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Billet de blog 29 novembre 2016

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Phantasmagoria

Phantasmagoria est un article publié par Ned Resnikoff, sur son blog thinkprogress. Axé sur la manière dont fonctionne la communication politique de Donald Trump, c'est l'une des analyses les plus lucides et glaçantes que j'ai pu lire sur l'avenir de nos démocraties. J'en publie ici la traduction, avec quelques modifications afin de ne pas perdre le sens des propos originaux.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

            La plupart des politiciens sont au moins un peu malhonnête, mais très peu sont malhonnête de la même manière que Donald Trump. Voici un homme qui ment même quand cela n’est pas nécessaire, qui se contredit lui-même si fréquemment qu’il est difficile de dire de jour en jour (ou d’heure en heure) comment il se positionne sur des sujets politiques fondamentaux. Quand il est pris sur le fait, il continue à mentir effrontément. Quelque fois –comme lorsqu’il a prétendu que Hillary Clinton avait initié la polémique sur le certificat de naissance de Obama- ses mensonges sont si ridiculement évidents qu’il est difficile de dire ce qui les motive.

Si Trump n’est pas le plus menteur des candidats à l’élection présidentielle dans l’histoire américaine moderne, il s’est cependant distingué lui-même avec sa manière personnelle de mentir. Quand d’autres politiciens mentent, ils le font d’habitude dans l’espoir de générer un certain résultat : ils veulent récupérer plus de votes au sein d’une catégorie particulière de votant, ou préparer le terrain pour l’un de leurs objectifs politiques, ou encore échapper à l’opprobre publique. Trump raconte des mensonges qui ont l’air entièrement sans motifs. Des mensonges qui flottent au-dessus du débat et qui ne produisent rien sinon de la confusion.

Quand les politiciens sont particulièrement malhonnêtes, ils disent habituellement des demi-vérités ou des contre-vérités qui se renforcent les unes les autres. Le but est de construire une réalité plausible qui s’ajuste à leurs ambitions et à leur programme politique. C’est la signification de la formule fameuse « une communauté fondée sur une conception commune de la réalité», attribuée à un membre anonyme de l’administration Bush (et généralement attribuée à Karl Rove, l’un des plus grands manipulateur de ce, encore tout jeune, siècle).

Voici en entier la citation sur “la communauté fondée sur une conception comunne de la réalité” telle qu’elle est parue en 2004 dans un article de Ron Suskind dans le New York Times Magazine :

L’assistant (le membre anonyme de l’administration Bush) me dit que les gens comme moi étaient « dans ce que nous appelons la communauté fondée sur une conception commune de la réalité » qu’il définit comme les gens qui « croient que les solutions émergent d’une étude judicieuse de la réalité perceptible ». Je hochais la tête pour approuver et murmuré quelque chose sur les principes des lumières et de l’empirisme rationnel. Il me coupa la parole. « Ce n’est plus ainsi que le monde fonctionne. » Il continua. « Nous sommes maintenant un Empire, en quand nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et quand vous étudiez cette réalité - judicieusement, comme vous le devez – nous agirons encore, créant d’autres réalité nouvelles, que vous pourrez aussi étudier, et c’est ainsi que les choses se mettront en place. Nous sommes des acteurs de l’histoire … et vous, vous tous, seraient laissé à la seule étude de ce que nous faisons. »

« Nous créons nos propre réalités ». Quand les officiels de l’administration Bush voulaient créer une réalité dans laquelle envahir l’Irak serait moralement et pragmatiquement justifiée, ils racontaient au monde l’histoire des armes de destruction massive (qui n’existaient pas), ainsi que celle des liens illusoires entre le régime de Saddam Hussein et Al-Qaeda. Quand ils voulurent créer une réalité dans laquelle George W. Bush avait un bien meilleur palmarès militaire que John Kerry, les alliés de Bush créèrent une histoire pour contester les états de service de Kerry au Vietnam.

Ceux-ci étaient d’énormes mensonges. Pour parvenir à ce qu’ils soient efficaces, ils durent les disséminer de manière stratégique, disciplinée et cohérente. La coalition des Vétérans des Patrouilleurs pour la Vérité ne pouvait pas tergiverser ou cesser ses attaques sur Kerry. Dick Cheney ne pouvait pas prétendre le lundi que Saddam Hussein avait des armes de destruction massive et décider le mardi qu’il n’avait jamais dit cela, et revenir à sa position originale le mercredi. Quand une nouvelle réalité est encore au stade de l’enfance, elle a besoin d’autant de soutien et de cohérence qu’elle peut en obtenir.

