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Billet de blog 28 juin 2017

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«With Love from Manchester»: ce que produit la «guerre contre le terrorisme»

Comment la « guerre contre le terrorisme » se nourrit-elle de sa propre violence ? Barbara Delcourt, Julien Pomarède et Christophe Wasinski de l’Université Libre de Bruxelles montrent comment les interventions occidentales récentes alimentent une "culture de guerre" qui contribue à légitimer des opérations extérieures alors même qu’elles s’avèrent déstabilisantes, voire contre-productives.

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« With Love from Manchester » : ce que produit la « guerre contre le terrorisme »

 La Grande-Bretagne a été frappée il y a peu par de nouveaux attentats. Les responsables de ces attaques ont affirmé que leur acte avait été motivé par une photo qui a circulé dans les médias peu après l’attaque de Liverpool. La photo en question représentait une bombe, visiblement photographiée sous l’aile d’un chasseur-bombardier déployé quelque part au Moyen Orient, sur laquelle on pouvait lire : "With Love from Manchester»[1]. Dans un premier temps, on a pu penser que cette photo était le fait d’un montage. Assez rapidement cependant, le Ministère de la Défense britannique a confirmé qu’il ne s’agissait pas d’un faux. La pratique qui consiste à inscrire des messages à connotation à la fois ironique et haineuse à l’encontre d’un adversaire sur des munitions n’est pas une nouveauté. Des soldats marquaient également des bombes lors de la Seconde Guerre mondiale. Après les attentats de Paris, les médias ont également produit des images de bombes américaines comportant des inscriptions de ce genre. En l’occurrence, sur la première figurait le message « With Love from Paris »[2]. Sur la seconde, des militaires avaient peint, probablement avec des pochoirs, des représentations de cochons à destination des combattants de l’Etat islamique (EI). L’armée israélienne, quant à elle, a laissé des enfants marquer des munitions avec ce genre de message vengeur[3]. Le point commun entre ces marquages, c’est l’affirmation de la satisfaction, voire de la jouissance, de la mort de l’ennemi.   

 Ces marquages ne soulèvent cependant pas qu’un problème d’ordre moral, ils posent aussi la question de l’existence d’une « culture de guerre » au sein des États interventionnistes. Par ce terme, nous désignons un ensemble de pratiques, de discours et d’images qui normalisent le recours à la force. A priori, la question que nous posons n’est pas très originale. Des historiens ont par exemple souligné, avec pertinence, que les valeurs militaristes n’ont pas été sans impact sur le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Ce genre d’analyse a mis en exergue le fait que l’existence d’idées bellicistes dans les sphères dirigeantes avait joué le rôle de condition préalable à l’émergence du conflit. Dans l’analyse qui suit, nous proposons d’inverser ce questionnement afin de nous demander comment la violence produit une culture de guerre qui, dans un second temps, contribuera à lui apporter un surplus de légitimité aux États-Unis et en Europe[4]. Nous soulevons donc la question de savoir comment le recours à la violence armée nourrit par elle-même un usage routinier de cette même violence. Nous nous interrogeons donc sur une possible autonomisation de la violence dans le cadre de la « guerre globale contre le terrorisme ».     

 Le monde comme théâtre d’opérations

 Au fil des interventions armées s’est consolidée la conviction selon laquelle la gestion de la menace qualifiée de terroriste nécessite de pouvoir agir partout dans le monde. Cette même conviction n’est certes pas neuve dans la pensée stratégique. Il est ainsi possible de trouver des traces de ce raisonnement dans le contexte des guerres coloniales du XIXe siècle ou durant  celles de la guerre froide. L’idée sous-jacente était bien entendu de pouvoir traquer et anéantir les ennemis quel que soit le lieu dans lequel ils se trouvent. Comme les guerres contemporaines menées au nom de la lutte contre le terrorisme le montrent, cette conception reste d’actualité. Selon la vulgate stratégique en vogue, l’élimination de la menace passe, le cas échéant, par l’extension mondialisée de la zone de combat. Les illustrations de ce processus sont malheureusement nombreuses.

