Aujourd’hui, nous sommes en pleine crise de coronavirus. Une dame vient chercher une aide d’urgence pour ses enfants. C’est la direction qui s’occupe de la distribution des couches et du lait, les femmes qui se présentent doivent expliquer pourquoi elles ont besoin de cette aide, décrire leurs situations, avant la distribution.
D’habitude, cette dame va aux restos du cœur, mais là ils ont fermé. Elle nous explique qu’elle fréquentait notre lieu d’accueil avant, qu’elle est en grande difficulté financière, qu’elle voulait s’inscrire au programme d’aide d’urgence pour enfants mais que la professionnelle en charge du programme lui a demandé d’aller voir ailleurs, lui demandant si elle ne voulait pas aussi qu’elle aille “elle-même à la pharmacie avec son argent lui acheter ces couches et ce lait”. Une chose à savoir sur cet endroit: les personnes doivent prouver qu’elles méritent l'aide.
Cette dame nous raconte cette histoire, avec de la colère et de la tristesse oui, mais sans agressivité aucune, comme un poids qu’elle a sur le cœur depuis longtemps, une histoire de domination vécue, pas digérée et jamais racontée. Elle avait simplement arrêté de venir. Et là, catastrophe, elle prononce le mot interdit, le mot qui fait frémir les professionnels ici, elle parle de racisme. Elle dit qu’elle pense avoir été victime de racisme. La réponse que lui donne la direction? “Madame, si nous étions racistes, nous n’aurions pas choisi ce travail”, d’ailleurs, c’est “trop facile de dire que c’est du racisme”. Une fois la dame partie, on dira que décidément “c’est toujours compliqué avec les maghrébins”. La personne ayant prononcé cette phrase s’adressait à un collègue maghrébin.
Nous travaillons dans un accueil de jour, dans le département de la Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France, et le plus touché par l’épidémie. D’ordinaire, nous recevons les personnes sous forme collective, proposons des services de première nécessité et activités diverses, et sous forme individuelle, avec des entretiens de suivi social.
Durant cette crise, nous ne proposons qu’une aide au compte-goutte, distribution de nourriture à l’extérieur, quelques douches, quelques machines à laver, des cafés et des couches.
Pour la peine, pour avoir osé partager son ressenti, dénoncer cette situation, pour avoir parlé de racisme, cette femme est repartie avec la moitié de ce qu’elle aurait dû recevoir. L’autre partie de l’aide d’urgence est restée par terre, cachée. On ne lui a pas dit qu’on ne lui donnait que la moitié, on ne lui a juste pas donné, elle ne l’avait pas mérité après tout.
Bénéficier d’une aide d’urgence et oser parler de racisme? Quel affront madame!
La collègue accusée de racisme avait lâché un jour, pensant que la phrase résonnerait dans le vide, ou que ça ferait rire, que ce serait juste une blague (oh-ca-va-on-peut-plus-rien-dire), “de toute façon moi je déteste les africains”. Les africains et africaines constituent très majoritairement le public que nous recevons, la plupart étant en situation de migration, hébergées au 115, sans papier, sans ressource. Mais c’est bon, c’est ok, on a le droit de dire ça, on est forcément quelqu’un de bien vu qu’on travaille dans le social, non?
Salauds de pauvres. Ici cette expression prend tout son sens. Mais pas n’importe quels pauvres, des noirs, des arabes, parfois des Rroms.
Ici on déteste les gens. C’est une chose que j’ai apprise en travaillant ici: on peut détester les gens, parfois ouvertement, et leur demander qu’ils disent merci, ils doivent reconnaître notre amabilité. On les déteste, on leur dit, on leur fait sentir, on les méprise du regard ou du verbe, mais ils doivent nous dire qu’ils nous admirent, que décidément nous sommes “sympas”, que sans nous ils seraient vraiment dans la merde. Puisqu’ils n’ont pas le choix que de recevoir notre aide de toute façon, ils n’ont pas d’autre choix que de nous aimer. Alors quand ils nous aiment, et qu’ils nous le disent, on les aime bien. Des bons pauvres quoi, dociles, pas en colère, en tout cas pas chez nous, qu’ils soient en colère mais chez eux, et s’ils n’ont pas de chez eux, et bien en eux. Et puis on a tout prévu, si jamais ils sont trop en colère, on les exclue, on exclut les exclus, ou bien on trouve des solutions en amont, on propose du yoga.
