introduction se poursuit – accompagnée du tout aussi intense Inner City blues de Marvin Gaye – par un enchevêtrement d'images d'archives, qui se répondent entre elles, et notamment celles de prises publiques de position de nombreuses personnalités noires des années 1960. Les mots de Bobby Seale, de Malcolm X ou encore d'Angela Davis, qui plus tard dans le film seront enrichis par le discours radiophonique du personnage fictif d'Hanoï Hannah (jouée par Ngo Thanh Van), contestent le conflit au Vietnam, son racisme, sa violence, sa dimension impérialiste, et dénoncent en parallèle le mépris subit depuis des siècles par les soldats afro-américains, que Spike Lee essaie justement de réparer par ce film.

Par les images d'archives de cette introduction, et tout au long du film, le réalisateur dénonce aussi très clairement, et très visuellement, les violences et horreurs engendrées par les actions de l'armée américaine sur les populations vietnamiennes. Des corps brûlés au Napalm, fusillés, décharnés, aux mines antipersonnelles, qui mettent encore aujourd'hui en danger les femmes, hommes et enfants, en passant par les substances cancérigènes (notamment « l'agent orange », surnom que donne d'ailleurs Spike Lee à Donald Trump), déversées à haute dose par l'armée américaine et ancrées dans le sol, dans les airs, dans les corps, ceux des vietnamien.ne.s et ceux des vétérans américains - comme le personnage de Paul dans le film, à qui les médecins semblent avoir diagnostiqué une tumeur maligne liée à l'inhalation de ces substances –.

Et ces violences, ces horreurs dont ont été victimes les populations et le territoire vietnamiens, Spike Lee les met en relation directe, par un brillant enchaînement, avec celles, policières et institutionnelles, que le gouvernement américain inflige au même moment à sa propre population, à sa jeunesse révoltée, à ses citoyen.ne.s noir.e.s, ou encore aux millions de pauvres, oubliés et méprisés au profit des énormes budgets consacrés alors à la Guerre et à la conquête spatiale, symboles absolus de l'impérialisme américain.

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Encore une fois, Spike Lee a ainsi créé avec son nouveau film une œuvre multidimensionnelle, humaine, vivante et truffée de références politiques et culturelles fondamentales. Je ne peux d'ailleurs pas parler de ce film sans citer sa magnifique bande-son (à écouter ici), composée des musiques de Terrence Blanchard, de morceaux de Curtis Mayfield, The Spinners, ou encore The Chambers Brothers et, évidemment, de ceux de Marvin Gaye, qui traversent le film. (mention spéciale pour la version a cappella de son célèbre What's going on, qui accompagne avec une intensité bouleversante une scène qui se déroule au temple où sont retranchés les personnages)

Da 5 Bloods, comme l'ensemble de l'oeuvre de Spike Lee, ouvre des réflexions essentielles sur la société américaine, son racisme, son impérialisme et ses inégalités systémiques, et le réalisateur rend surtout visible une communauté noire encore trop peu représentée au Cinéma, dans la création artistique en général, trop peu honorée dans l'Histoire dominante, et toujours stigmatisée, violentée et marginalisée dans la société. Les films de Spike Lee participent à affirmer et à revendiquer – au vu des tragiques évènements récents, cela semble malheureusement toujours utile – que les vies noires comptent, et pas seulement au Cinéma.

Aude Béliveau •

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