 Le premier exemple qui vient à l’esprit est celui de l’Afghanistan où les États-Unis interviennent suite aux attentats du 11 septembre 2001 et s’enfoncent peu à peu, aux côtés de leurs alliés européens, dans une interminable campagne contre-insurrectionnelle. De manière plus ou moins discrète, les forces armées américaines décident aussi de mener des actions armées, à l’aide de drones, au Pakistan afin d’y chasser des insurgés qui s’y étaient réfugiés (en particulier après le surge de 2009-2010). Le Moyen Orient donne également une bonne illustration en matière d’extension spatiale. En 2003, les États-Unis envahissent l’Irak prétextant la possession d’armes de destruction massive (qui ne seront jamais trouvées) et, dans une moindre mesure il est vrai, l’existence de liens entre Saddam Hussein et Al Qaeda. L’intervention américaine fait monter les tensions entre les communautés sunnite et chiite et à l’intérieur de celles-ci. C’est dans ce contexte qu’émergera en définitive l’EI. L’organisation profite par ailleurs de l’instabilité politique qui règne en Syrie pour s’installer dans ce pays. La crise syrienne n’est certes pas provoquée par une intervention extérieure mais par l’opposition au régime de Bechar Al Assad et la répression qui s’ensuit. Ceci étant, la présence de l’EI e Syrie contribue au pourrissement de la situation. Plus encore, les succès engrangés par l’EI ont encouragé les forces armées américaines ainsi que celles de leurs alliés à opérer en Syrie. Comme on le sait aujourd’hui, le chaos qui résulte de ce processus attise les tensions entre l’Iran (qui soutien des milices déployées en Irak et en Syrie), l’Arabie Saoudite (qui soutient en sous-main des groupes djihadistes) et la Turquie (qui s’inquiète surtout de l’émergence d’un Kurdistan indépendant)[5]. Enfin, la zone d’action militaire s’est étendue en direction du Yémen. Les États-Unis y opèrent ponctuellement depuis des années avec leurs drones. Assez récemment, l’Arabie Saoudite s’est engagée dans une meurtrière campagne de bombardements dans ce pays, avec le soutien de la Grande-Bretagne et des États-Unis.

 L’Afrique est également victime de cette violence interventionniste. Les États-Unis ont commencé à mener des opérations relativement discrètes en Somalie au cours des années 2000 afin de contrer le mouvement Shabbab considéré comme terroriste. A cette fin, les stratèges états-uniens ont même soutenu une action armée de l’Éthiopie contre des milices somaliennes qui s’est soldée par un échec. La montée des tensions en Somalie n’est pas non plus sans lien avec l’attaque des milices Shabbab au Kenya. A cette liste s’ajoute l’intervention de 2011 contre le régime libyen de Kadhafi à l’instigation de la France et de la Grande-Bretagne (mais qui sera mise en œuvre par l’OTAN). Les actions militaires ne sont, il est vrai, pas menées au nom de la guerre contre le terrorisme mais visent officiellement à protéger les populations libyennes, un motif humanitaire qui a servi à solidifier durablement la routine interventionniste. La chute du régime de Kadhafi  a cependant généré une sérieuse instabilité politique dans le pays. Des combattants locaux ont revendiqué leur appartenance à l’EI, ce qui a conduit les Etats-Unis à justifier leurs nouvelles actions militaires (frappes aériennes) en Libye par référence à la guerre contre le terrorisme. Cette instabilité provoque également des tensions régionales importantes. L’Egypte a mené quelques raids aériens contre l’EI en Libye, en réponse en particulier à l’assassinat de coptes chrétiens d’Egypte. Par ailleurs, l’implantation de l’EI en Libye a amené les Etats-Unis et certains pays européens (dont l’Allemagne et la Grande-Bretagne) à apporter leur soutien militaire à la surveillance des frontières tunisiennes (en particulier après les attaques de juin 2015, dont l’auteur, membre de l’EI, avait été entrainé en Libye). La crise libyenne a aussi eu un impact négatif sur la situation du Mali. L’instabilité en Libye a entre autres contribué à la prolifération des armes dans la région du Sahel et à des déplacements d’hommes en armes de ce pays vers le Mali. Pour le reste, le problème malien découle de tensions politiques et économiques « centre-périphérie » relativement classiques. Les autorités françaises ont cependant décidé de les interpréter sous l’angle de la lutte contre le terrorisme, créant ainsi un argument décisif pour maintenir un dispositif de surveillance (Barkhane) qui couvre non seulement le Mali mais aussi le Burkina Faso, la Mauritanie, le Niger et le Tchad[6]. L’extension de la guerre contre l’EI va même jusqu’aux Philippines, où les États-Unis apportent également une assistance militaire au gouvernement local au titre de la lutte contre le terrorisme.

