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Billet de blog 31 octobre 2020

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"Lovecraft country" : quand des vécus noirs réinventent la culture fantastique

Analyse de la série "Lovecraft Country", qui met en scène et au centre du récit des personnages noirs dans des contextes traditionnels de films de genres, que les créateurs ont choisi ici de réinventer, de renverser et de se réapproprier.

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[ Attention : cet article dévoile de nombreux éléments de la série ]

Diffusée par HBO aux États-Unis (sur OCS en France), produite par les désormais incontournables Jordan Peele et J.J. Abrams, inspirée d'un ouvrage de Matt Ruff et créée par Misha Green (créatrice, entre autres, de la série Underground), la série Lovecraft Country s'inscrit dans l'héritage de films, séries et littératures dits « de genres », qu'ils soient fantastiques, d'horreur, d'angoisse, ou futuristes. Et ce tout en les questionnant, en renversant leurs codes et en se les réappropriant, autour d'une dimension raciale déterminante.

Illustration 1

Et la référence dans le titre à l'auteur H.P. Lovecraft n'est pas anodine. À la fois car il est considéré comme le maître par excellence du fantastique et de l'horreur, bien sûr, mais aussi pour son racisme désormais notoire, qui s'exprimait dans ses convictions personnelles – il pensait entre autres avec assurance qu'il y avait bel et bien une hiérarchisation des races, et que les WASP (White Anglo-Saxons Protestants) la dominaient –, dans des choix de thématiques et des idées qui traversent certains de ses ouvrages, et même plus explicitement dans son poème Sur la création des nègres (dont il est d'ailleurs rapidement fait référence dès le premier épisode de Lovecraft Country).

Mais les créateurs de la série n'ont pas eu ici le projet de dénoncer frontalement et de s'attarder sur le racisme de Lovecraft, ou même sur celui d'autres auteurs et œuvres célèbres en littérature fantastique, ni sur leur dimension parfois coloniale, ou encore de questionner la dévalorisation, la marginalisation et l'invisibilisation des communautés non blanches dans cette culture. Car celles et ceux aux commandes de la série, et particulièrement Misha Green, font plutôt le choix – peut-être encore plus puissant qu'un appel à la censure ou à une réécriture des classiques – de se réapproprier pleinement cette culture du fantastique, de l'horreur ou encore du futurisme, qu'ils aiment et qu'ils respectent, mais dans laquelle ils ont été si longtemps marginalisés, en tant que personnages, mais aussi en tant que créateurs et créatrices noir.e.s.

La force de cette série, c'est donc qu'elle se réapproprie, détourne et renverse la tradition de ces genres culturels, qu'elle y apporte de nouvelles narrations, de nouveaux paradigmes, de nouveaux référents et de nouvelles références. Et ce à la fois dans un contexte narratif où la violence raciste est partout et par la mise en scène de personnages noirs aussi différents entre eux qu'ils sont puissants, courageux et déterminés à ne pas se laisser ni définir, ni opprimer par le contexte social dans lequel ils évoluent.

Lovecraft Country - Bande-annonce officielle VOSTFR | OCS © OCS 2020

Lovecraft Country se déroule donc dans les années 1950 aux États-Unis, à Chicago et dans le Sud du pays, en plein contexte ségrégationniste, où le racisme fait toujours et déjà partie intégrante de l'organisation sociale du pays et où les lynchages et autres violences guettent quotidiennement les afro-américain.e.s et impactent significativement leurs destins. À noter qu'à ce contexte déjà particulièrement difficile et violent s'ajoutent des dangers mystiques, magiques et imaginaires.

Les personnages principaux de Lovecraft country vont effectivement devoir combattre au fil des épisodes à la fois des monstres et éléments fictifs hérités d'œuvres fantastiques traditionnelles, mais également, et avec la même ténacité et le même courage, des monstres sociaux, politiques et culturels quant à eux bel et bien réels, historiquement parlant.