Trump marche dans les pas de Karl Rove et des autres grands fabulistes américains, mais il fait quelque chose de fondamentalement différent. Il ne construit pas de nouvelles réalités. Ses mensonges sont trop alambiqués et contradictoires pour cela. Au lieu de suivre à la lettre le schéma de Rove il a adopté le style d’un stratège politique que la plupart des américains n’ont jamais rencontré : l’ancien premier ministre adjoint de la fédération de Russie, Vladislav Surkov, aussi connu comme étant le Karl Rove de Poutine.

Voici comment le réalisateur de la BBC Adam Curtis décrit le style Surkovien en politique en 2014 :

« Il vise à saper la perception du monde des gens, pour qu’ils ne sachent jamais ce qui est réellement en train de se passer. Surkov a tourné le monde politique russe en une pièce de théâtre déconcertante, toujours changeante. Il a encouragé toutes sortes de groupes, des néo-Nazi skinheads jusqu’aux organisations défendant les droits de l’homme. Il a même appuyé des partis opposés au Président Poutine. Mais la chose essentielle était que Sukov laissait ensuite savoir que c’était de son propre fait (que ces organisations avaient pu se créer), ce qui signifiait que personne n’était sure ce qui était réel ou ce qui était faux. Tel qu’un journaliste l’a énoncé : « C’est une stratégie de pouvoir qui garde en permanence l’opposition confuse. »

Une mutation perpétuelle qui est impossible à arrêter car elle est indéfinissable. C’est exactement ce que Surkov est accusé d’avoir fait en Ukraine cette année. A sa façon bien à lui, comme la guerre commençait, Surkov publiait un court essai à propos de quelque chose qu’il appelait la guerre non-linéaire. Une guerre dans laquelle vous ne savez jamais qui est réellement l’ennemi, ou même qui ils sont. L’objectif sous-tendu, dit Surkov, n’est pas de gagner la guerre, mais d’utiliser le conflit pour créer un état constant de perception déstabilisée, dans le but de gérer et contrôler (l’opinion publique).»

Voilà ce que Trump et ses conseillers sont en train de faire. Ils n’ont aucun intérêt à créer une nouvelle réalité. Au lieu de cela, ils remettent en question l’existence de toute réalité. En disant tellement de confondants et mutuellement exclusifs mensonges, la campagne de Trump a créé un sentiment omniprésent d’irréalité dans lequel la vérité n’est guère plus qu’une vision subjective et arbitraire.

C’est la raison, je pense, pour laquelle tant de personnes soutiennent Trump même quand ils admettent ses mensonges évidents. Ils ont été persuadés avec succès que tout est un mensonge, donc le seul choix politique qui reste est celui de la fiction qui correspond le plus à votre propre perception de la réalité. Cela explique en partie comment Trump est capable de rallier le soutien à la fois des antisémites et de certains juifs. Les juifs pro-Trump ont décidé que Trump ment aux blancs suprématistes, et vice versa. Ils tolèrent ces mensonges parce que tout le monde ment. Et parce qu’ils ont décidé qu’il est plus honnête quand il leur parle directement. La seule semblance de quelque chose de réel peut être trouvé dans l’identification personnelle avec la figure du héros charismatique teinté de roux.

Je doute que Trump ait personnellement étudié le travail de Vladislav Surkov, mais je ne serai pas surpris que ses conseillers eux l’ait fait. Steve Bannon et Roger Ailes en particulier sont des maîtres de l’irréalité politique, spécialement Ailes. Mais la stratégie de Surkov fonctionne spécifiquement bien pour Trump en raison de ses racines dans le monde de la télé-réalité, une autre sphère où la « réalité » est définie largement par sa propre conscience d’elle-même et ses artifices flagrants.

Dans The Apprentice (une émission de télé-réalité où Trump faisait passer des entretiens d’embauches à des candidats), comme dans l’élection de 2016, les spectateurs sont récompensés d’être assez avisés pour comprendre que tout ce qu’ils voient est du « bullshit » (en anglais dans le texte). Cependant ces mêmes spectateurs doivent, quoi qu’il en soit, choisir leurs propres héros et antagonistes parmi les candidats quel que soit le contexte de l’émission.