 Les interventions armées menées au nom de la guerre contre le terrorisme ont donc contribué à transformer de vastes régions d’Afrique et d’Orient en zones opérationnelles. Certes, les États-Unis et les États européens ne sont pas les uniques responsables des conflits évoqués. Des dynamiques politiques locales doivent également être prises en considération pour expliquer l’origine de ces conflits. Notons néanmoins que les interventions renforcent généralement des clivages préexistant entre communautés ou groupes politiques. Même si les militaires et les décideurs n’en n’ont probablement pas toujours pleinement conscience les interventions militaires ont tendance à favoriser certains acteurs locaux au détriment d’autres[7]. Ces interventions divisent et déstabilisent donc les sociétés au sein desquelles elles se déroulent. De ce point de vue, ces actions ont des effets assez similaires à celles de la période coloniale, lorsque le principe « diviser pour régner » était sciemment appliqué. Les militaires, décideurs politiques et experts de questions de sécurité aux États-Unis et en Europe sont quant à eux prompts à considérer que les effets des tensions politiques et économiques locales et la violence qu’elles génèrent relèvent du « terrorisme », un phénomène qu’il faut combattre dans le but d’éloigner autant que faire se peut la menace de leurs territoires nationaux. Pour le dire autrement, les interventions contribuent à entretenir la conviction selon laquelle l’élimination de la menace passe par une extension géographique des dispositifs militaires

L’érosion du respect des normes juridiques

 L’érosion du respect des normes juridiques est une seconde composante de la culture de guerre qui est produite à travers ces interventions. Considérant qu’ils font face à des situations « exceptionnelles », et ne se posant guère la question de savoir comment ils ont pu contribuer à faire advenir ces situations par leurs actions, les États-Unis et leurs alliés ont régulièrement perpétré des actes dont la justification sur le plan du droit international est pour le moins problématique.

 En matière d’interventions armées, il est vrai que cette érosion est préalable aux premiers déploiements menés dans le contexte de la guerre contre le terrorisme. Rappelons tout d’abord qu’en 1991, une coalition menée par les États-Unis boute les forces armées irakiennes hors du Koweït. Cette opération a été menée avec l’approbation du Conseil de Sécurité de l’ONU[8]. A la fin du conflit, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont amené le Conseil de Sécurité à mettre en place un régime de sanctions économiques drastiques (et dont les effets sur les populations furent dramatiques) afin d’assurer le désarmement de l’Irak. Dans les faits, les États-Unis et la Grande-Bretagne cherchaient moins à désarmer l’Irak qu’à déstabiliser le régime de Saddam Hussein par ce biais. Le fait que ce régime de sanctions ne parvint pas à provoquer la chute dudit régime encouragea les États-Unis à mener des opérations plus ouvertement coercitives. Ce fut d’abord le cas en 1998 lors de l’opération aérienne Desert Fox, menée conjointement par les forces aériennes de la Grande-Bretagne et des États-Unis. L’opération est cependant menée sans autorisation du Conseil de Sécurité. En 1999, un scénario relativement identique se répète, cette fois-ci dans les Balkans. Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN décident d’intervenir militairement contre la République fédérale de Yougoslavie dans le cadre du conflit qui fait rage au Kosovo entre des éléments des communautés serbes et albanaises. Bien qu’elle ne dispose pas d’un mandat en bonne et due forme du Conseil de Sécurité, l’Alliance se lance dans une campagne de bombardements. En 2003, le scénario se répète encore, à bien plus large échelle, à l’encontre, une fois de plus, de l’Irak. Les États-Unis ne parviennent pas à obtenir une autorisation du Conseil de Sécurité afin de mener une intervention contre l’Irak (on se souviendra du « fameux » discours du secrétaire d’État Colin Powell sur les prétendues armes de destruction massive irakiennes). Ils mettent sur pied une « Coalition of the Willing » et envahissent l’Irak sans le feu vert du Conseil de sécurité et en toute illégalité. Le principe de la « légitime défense élargie » évoqué dans le contexte de la guerre contre l’Irak sera ensuite recyclé par l’administration Obama pour justifier les attaques de drones armés au Pakistan et réalisées sans autorisation du Conseil de Sécurité et sans l’aval des autorités pakistanaises. En revanche, en 2011, l’OTAN disposait d’un mandat pour mener ses opérations en Libye. L’Organisation a cependant interprété le mandat conféré par le Conseil de sécurité avec beaucoup de liberté. Le texte donnait en fait le droit aux militaires de l’Alliance de recourir à la force pour protéger les civils. Les membres de l’OTAN considèreront que pour protéger les civils, ils devaient anéantir les forces armées libyennes dans leur ensemble afin de faire tomber le régime. Plus récemment, les États-Unis et plusieurs de leurs alliés (dont la Grande-Bretagne, la France et la Belgique) décident de mener des bombardements sur la Syrie. L’objectif principal est de traquer les éléments de l’EI installés dans cet Etat. Ils ne visent donc pas le régime syrien. Ceci étant, ils sont menés sans autorisation de la part de la Syrie et sans mandat émanant du Conseil de Sécurité. Une fois encore, on se trouve dans le cas de figure d’une « légitime défense élargie » qui ne respecte ni l’esprit ni la lettre de la Charte des Nations Unies.  