***

Il n'y a effectivement et malheureusement rien de fictif lorsqu'Atticus, Georges et Léti sont poursuivis et attaqués, dès le premier épisode, par des policiers qui les somment de quitter la ville avant que le soleil se couche. Cette scène faisant référence aux Sundown towns, ces villes, et même parfois ces ensembles de villes, qui avaient comme règlement particulièrement pervers que les Noir.e.s ne devaient pas sortir après le coucher du soleil, sous peine d'être lynchés, souvent à mort, et où évidemment il leur été aussi interdit d'habiter ou même parfois de simplement s'arrêter.

Dans la même logique d'exclusion géographique, il y a bien eu des quartiers, et notamment le North Side de Chicago où Léti s'installe dans la série, occupés uniquement par des familles blanches, dont certaines ont accueilli avec une extrême violence les premières familles noires qui osaient s'y installer. À l'image des voisins de Léti qui cherchent à l'intimider, par des coups de klaxon continus, des jets de pierre, des croix enflammées et des pancartes « NOUS SOMMES UNE COMMUNAUTÉ BLANCHE / LES INDÉSIRABLES DOIVENT PARTIR ».

De nombreuses intimidations que Léti n'hésite d'ailleurs pas à attaquer de front dans une scène particulièrement jouissive :

Illustration 3
© HBO

Il n'y a rien de fictif non plus dans le dramatique meurtre d'Emmett Till, ce jeune noir de 15 ans de Chicago, lynché au Mississippi en 1955, et qui fictivement dans la série est le meilleur ami de Dee. De même pour le Massacre de Tulsa - dont ont survécu dans la série Georges, Montrose et la mère d'Atticus, qui a anéanti ce qu'on appelait alors le Black Wall Street, lieu prospère pour la communauté afro-américaine qui l'habitait, et qui a bel et bien eu lieu en 1921 (cet événement a d'ailleurs également été mis en scène dans la récente série Watchmen, sortie cette année). Lovecraft country participe ainsi ici à un essentiel travail de mémoire autour de ce drame encore méconnu de l'Histoire américaine – et pour lequel il reste encore beaucoup de recherches à faire –, et encore plus spécifiquement lorsqu'à la fin du neuvième épisode Montrose énumère face à la ville en flamme de véritables victimes de ce Massacre de Tulsa.

« Le baroud d'honneur de Peg Leg sur Standpipe Hill, ça c'était quelque chose. La boutique de tailleur Bryan a été incendiée. Le docteur Jackson, le meilleur chirurgien noir des États-Unis, a pris une balle en pleine tête. Mme Rodgers a perdu sa fille handicapée. Une famille de Blancs a caché des Noirs dans leur cave, et le contre-amiral Knox, ils se sont déchaînés sur lui... »

[ Montrose ]

Illustration 4
© HBO

Les expériences d'Hiram Epstein, l'ancien propriétaire de la maison de Léti, rappellent quant à elles les nombreuses expériences scientifiques perpétuées au fil des siècles sur des corps noirs, et ce sans consentement, avec violence, dans une négation parfois terrible de l'humanité des sujets, et surtout avec en fond l'idée raciste – qui perdure encore aujourd'hui dans le milieu médical – que les femmes et hommes noir.e.s seraient moins sensibles à la douleur.

Enfin, les héro.ïne.s de la série sont également entouré.e.s, et pour ce qui est du personnage de Dee possédée, par de véritables représentations racistes qui ont traversé et qui continuent d'habiter les imaginaires et la culture américaine. De la publicité stéréotypée de la marque Aunt Jemima à celle qui met en scène le personnage de Rastus pour la marque Cream of Wheat, jusqu'au personnage caricatural de Topsy, issu du livre La case de l'oncle Tom, qui, avec son double Bopsy, poursuit et possède le personnage de Dee. Chacune des apparitions de ces créatures sont d'ailleurs accompagnées par le morceau Stop da Knocking, un classique des minstrels shows, ces spectacles mettant en scène des personnages noirs caricaturaux, dans des postures et situations dévalorisantes, et souvent incarnés par des acteurs blancs grimés en noir.