J’ai assisté à des scènes terribles: cet homme en fauteuil et qui dort à la rue, qui vient chercher un papier, qu’on fait attendre, poireauter, “oui oui monsieur on a bien compris votre demande mais on va prendre notre temps”. “Il m’insupporte ce type”. Pas envie de les aider vraiment. Incompréhension, envie de tout casser. Moi, j’ai envie de tout casser, lui aussi il doit avoir envie de tout casser, mais lui il doit prendre sur lui, sinon il n’aura rien. Accepter d’être mal traité, dans ce cas là, c’est une question de survie. Et venez surtout pas me parler de racisme, nous sommes des gens bien bon sang. Le racisme-c’est-marine-lepen-point-barre-ça-n’existe-nulle-part-ailleurs-et-surtout-pas-quand-on-bosse-dans-social-et-qu’on-voyage-beaucoup-et-qu’on-a-un-ami-noir-ah-non-pardon-ça-c’est-morano.
L’infantilisation, maître mot ici. Elle est partout. Elle est au sein de l’équipe, quand la direction débarque dans un bureau, trouve un collègue au téléphone, lui demande “qui c’est?”.
L’infantilisation envers le public. C’est cette mère à qui on demande pourquoi elle a besoin de lait, elle ne peut donc pas allaiter? C’est mieux quand même d’allaiter madame vous savez… La dame, sous la pression des quatre regards sur elle, dont deux masculins qui trouvent aussi beaucoup mieux d’allaiter (étant donné qu’ils savent très bien ce que c’est, eux, l’allaitement) finira par dire qu’elle n’a pas assez de lait (et quand bien même, sa situation fait qu’elle, elle n’a pas le droit de choisir). Cette autre mère, à qui on dit que quand même à deux ans son enfant il devrait être propre, pourquoi diable a-t-elle besoin de couches? Ce serait bien de profiter du confinement pour que votre enfant soit propre madame. Mais allez, prenez les couches, nous sommes trop bons, mais oui, derien, oui nous sommes très généreux, on le sait, allez merci au revoir madame.
Pour les plus marginaux, les plus démunis, les plus violents aussi, on parle de “déchets humains”. Déchet. Humain. A mettre dans une poubelle donc. J’ai mal au ventre en écrivant ça, je me demande comment c’est possible, comment c’est possible?
En résumé donc, nous avons dans cette structure une direction aux orientations politiques libérales, à savoir, une bonne com’, une novlangue immonde, une excellente “relation partenariale avec les financeurs”, donc de l’argent, l’assurance que pas grand monde viendra nous chercher des problèmes au vu du domaine d’activité (l’aide d’urgence), une grande liberté de martyriser les bénéficiaires et l’équipe de professionnels, qui au passage ne sont ni très bien formés, ni très bien payés, finissent par incorporer le racisme, le chacun pour soi et le discours méritocratique, et reproduisent la violence qu’ils et elles subissent au quotidien sur les personnes les plus pauvres et les plus dominées de la société. Qui elles, n’ont surtout pas intérêt à se plaindre, parce que si on était pas là, il n’y aurait même pas d’accès aux services de première nécessité. D’ailleurs, personne ne s’interroge jamais sur le “pourquoi” nous sommes dans cette situation. Les notions d’inégalités, d’injustices, d’exploitations ou de dominations n’existent pas.
De contre-pouvoir, il n’y en a pas non plus. Le syndicalisme n’est décidément plus très sexy, ne fait envie à personne, et le seul syndicaliste qui est venu dans la structure nous a débité pendant plus d’une heure un discours/tract ultra-agressif anti-grève, ce qui a plu aux collègues, qui n’en ont strictement rien à faire des mobilisations sociales -ou alors personne n’en parle-, anti-manif, et anti-politique (“la politique n’a pas sa place dans l’entreprise” - en sachant que nous sommes une association - c’est plutôt lui qui n’avait pas sa place ici). Cette question, en suspens, où est la gauche? Où sont les représentants du personnel? Où sont les instances qui défendent les travailleurs? Ici il n’y a personne, personne ne s’est présenté aux élections du CSE.