 L’érosion du respect des normes internationales ne se manifeste pas qu’à propos de la problématique de la souveraineté des États. Il en est également question à propos de la protection des personnes combattantes. Comme cela a été brillamment montré par la chercheuse Laleh Khalili, les États-Unis et leurs alliés profitent plus des faiblesses du droit qu’ils n’agissent dans l’illégalité[9]. Guantanamo constitue une bonne illustration de ce phénomène. Du fait de son statut territorial particulier, qui découle de l’occupation américaine de l’île après le départ des Espagnols, la législation en vigueur aux États-Unis n’est pas automatiquement en vigueur sur ce territoire (pas plus que celle en vigueur sur l’île de Cuba). Autrement dit, Guantanamo constituerait un « trou noir juridique » où les militaires peuvent maintenir des prisonniers en détention de manière arbitraire. L’érosion du respect des normes juridiques résulte aussi du recours au statut d’« unlawful combattant ». En raison de ces bricolages juridiques, un individu suspecté de terrorisme ne peut plus être considéré ni comme un criminel qu’il convient de juger selon le droit commun, ni comme une combattant auquel il faut appliquer le droit de la guerre. Les Conventions de Genève sont donc mises à rude épreuve ce qui, dans les faits, laisse une plus grande marge de manœuvre aux militaires quant aux traitements à infliger à ces personnes. Enfin, les États-Unis et leurs alliés ont eu recours (ou avalisé) les déportations dans des États où les interrogatoires musclés sont monnaie courante (ce que l’on nomme « torture by proxy »), ce qui leur permet d’affirmer qu’ils ne contreviennent à aucune convention internationale. Comme le montre l’étude de Laleh Khalili, du fait de ces mêmes bricolages juridiques, enfermements arbitraires, déportations et tortures ont finalement trouvé des justifications légales lors de la « guerre contre le terrorisme ». Bien entendu, ce processus a contribué à détricoter les avancées normatives des années 1970 en matière de protection des individus en situation de conflit (les protocoles additionnels des Conventions de Genève entre autres adoptés en réaction aux violences extrêmes perpétrées lors des guerres coloniales). Ajoutons encore que l’érosion du respect des normes se pose aussi à propos de la pratique des « assassinats ciblés » ou « exécutions extrajudiciaires » menés par certains États contre leurs propres ressortissants au Yémen ou en Syrie par exemple[10]. De fait, ces pratiques s’apparentent à des peines de mort sans jugement préalable.  Elles sont pratiquées par des démocraties se voulant pourtant exemplaires : Israël, États-Unis, Grande-Bretagne, France...