Illustration 5
© HBO

La dimension politique et sociale qui détermine donc cette série, associée à la place centrale et principale accordée aux personnages noirs, entraîne inévitablement un traitement différencié des codes et thématiques traditionnels de la littérature et des films et séries dits « de genres ».

Par exemple, les Shoggoths (monstres issus du livre At the Mountain's Madness de H.P. Lovecraft) qui attaquent Léti, Atticus et Georges en forêt et en pleine nuit à la fin du premier épisode, sont ici associés aux dangers auxquels sont confronté.e.s les femmes et les hommes noir.e.s à la tombée de la nuit dans les Sundown Towns. La traditionnelle thématique de la société secrète – également chère à Lovecraft - est pour sa part une incarnation de la Suprématie blanche et des organisations qui cherchent depuis des siècles à la défendre et à la faire perdurer, tandis que la maison où s'installe Léti est à la fois hantée par les âmes des victimes noires des expériences scientifiques d'Hiram Epstein, forcées de cohabiter avec l'âme de leur ancien bourreau, et frontalement attaquée par la haine et la violence du voisinage blanc (ce dernier qui me semble d'ailleurs tout aussi terrifiant, voire plus, que le fait que la maison soit hantée par des âmes errantes).

La thématique de la métamorphose, si souvent traitée en littérature et en cinéma, est quant à elle utilisée dans la série comme outil d'expérimentation du privilège masculin pour Christina Braithwhite, et surtout du privilège blanc pour Ruby. Cette dernière expérimentant, dès le début du cinquième épisode, le fait d'être forcément, en tant que femme blanche aux yeux des policiers, victime du jeune noir qu'elle bouscule dans la rue, d'être bien traitée par les commerçants de la ville, d'obtenir instantanément dans un magasin un poste d'assistante de direction, qu'elle n'aurait jamais pu obtenir en tant que Noire, et enfin de devenir confidente des réflexions racistes de ses collègues blanches.

Autour du personnage de Ji-Ah, la série s'empare de la légende coréenne du Kumiho, un renard à neuf queues qui traditionnellement se venge et s'attaque aux êtres humains en général, pour faire de cette entité incarnée par la jeune femme un outil de vengeance spécifique contre des hommes violents, violeurs, aux âmes ''impures''.

Illustration 6
© HBO

Enfin, la thématique des voyages temporels est ici utilisée comme un outil d'exploration de l'identité d'Hippolyta, son identité de femme noire multiple, riche, complexe, d'une femme en colère, passionnée et douée en astronomie, courageuse, combative et pionnière. Le personnage de Dee se retrouve quant à lui en plein film d'angoisse, avec ses codes, ses ambiances, ses musiques terrifiantes, poursuivie par une représentation caricaturale de son identité de petite fille noire, à laquelle elle est déjà perpétuellement renvoyée et identifiée dans l'imaginaire populaire américain.

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Dans ces différentes situations, où magie et racisme s'entremêlent et dialoguent dans une dimension particulièrement terrifiante, et face aux différents monstres qui y sont liés, les personnages de Lovecraft country combattent tout d'abord en se réappropriant des pouvoirs qui leurs avaient été jusqu'alors interdits, et surtout dont ils avaient été dépossédés.

Face aux « monstres imaginaires », ils s'emparent par exemple des pouvoirs que confère la magie, jusqu'alors dominée par les Blanc.he.s. Atticus parvenant ainsi à invoquer son propre Shogghoth, Léti à maîtriser ultimement quelques sorts du Livre des Noms pour retirer la magie – donc le pouvoir de domination – à « tous les Blancs qui peuplent la Terre », tandis qu'Hannah, l'ancêtre d'Atticus et esclave de Titus Braithwhite, l'un des fondateurs de l'Ordre des Fils d'Adam, avait quant à elle réussit à utiliser la magie possédée par les membres cet Ordre pour cacher sa descendance.