Personne ne comprend grand-chose au fonctionnement du CSE à vrai dire. Et puis de toute façon, l’organisation actuelle du travail rend quasi-impossible la moindre mobilisation. La direction tient à savoir à chaque instant où sont et ce que font les professionnels, y compris en arrêt de travail, il n’y a pas d’espace pour se rassembler, personne n’a les mêmes horaires. La gauche, il semblerait, a déserté les banlieues, a failli à un moment donné de son histoire à ses propres valeurs. Sûrement qu’à force de ne pas voir le racisme et les couleurs, y compris le sien propre, elle a perdu une bonne partie des gens qu’elle prétendait défendre.
Une direction aux pleins pouvoirs donc. Une équipe qui subit, se solidarise comme elle peut, en passant parfois par la maltraitance du public. Violence vécue rejaillit, un grand classique.
Une dernière scène me vient en tête (en réalité mille autres, mais ce texte commence à devenir long): une réunion dans laquelle il est question du groupe de parole que la psychologue souhaite mettre en place pour les bénéficiaires. Le principe: les professionnels doivent écouter les personnes, et ne pas réagir, ne pas “cadrer”, ne pas “gronder”, ne pas donner leurs avis sur les propos entendus. Un temps de parole protégé, et donc un temps d’élaboration de pensée, un temps de libération de la parole. Insupportable pour certains collègues, surtout qu’un bénéficiaire a osé un jour profiter d’un de ces groupes de parole pour dire qu’il ressentait du racisme de la part de la direction (mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ça?). Et ça non, ce n’est pas entendable “avec tout ce qu’on fait pour eux”. Personne n’était tenté par l’animation de ce groupe de parole, ce qui, pour les collègues de l’accueil qui ont un travail tellement difficile et sont tellement sollicités, peut se comprendre. Ce qui est intéressant, c’est que c’est précisément ce temps de parole, ou quelque chose de cet ordre-là, qui pourrait faire du bien. Mettre en mots son vécu, son ressenti, n’est-ce pas la première étape de la libération? Être entendu, être écouté, transformer le vécu et le ressenti en mots.
Mais les plus pauvres, les plus démunis, ceux et celles qui dorment dehors, ceux et celles-là n’ont même pas le droit à la parole. Il ne faudrait tout de même pas qu’ils aient la possibilité d’être en colère, ni même de transformer cette colère, le plus important c’est de les maintenir dans l’idée que si ils sont là, c’est de leur faute. Et que si il y a bien quelqu’un pour les aider dans cette situation, les sauver, c’est nous, les blancs. Un petit air de déjà vu ?
Ce lieu du social, de l’aide, de l’assistance, m’a permis de prendre toute la mesure de la domination qu’un groupe peut exercer sur un autre. J’ai réalisé qu’entre l’assistance et l’assistanat il n’y a qu’un pas. Qu’on peut être content d’aider les autres, ou dégouté. Qu’ils peuvent nous faire pitié, qu’on peut les mépriser. Et que finalement, l’écart entre ces deux attitudes peut produire les mêmes résultats : on domine l’autre. Qu’on le veuille ou non. On a du pouvoir sur l’autre. J’ai entendu Anaïs Bourdet, fondatrice de “paye ta shnek”, dire “parfois c’est pire de mal aider que de ne pas aider” et je me demande si c’est vrai. Mais si ces personnes ne sont pas du tout aidées, comment survivent-elles?
Parce que personne ne veut aller dans ce lieu. Personne ne veut aller dans ce lieu un peu glauque, au fin fond de la Seine-Saint-Denis, où il n’y a pas de chauffage, où 80 personnes se serrent dans un espace humide, moche et où ça pue, où ça crie. Personne n’a envie de recevoir à longueur de journée des gens dans la merde, des gens seuls, parfois drogués, parfois à la rue, des femmes enceintes sans aucune ressource, sans rien. Des gens sans papier. Des gens désespérés. Des gens qui finalement se retrouvent comme des enfants, et qu’on met dans cette position, et qu’on déteste pour ça. Des gens qui viennent questionner notre rapport à l’humanité. Aux autres. A notre propre personne.
Juliette Collet