 Enfin, l’érosion du respect des normes internationales se pose à travers la question des livraisons d’armes en direction des États alliés dans la « guerre contre le terrorisme ». Le problème découle ici des ventes d’armes à l’Arabie Saoudite, qui mène une guerre brutale au Yémen, par des États européens tels que la Belgique (par l’entremise de la Région Wallonne), la France ou encore la Grande-Bretagne. Rappelons qu’il existe au sein de l’Union européenne un code de conduite sur le commerce des armes (2008)[11]. Ce document vise non seulement à rendre plus transparentes les politiques en matière d’armement, mais aussi à empêcher les livraisons à des États qui pourraient les utiliser en violation du droit international humanitaire. Ces États européens ainsi que les États-Unis sont par ailleurs signataires d’un Traité sur le Commerce des Armes (TCA). Entré en vigueur en 2014, ce traité vise des objectifs assez similaires au code européen. En dépit de leur existence, les Etats démocratiques et producteurs d’armements continuent de vendre des armes en grande quantité à l’Arabie Saoudite. 

L’occultation et la banalisation des morts civils

La troisième grande composante de la culture émanant des interventions menées au nom de la guerre contre le terrorisme est l’occultation et la banalisation des morts civils dans les zones de combat. L’occultation résulte pour partie des suites du discours relatif à l’émergence d’une Révolution dans les Affaires Militaires (RMA) après la guerre du Golfe de 1991. Les experts (dont un nombre non-négligeable était financé par le Pentagone et l’industrie de défense) affirmaient que l’introduction de nouvelles technologies au sein des forces armées avait permis de mener une guerre plus précise (« chirurgicale ») et plus décisive. Ces mêmes experts passaient bien entendu sous silence le niveau de mortalité civile et militaire en Irak résultant de la guerre (de la même manière qu’ils taisent les effets désastreux de l’expérimentation de ces technologies sur les quartiers populaires de Chorillo et San Miguelito à Panama City lors de l’opération Just Cause en 1989)[12]. Le même discours est reproduit durant la campagne aérienne menée lors de la guerre du Kosovo (alors que, dans les faits, les appareils de l’OTAN parviennent à peine à entamer le potentiel militaire serbe lors de ce conflit[13]) et revient en force lors des opérations menées contre l’Afghanistan en 2001 et l’Irak en 2003 (dans le jargon des experts, la RMA s’est alors transformée en Transformation). Ce discours masque non seulement l’instabilité politique créée par les interventions mais aussi, et une fois encore, l’existence des victimes civiles. Dans un second temps, les militaires aux prises avec cette instabilité en Afghanistan et en Irak ont remis au goût du jour la notion de contre-insurrection en s’inspirant des expériences de leurs aînés britanniques en Malaisie et en Irlande du Nord, français en Algérie et américains au Vietnam (voire au Salvador). Au niveau opérationnel, la principale critique que l’on peut probablement faire à cette conception est d’avoir contribué à la fragmentation de l’Afghanistan et de l’Irak. La contre-insurrection repose en effet sur la cooptation de milices locales pour lutter contre les « terroristes » ; on se retrouve une fois de plus dans une logique de « diviser pour régner »[14]. A un niveau plus populaire, le discours de la contre-insurrection est un moyen de mettre en évidence le fait que l’action militaire ne repose pas que sur la violence, mais aussi sur la protection des civils et la « séduction des cœurs et des esprits ». Par ce biais, la notion de contre-insurrection contribue elle aussi à masquer la question des victimes civiles. Enfin, le discours sur le contre-terrorisme « pur », qui repose sur traque et l’élimination physique des ennemis (entre autres avec des drones ou, comme pour Ben Laden, avec l’intervention d’un commando) occulte lui-aussi le danger pour les civils en projetant une image de violence à la fois limitée et précise. Enfin, dans le contexte actuel des opérations menées dans les villes irakiennes et syriennes contre l’EI, les membres de la coalition recourent de manière abusive au concept de « bouclier humain » afin de reporter la responsabilité des victimes (nombreuses) civiles sur leurs adversaires[15]. De cette façon, la coalition laisse entendre qu’elle n’est pas véritablement responsable de ces morts civils. 