Hippolyta s'arme quant à elle de savoirs et de talents qu'elle avait en elle, mais qui avaient été soit invisibilisés, soit diminués, pour réussir à utiliser la machine temporelle d'Horatio Winthrop, l'autre fondateur des Fils d'Adam, machine dont elle devient finalement la « carte mère » en même temps qu'elle choisit de revenir dans la réalité de la série pour être la « mère de Dee ». Enfin, une prêtresse utilisant une autre forme de magie (vaudoue?), et non plus celle alors maniée par les sorciers blancs, vient pour sa part aider Léti à protéger sa maison et à accompagner et apaiser les esprits qui hantent l'habitation.

***

En plus de cette dynamique de réappropriation de pouvoirs, une autre stratégie portée par les héro.ïne.s de la série est aussi de mettre en place des espaces de protection, de sécurité, des espaces où peuvent se retrouver sans risque les individus opprimés et violentés, d'une même famille ou d'une même communauté. Cette stratégie n'étant pas sans rappeler certaines stratégies militantes, dans certains mouvements féministes et/ou anti-racistes par exemple (comme l'organisation et la réunion en non-mixité, si souvent décriée alors qu'elle est essentielle pour l'apaisement des militant.e.s).

Cette notion de « safe place » se retrouve évidemment dans le projet de refuge pour afro-américain.e.s dont Léti fait sa maison, dans celui dont parle rapidement Ruby à sa sœur, qui est de créer ce qu'elle appelle « son propre espace », après avoir compris, par son expérience de métamorphose, qu'elle en a assez de ces lieux qui ne lui correspondent pas. Et la notion de lieu sécurisé s'incarne aussi dans l'espace ancestral qu'Hannah a mis magiquement en place pour permettre aux membres de sa famille de se retrouver, de s'inspirer et de se transmettre des savoirs et conseils à travers les générations.

Georges, lui aussi, a cherché par son travail pour le Safe Negro Travel Guide d'ailleurs inspiré par le véritable Negro Motorist Green Book, fondé en 1936 par Victor Hugo Green - à protéger les membres de sa communauté en sécurisant leurs voyages. Notons aussi que d'autres « safe place » se trouvent également dans la série : du club où Sammy se travestit et performe, et où Montrose parvient enfin à s'épanouir, à sourire et à embrasser celui qu'il aime, jusqu'aux différents espace-temps où Hippolyta se libère et devient enfin celle qu'elle veut être, en passant par la grande place accordée à la littérature, véritable outil d'évasion pour plusieurs personnages de la série.

En effet, de nombreuses références à des ouvrages se multiplient au fil des épisodes. Des classiques de pulp fiction qu'affectionnent particulièrement Georges et Atticus – comme les livres de Lovecraft, mais aussi Dracula, qui est le livre préféré de Georges, La princesse de Mars, que lit Atticus et qui inspire son rêve qui ouvre la série, ou encore La maison au bord du Monde, sur lequel Georges et Dora échangent dans un songe qu'ils partagent au manoir des Braithwhite –, jusqu'au livre préféré de Montrose : le Comte de Monte-Cristo, d'Alexandre Dumas. Dee trouve aussi un moyen d'évasion et d'expression par la création de bandes dessinées, qui accompagnent son père à chacun de ses voyages.

Illustration 7
© Afua Richardson

[ Les dessins de la bd d'Orythia Blue, celle créée par Dee mais aussi celle qu'Hippolyta imprime pour sa fille à la fin de la saison, et les dessins sur l'Atlas de Georges, ont tous été créés à l'occasion de la série par l'illustratrice Afua Richardson, dont je vous invite vivement à découvrir le travail ]

***

Lovecraft Country, en plus d'être une série aussi fantastique, politique que sociale et en plus de mettre en scène des stratégies nouvelles de résistances et de réappropriation de la magie - et plus largement du pouvoir dominant - décline également une multitude de portraits de femmes et d'hommes noir.e.s.