Quand la politique devient fondamentalement irréelle, la nature de la prise de décision politique change. Tout devient fiction, donc les votants peuvent choisir seulement la fiction qui correspond le mieux à leur goût et à leurs propres représentations. Ainsi le politique devient dévoré entièrement par le cosmétique. C’est le triomphe final de ce que Carl Schmitt appelait le romantisme politique, ou ce que Christopher Lasch pourrait appeler le narcissisme politique : la politique en tant qu’expression de soi et rien d’autre.

Ce n’est pas une coïncidence que des forces autoritaires soient à l’action derrière ce développement. La suspension de la réalité se prête aux politiques autoritaires car elle rend la démocratie libérale impossible. Sans aucune sorte de réalité stable, nous n’avons pas de points de référence commun que nous puissions utiliser pour la délibération politique. Et quand mes préférences politiques sont enracinées entièrement dans ce que je conçois comme étant moi-même, il n’y a pas de place pour le compromis.

On peut se demander naturellement comment il est possible de rendre un sens de réalité politique au-delà de soi-même. Je peux seulement dire que je n’en ai aucune idée. Il ne semble pas y avoir de moyens effectifs dans les institutions pour contrer le mode de communication de Trump/Surkov. En partie car il émerge dans des sociétés qui souffrent déjà d’un persistent cynisme institutionnalisé. Le New York Times peut fact-check / vérifier les faits de Donald Trump autant qu’il veut, mais ceux qui le soutiennent savent dans leur cœur que le Times n’a pas d’autorité particulière lorsqu’on en vient à décider de ce qui est vrai.

Il me semble donc que cette manière de faire de la politique continuera à se renforcer, et que sa popularité ira bien au-delà de cette élection, même si Trump est battu. Elle pourrait même bien être le futur des démocraties modernes, si plus de démocraties libérales glissent vers ce que Surkov a appelé les « Démocraties gérées »

Ce terme mérite une courte explication. Dans un texte de 2011 écris pour Open Democracy, Richard Sarkwa, un professeur de politique russe et européenne à l’Université du Kent, décrivit ce que Sukov nomme les « démocraties gérées » comme « la gestion administrative des partis et élections politiques. » Sakwa continue :

La philosophie de Surkov est qu’il n’existe pas de réelle liberté dans le monde, et que toutes les démocraties sont des démocraties « gérées », donc la clef du succès est d’influencer les gens, de leur donner l’illusion qu’ils sont libres, alors qu’en réalité ils sont « gérés ». De son point de vue, la seule liberté est la « liberté artistique ».

La liberté d’adopter une affiliation politique en tant qu’exercice purement esthétique.

Les démocraties “gérées” et la politique “irréelle” croissant en influence dans le monde occidental, sous le patronage en grande partie du régime de Poutine. Regardez le Royaume Unis, où la campagne pro-Brexit a été capable d’atteindre ses buts en dissimulant constamment, et de manière évidente, les effets potentiels d’une sécession de l’Union Européenne. Nigel Farage, à la tête du parti d’extrême droite populiste UK Independance Party a dit pendant des mois avant le référendum sur le Brexit que quitter l’Union libérerait 350 millions de livres pour le National Health Service. Il a abandonné ce mensonge éhonté quelques heures à peine après le vote. (et incidemment le successeur de Farage à la tête de l’UKIP a décrit Vladimir Poutine comme son héros favori.)

En Hongrie, le premier ministre et allié de Poutine Viktor Orban y ait même aller de sa pièce en inventant son propre mot pour ce qui doit remplacer le libéralisme politique : plutôt que de démocratie « gérée », il parle de démocratie illibérale. 

Personnellement, j’aime plus le terme de Orban que celui de Surkov. « Démocraties gérées » implique une sorte d’élite technocratique bénigne  qui veille aux affaires de l’état pendant que nous sommes occupé à nous drapés nous même dans des idéologies mortes en prétendant débattre du futur du pays. Démocratie illibérale d’un autre côté, suggère une nation nominalement gouvernée par le consentement populaire mais dépouillée de tout engagement sérieux dans la vie politique et dans une société ouverte.

Et bon débarras. Après tout, sans une réalité indépendante ou objective à découvrir et débattre collectivement, quel est le sens d’une société ouverte ?

Article original : Phantasmagoria, par Ned Resnikoff, senior editor à @thinkprogress

Consultable ici : https://medium.com/@resnikoff/phantasmagoria-3beac7fe516d

Traduit et adapté par Pierre Carpentier

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