Pourtant des civils meurent bel et bien depuis plus de 15 ans du fait des actions des militaires américains et européens[16]. Les décès ne sont pas exceptionnels et surviennent avec une régularité telle que l’on peut s’interroger sur le fait de les qualifier d’« accident ». Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en termes de « victimes directes », on parle de 30.000 morts civils pour l’Afghanistan depuis 2001 et 60.000 pour l’Irak depuis 2003. Ces « accidents » sont si nombreux qu’il faut faire des efforts pour se souvenir même des plus sanglants parmi ceux-ci. Ainsi, qui se souvient du massacre de 24 civils perpétrés par une patrouille de Marines à Haditha en Irak en  novembre 2005 ? Qui se rappelle encore de ces images diffusées par Wikileaks, filmées à partir d’un hélicoptère de combat tuant deux reporters de Reuter à Bagdad en Irak en juillet 2007 ? Qui se remémore avec précision du bombardement de ce mariage à Deh Bala en Afghanistan, en juillet 2008, durant lequel 47 civils furent tués ? Qui se souvient du bombardement d’un camion-citerne, à la demande des militaires allemands, en Afghanistan en septembre 2009, causant la mort d’une quarantaine de civils ? Qui se souvient de la destruction de l’hôpital de Médecins Sans Frontières dans la province d’Helmand en Afghanistan en octobre 2015, tuant 42 personnes ? Qui se souvient des 25 civils morts lors du premier et lamentable raid des Navy SEALs autorisé par Donald Trump au Yémen en mai 2017 ? Et nous souviendrons-nous encore, des effets de ce récent et terrible bombardement sur Mossoul qui a provoqué plus d’une centaine de victimes ? Ajoutons que dans la majorité des cas, ces décès de civils ne peuvent être tous qualifiés d’illégaux sur le plan du droit humanitaire[17]. De façon quelque peu simplifiée, dès lors que les militaires respectent une certaine proportionnalité entre l’avantage qu’amène une attaque et le risque qu’ils font prendre aux civils, qu’ils ne visent pas délibérément les civils si cela n’apporte aucun avantage militaire et qu’ils ne provoquent pas de souffrances considérées comme inutiles sur le plan pratiques, ils ne seront guère inquiétés par la justice militaire.

 Il y a peu, le ministre belge de la Défense nationale, Steven Vandeput, a déclaré à propos des victimes civiles d’un bombardement à Mossoul : « C’est la guerre, ça arrive »[18]. Le secrétaire à la Défense des États-Unis, James Mattis, s’est exprimé en termes relativement similaires lorsqu’il a affirmé : « [C]ivilian casualties are a fact of life in this sort of situation »[19]. Bien entendu, les intéressés ont également indiqué que les victimes civiles étaient regrettables et qu’il était nécessaire de prendre des précautions pour éviter cela. Ce qui est clair cependant, c’est que les actions militaires génèrent un état d’esprit qui normalise, voire banalise la mort de civils. Ajoutons que ce problème se pose également de manière indirecte, comme en témoigne la mortalité en mer Méditerranée parmi les candidats réfugiés.