Atticus Freeman, d'abord, qui est un vétéran de la Guerre de Corée empli de paradoxes, comme ceux que lui impose son statut de soldat afro-américain, pour lequel il doit effectivement composer à la fois avec ses envies d'aventure et d'évasion qui l'ont guidé à s'engager et avec les reproches qui lui sont faits – et qu'il peut se faire à lui-même – de s'être battu pour une nation qui le méprise en tant qu'Homme noir. Il y a aussi Léti qui, même si son histoire et son passé ne sont pas vraiment développés dans cette saison, est en tout cas une jeune femme engagée, en colère et déterminée à ne pas accepter et surtout à combattre un ordre établi injuste et violent. Mais aussi Ruby, la sœur de Léti, qui, tout en ayant conscience des discriminations que subissent les afro-américain.e.s, croit profondément – au moins au début de la série – à la force du labeur et à la détermination pour s'intégrer à la société américaine. Elle rejoint ainsi la posture de l'auteur et enseignant Booker T. Washington qui, au début du XXe siècle, défendait l'intégration des femmes et hommes noir.e.s avant tout par le travail, affirmant par exemple que « nulle race capable d'apporter sa contribution sur les marchés du monde ne peut vivre longtemps dans l'obscurantisme ».

Toujours en ce qui concerne Ruby, certains échanges et affrontements qu'elle a avec Christina Braithwhite sont particulièrement percutants. Notamment lorsqu'elle lui exprime, et ce à de nombreuses reprises, que ses vécus en tant que femme noire sont incomparables avec les expériences de femme blanche, même celles d'oppression, de Christina, à qui Ruby reproche également le manque de solidarité et d'empathie en ce qui concerne le racisme et ses violences (particulièrement après l'horreur du meurtre d'Emmett Till).

« Je veux que tu ressentes ce que moi, je ressens ! J'ai le cœur brisé. J'ai peur. Je suis furieuse et épuisée. Tellement épuisée de ressentir tout ça en permanence. Je veux que tu te sentes seule. Que tu aies honte. Car c'est ce que moi je ressens, et toi tu ne comprendras jamais. Comme moi ici, je veux que tu culpabilises de te sentir protégée auprès des Blancs et de leurs privilèges. »

[ Ruby ]

Illustration 8
© HBO

Georges et Montrose, mais aussi Dora, la mère d'Atticus, représentent quant à eux cette génération d'afro-américain.e.s désillusionnés et désabusés, qui ont subit de plein fouet les violences racistes de masse du début du XXe siècle aux États-Unis, ces émeutes raciales guidées par un suprémacisme blanc radicalement opposé aux avancées sociales que les afro-américain.e.s semblaient se voir accorder, ou qu'ils parvenaient à obtenir et à créer.

Si Georges fait ensuite le choix de protéger sa communauté, ses déplacements et ses voyages par son travail pour le Safe Negro Travel Guide, Montrose se débat de son côté avec les barrières, la haine de soi et l'obligation au secret que lui impose, en plus de son statut d'homme noir, son homosexualité. Une haine de soi et une souffrance identitaire profondes qui l'ont fait s'enfoncer au fil des années dans une colère, une violence et une auto-destruction qui l'isolent de sa famille – particulièrement de son fils –, de Sammy, l'homme qu'il aime, et de toute possibilité d'épanouissement personnel dans cette société qui ne semble rien accepter de ce qu'il est.

Le personnage d'Hippolyta est quant à lui absolument passionnant, surtout dans le traitement qui en est fait dans l'épisode 7, où elle voyage à travers l'espace et le temps en quête de son identité. Elle trouve d'abord sa liberté en intégrant à Paris la troupe de Josephine Baker, qui elle même a toujours considéré avoir enfin pu s'épanouir en tant que femme noire en traversant l'Atlantique, puis Hippolyta découvre en elle toute la colère qu'elle a toujours enfouie et réduite au silence, colère qu'elle laisse exploser lorsqu'elle combat ensuite aux côtés de la cheffe d'une troupe de guerrières africaines, ces dernières qu'Hippolyta finit d'ailleurs par mener au combat et à qui elle donne de la force par un discours survolté et puissant.

« Nous sommes ici, car nous ne les avons pas crus quand ils nous ont dit que notre rage n'était pas féminine. Nous ne les avons pas crus quand ils ont dit que notre violence allait trop loin. Nous ne les avons pas crus quand ils ont dit que notre haine pour nos ennemis était indigne de Dieu. Ils disent ça aux femmes comme nous car ils savent ce qui arrive quand on est libres. Libres de haïr ce qui doit l'être, de tuer ceux qui doivent l'être et de détruire ce qui doit l'être ! La voilà notre liberté ! »

[ Hippolyta ]

Illustration 9
© HBO

Dans la continuité de son voyage identitaire, Hippolyta retrouve ensuite Georges dans une réalité parallèle pour lui exprimer à quel point son statut d'épouse l'a diminuée, a étouffé les envies de la pionnière qu'elle a toujours été, puis elle s'épanouit finalement dans l'univers que leur fille a inventé, celui d'Orythia blue, l'exploratrice de l'espace, avant de comprendre finalement qu'elle souhaite revenir dans l'espace et le temps où se déroulent la série pour pleinement incarner son rôle de mère.

Enfin, le personnage de Dee représente en quelque sorte le vécu et les expériences d'une petite fille noire vivant aux États-Unis dans les années 1950, et incarne plusieurs questionnements, indignations et colères qui peuvent y être liés. Et justement l'indignation et la colère latentes, puis explosives, de Dee, le fait qu'elle ait désormais apprivoisé le Shoggoth invoqué par Atticus, mais aussi sa capacité de création par son talent d'illustratrice, peuvent laisser présager d'un futur développement particulièrement puissant et intéressant de ce personnage.

Illustration 10
© HBO

***

Pour finir, Lovecraft country est truffée d'une multitude de références si savoureuses et symboliquement puissantes que je ne peux pas ne pas en faire mention ici.

Dès les premières minutes de la série, par exemple, quel plaisir de découvrir Jackie Robinson (premier joueur de base-ball noir à avoir intégré une équipe nationale) qui explose littéralement Chtulu (le monstre mythique créé par Lovecraft) d'un puissant coup de batte. La référence à la batte de base-ball traverse d'ailleurs la saison. Dans cette scène bien sûr, mais aussi par celle maniée par le mystérieux sauveur de Georges, Montrose et Dora à Tulsa – qui se révèlera finalement être Atticus –, jusqu'à la façon dont Dee manie une barre de fer, dans le garage de son père, pour attaquer Topsy et son double. De nombreuses références à d'autres personnalités noires foisonnent par ailleurs au fil des épisodes : comme le nom du bar où travaille Sammy, qui fait référence à Denmark Vesey, un esclave dont la révolte a malheureusement échoué, mais qui a marqué les esprits comme une figure de résistance au système esclavagiste américain, le coureur Jesse Owens, qui, par ses victoires aux Jeux olympiques de 1936, a défié le racisme d'Hitler et de son propre pays, le penseur et activiste W.E.B du Bois, dont la photo est accrochée dans la bibliothèque où Léti retrouve Atticus, tandis que Georges se réclame, face aux membres blancs de la société secrète des Fils d'Adam, d'une organisation réservée quant à elle aux Afro-américains, appelée la Franc-maçonnerie de Prince-Hall, qui a véritablement existé et qui existe encore. La guerrière qui entraîne Hippolyta au cours de son voyage temporel est quant à elle Nawi, véritable cheffe africaine qui a mené les combats des Amazones du Dahomey (actuels Bénin et Togo), notamment contre l'armée coloniale française.