 La violence mise en spectacle

La quatrième caractéristique de la culture découlant des interventions est la mise en spectacle de la violence militaire. Cette mise en spectacle relève dans un premier temps de l’action conjuguée des médias, des forces armées et des décideurs politiques. Il ne s’agit certes pas d’un phénomène nouveau. On en trouve ainsi des traces au cours des années 1990. Lors de la guerre du Golfe de 1991, les médias ont diffusé des images filmées par les caméras équipant les bombes et missiles américains afin d’attester de la supériorité technologique de la coalition. En 1992, l’intervention américaine en Somalie (Restore Hope) débutait par un débarquement de nuit qui est filmé, entre autre grâce à des amplificateurs de lumière, par les journalistes de CNN. La guerre du Kosovo en 1999 est par ailleurs l’occasion de découvrir le rôle des spin doctors, ces spécialistes en communication qui « encadrent » la communication de l’OTAN relatives aux bombardements. Sans surprise, les interventions des années 2000, menées dans le contexte de la guerre contre le terrorisme, confirme le processus de spectacularisation de l’action militaire. En attestent, par exemple, les photos de G.W. Bush, prises en 2003 sur le porte-avion USS Abraham Lincoln, avec la fameuse banderole « Mission Accomplished » suspendue en arrière-plan ; ou encore les photos prises lors de la destruction de la statue de Saddam Hussein, avec l’aide de véhicules américains, à Bagdad au printemps 2003. On notera par ailleurs que le général Tommy Franks, responsable des opérations en Afghanistan et en Irak en 2001 et en 2003, a fait venir des experts d’Hollywood à son quartier-général au Qatar afin de construire sa salle de briefing[20]. On n’oubliera pas non plus le montage, également par des experts du cinéma travaillant pour le Pentagone, du film relatant le « sauvetage » musclé de la soldate Jessica Lynch par des forces spéciales alors qu’elle était soignée dans un hôpital civil irakien. Les images et la communication qui ont entouré le tir des 59 missiles Tomahawk contre la Syrie et le largage d’une Mother of All Bombs (MOAB) en Afghanistan au printemps 2017 relèvent également d’une mise en spectacle de la violence militaire. La multitude de photos de drones et de chasseurs-bombardiers sur fond de ciel bleu ou celles de blindés et soldats avec pour décor un coucher de soleil participent aussi de ce processus de mise en spectacle à travers l’esthétisation de la machine militaire. Précisons que ce phénomène n’est pas qu’américain. Les forces armées européennes, avec le soutien plus ou moins actifs des médias, soignent aussi les images qu’elles diffusent.

Une part importante des récits journalistiques relatifs aux opérations contribue aussi à cette spectacularisation de la violence, comme ceux de Mark Bowden, de Dexter Filkins, de Sebastian Junger, d’Evan Wright aux États-Unis, Tim Bouquet en Grande-Bretagne, ou ceux de Jean-Christophe Notin en France. Sur le plan factuel, ces écrits comportent sans conteste des éléments intéressants. Le problème principal est que leur focalisation sur le vécu des soldats tend à prendre le dessus sur les autres dimensions du conflit. Plus encore, du fait de l’attention que nombre d’entre eux accordent aux prouesses de la machinerie militaire, ils contribuent aussi à renforcer la spectacularisation de l’usage de la violence militaire. Les productions filmées, dont une partie est par ailleurs issue des récits journalistiques évoqués ci-dessus, contribuent aussi à ce phénomène. Des films tels qu’American Sniper ou Good Kill, la série télévisée Generation Kill ou les reportages Armadillo, Restrepo, ou The Battle of Marjah sont autant d’illustrations qui illustrent ce phénomène. Le point de vue offert dans la majorité de ces productions est celui de soldats projetés dans un univers menaçant. Ces productions ne permettent dès lors pas de critiquer les militaires lorsqu’ils usent de la violence. En définitive, l’injonction d’empathie envers les soldats qui est véhiculée par ces productions produit des effets politiques de légitimation du recours à la force[21].

Enfin, les soldats déployés en opérations extérieures participent aussi à la mise en scène de la violence. Ainsi, ces dernières années ont vu déferler des récits autobiographiques de militaires (surtout aux États-Unis et en Grande-Bretagne) publiés par des maisons d’éditions commerciales. De façon générale, ces publications héroïsent la figure du combattant. Ponctuellement, les soldats ont aussi produit des spectacles macabres dans le contexte de leurs déploiements. Ce fut par exemple le cas à Abou Ghraib en Irak, en Afghanistan où des militaires américains se prirent en photos à côté de cadavres ou en train d’uriner sur eux. Finalement, les marquages « With love from Manchester » sur les bombes britanniques participent aussi de cette logique. En écrivant sur leurs bombes, les soldats ne font que s’approprier la « culture de guerre » validée par les responsables politiques et leurs officiers. Ces mêmes marquages sont donc bien plus qu’une simple anecdote. Ils sont l’une des expressions de ce que produit la « guerre contre le terrorisme ».     

[1] John Sharman, “RAF crew writes 'Love from Manchester' on bomb seemingly headed for Isis. Image is genuine despite speculation online, Ministry of Defence confirms”, The Independent, 25 mai 2017 (http://www.independent.co.uk/news/uk/home-news/manchester-bomb-raf-photo-with-love-from-post-isis-a7756241.html).

[2] Imogen Calderwood, “From Paris, With Love': Emotive message of revenge scrawled across the U.S. bombs destined for Syria”, Daily Mail Online, 16 novembre 2015 (http://www.dailymail.co.uk/news/article-3320252/From-Paris-Love-Emotive-message-revenge-scrawled-U-S-Hellfire-missiles-destined-Syria.html).

[3] Gal Beckerman, “About Those Photos of Little Girls and Artillery Shells …”, Columbia Journalism Review, 20 juillet 2006 (http://archives.cjr.org/behind_the_news/about_those_photos_of_little_g.php).

[4] Sur ce type de questionnement, voir : Allen Feldman, Formations of Violence. The Narrative of the Body and Political Terror in Northern Ireland, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1991 ; Tarak Barkawi et Shane Brighton, “Powers of War: Fighting, Knowledge, and Critique”, International Political Sociology, 2011, vol. 5, pp. 126-143.

[5] Nous ne considérons pas non plus l’action armée de la Russie dans la région comme un facteur de stabilité. Ceci étant, la focale de notre analyse se situant sur les actions américaines et européennes, nous ne nous appesantirons pas sur cet Etat.

[6] Sur l’extension concomitante du dispositif antiterroriste américaine en Afrique, voir : Nick Turse, Les nouvelles armes de l’Empire américain, Paris, La Découverte, 2012.

[7]  Akbar Ahmed, The Thistle and the Drone. How America’s War on Terror became a Global War on Tribal Islam, Washington DC, Brookings, 2013; Nir Rosen, In the Belly of the Green Bird. The Triumph of the Martyrs in Iraq, New York, Free Press, 2006.

[8]  Joy Gordon, Invisible War. The United States and the Iraq Sanctions, Cambridge, Harvard University Press, 2010.

[9]  Laleh Khalili, Times in the Shadows. Confinement in Counterinsurgencies, Stanford, Stanford University Press, 2013.

[10] Tamer El-Ghobashy, Maria Abi-Habib et Benoit Faucon, “France’s Special Forces Hunt French Militants Fighting for Islamic State”, The Wall Street Journal, 29 mai 2017; Ben Kentish, “SAS in Iraq Given ‘Kill List’ of 200 British Jihadis to take Out”, The Independent, 6 novembre 2016.

[11] La version initiale de ce code date de 1998. L’accord politique de 1998 devient une position commune en 2008.

[12] Rick Atkinson, Crusade. The Untold Story of the Persian Gulf War, Boston et New York, Houghton Mifflin Company, 1993.

[13] Robert H. Gregory, Clean Bombs and Dirty Wars. Air Power in Kosovo and Libya, Lincoln, Potomac Books, 2015, p. 105.

[14] William Doyle, A Soldier’s Dream. Captain Travis Patriquin and the Awakening of Iraq, NAL Caliber, 2011; Peter R. Mansoor, Baghdad at Sunrise. A Brigade Commander’s War in Iraq, New Haven et Londres, Yale University Press, 2008.

[15] Neve Gordon et Nicolas Perugini, “The politics of human shielding: On the resignification of space and the constitution of civilians as shields in liberal wars”, Environment and Planning D: Society and Space, vol. 34, n°1, 2016, pp. 168-187.

[16] Des chercheurs indépendants tentent de maintenir une comptabilité aussi systématique que possible de la mortalité civile résultant des opérations menées dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » (ce que ne font pas les militaires) Voir Iraqi Body Count (https://www.iraqbodycount.org/) et Airwars (https://airwars.org/).

[17] L’exemple d’Haditha est une exception cependant. Huit Marines furent inculpés suite à ce massacre.

[18] La rédaction, “Civils tués à Mossoul: “C’est la guerre, ça peut arriver”, selon Vandeput”, Le Soir, 8 avril 2017.

[19] Martin Pengelly, “Defense seceratry Mattis says US policy against Isis is now ‘annihilation’”, The Guardian, 28 mai 2017.

[20] David Wharton, “Central Command in Qatar Gets a Glossy Briefing Set”, Los Angeles Times, 20 mars 2003 (http://articles.latimes.com/2003/mar/20/news/war-set20).

[21] Jerry Lembcke, The Spitting Image. Myth, Memory, and the Legacy of Vietnam, New York, New York Univeristy Press, 1998.

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