La série est également remplie de quelques pépites visuelles, et particulièrement au cours du road trip de Léti, Atticus et Georges, entre Chicago et Ardham, dans le premier épisode. On y découvre par exemple la mise en scène de la célèbre photo « At the time of the Louisville Flood », de Margaret Bourke-White, qui a elle-même inspiré la célèbre pochette de l'album « There's no place like America today », de Curtis Mayfield, et qui est surtout très forte symboliquement.

Illustration 11
© HBO

Toujours dans le premier épisode, on peut aussi découvrir quelques mises en scène, aussi discrètes qu'émouvantes, de photographies de Gordon Parks, célèbre photographe afro-américain (et par ailleurs réalisateur du mythique film « Shaft »). Les scènes de vie quotidienne de femmes et hommes noir.e.s captées initialement par le photographe étant pleinement intégrées et adaptées à la mise en scène de la série, ce qui redonne presque vie aux modèles originaux et rendent en tout cas un très bel hommage au travail de Gordon Parks.

Ci-dessous les photos de ce dernier (à gauche) face à leurs mises en scène dans Lovecraft country :

Illustration 12
© Gordon parks, HBO

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Illustration 13
© Gordon Parks, HBO

Mais la force de la série tient également dans son accompagnement sonore. La musique, d'abord, illustre, dialogue ou apporte une intensité à certaines scènes. Comme quand chaque épisode se termine par la reprise par Alice Smith de Sinnerman, morceau intense par excellence, que la voix de Billie Holiday résonne quand Atticus retrouve sa mère dans l'espace ancestral ou encore que celle de Josephine Baker accompagne le voyage en voiture d'Hippolyta avant son voyage temporel.

Mais aussi, quelle savoureuse puissance symbolique quand le morceau Whitey on the Moon de Gil Scott-Heron – dans lequel il dénonce l'extravagance de la conquête spatiale initiée dans les années 60 par les États-Unis, essentiellement destinée à asseoir la domination américaine dans le Monde alors même que des milliers des citoyen.ne.s du pays se trouvent dans une situation inadmissible de pauvreté – accompagne le délire de toute-puissance de Samuel Braithwhite et sa tentative de sacrifice d'Atticus pour parvenir à l'immortalité.

Gil Scott-Heron - Whitey On the Moon (Official Audio) © Ace Records Ltd

Mais en plus des morceaux de musique nombreux et variés (dont je mets le lien de la playlist en bas de l'article), la série s'accompagne également de discours, de poèmes et d'extraits sonores particulièrement forts eux aussi.

De la voix de James Baldwin (issue d'un débat devenu célèbre entre l'écrivain et le journaliste conservateur William F. Buckley - à écouter ici -) qui accompagne le road trip d'Atticus, Georges et Léti dans le premier épisode, à celle de l'artiste queer Precious Angel Ramirez (qui a mis en scène la danseuse trans noire Leiomy Maldonado dans une pub pour Nike - à voir ici -), que l'on peut entendre lorsque Léti est tristement assise dans une église au milieu de fidèles survoltés au début du troisième épisode, en passant par le magnifique poème de Ntozake Shange For Colored girls who have considered suicide when the Rainbow is enuf (à écouter ici), qui résonne avec intensité lorsque Ruby se promène dans la rue métamorphosée en femme blanche.

Mais aussi, lorsque Dee affronte à vélo les créatures qui la possèdent, on peut entendre les mots courageux de la jeune Afro-américaine Naomie Walder, lors de la March for Our Lives de 2018, qui - alors qu'elle n'a que 11 ans - exprime qu'elle « est ici pour représenter les petites filles africaines-américaines dont les histoires ne font pas la une des journaux, dont les histoires ne sont pas racontées aux infos du soir, les Afro-américaines qui ne sont que des statistiques au lieu d'être de belles filles pleines de potentiel» puis qui affirme que « depuis trop longtemps, les femmes noires sont réduites à des chiffres et [qu'elle] est ici pour dire ''jamais plus'' en leur nom. Pour dire que ces femmes aussi ont de la valeur » . (discours à voir et écouter ici)

Un autre exemple puissant - si ce n'est le plus puissant - est incontestablement la lecture du poème Catch the fire de la poétesse afro-américaine Sonia Sanchez, que l'on entend dans le neuvième épisode de la saison. Ce poème rend hommage à la « flamme » qui a habité des générations d'afro-américain.e.s et leur a permis de survivre par une force unique de résistance et de résilience, cette flamme mise dramatiquement en miroir avec celles de haine qui, à l'image, détruisent le Black Wall Street de Tulsa, mais cette flamme qui essaie aussi d'apporter une sorte d'espoir, précisément là il semble ne plus y en avoir.

«  (…) Je veux savoir : où est ta flamme ?

Ne la sens-tu pas émaner de notre passé ?

(…)

La flamme des pyramides

La flamme qui a brûlé à bord des navires négriers

Et nous a permis de respirer

La flamme qui a transformé le courage en réconfort

La flamme qui a transformé le rythme en jazz

La flamme des protestations et des manifestations,

qui nous ont aidés à nous affranchir des limites et des barrières

La flamme qui a transformé les sons de la rue, en une musique à part entière

Où est ta flamme ?

La torche de vie qui se nourrit de Nzinga et de Nat Turner

Et de Garvey et de Du Bois, et de Fannie Lou Hammer

Et de Martin, de Malcolm et de Mandela

(…)

Attrapez votre flamme, ne l'étouffez pas

Montrez votre flamme, ne l'étouffez pas

Apprenez de votre flamme, ne l'étouffez pas

Soyez la flamme, ne l'étouffez pas »

 [ Sonia Sanchez ]

( le poème entier ici )

Et il me semble que la créatrice de Lovecraft country, ses producteurs, les différent.e.s réalisatrices et réalisateurs, mais aussi les actrices et acteurs qui portent brillamment la série, ont incontestablement réussi à attraper, à allumer et à s'emparer de cette fameuse flamme, pour mettre en scène des personnages noirs courageux et puissants, pour faire un nécessaire travail de mémoire autour d'une communauté noire meurtrie à travers les siècles et pour se réapproprier une culture dans laquelle ils ne veulent définitivement plus être ni invisibilisés, ni marginalisés, et encore moins diabolisés.

• Aude Béliveau •



Aller plus loin :

• Écouter la bande-son de la série sur Spotify / ou sur Youtube

• Écouter le podcast « Black wall street 1921 » : https://www.blackwallstreet-1921.com/

• En savoir plus sur les Sundown towns : https://www.abhmuseum.org/sundown-towns-the-past-and-present-of-racial-segregation/

• sur certains procédés systémiques d'exclusion géographique des afro-américain.e.s dans les années 1950 :https://nerdist.com/article/lovecraft-country-redlining/

• sur des expériences scientifiques faites sur les corps noirs aux États-Unis :

https://nerdist.com/article/lovecraft-country-experiments/

https://theconversation.com/how-black-slaves-were-routinely-sold-as-specimens-to-ambitious-white-doctors-43074 

• sur le Negro Motorist Green Book : https://www.history.com/news/the-green-book-the-black-travelers-guide-to-jim-crow-america

• Découvrir le travail de l'illustratrice Afua Richardson : https://www.afuarichardson.com/

• Lire l'article 'Lovecraft country' could be the massive ''Fuck you'' racist H.P. Lovecraft deserve, de Sherronda J. Brown : https://wearyourvoicemag.com/lovecraft-country-could-be-the-massive-fuck-you-racist-h-p-lovecraft-deserves/

• Lire les analyses, épisode par épisode, que la journaliste Ellen E. Jones a publié au fil des semaines sur le site de The Guardian : https://www.theguardian.com/tv-and-radio/series/lovecraft-country-episode-by-episode

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