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Billet de blog 5 mai 2017

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L’aristocratie du pire

Dans une logique de noblesse d’Ancien Régime discréditée, nombre de politiques versent dans la phraséologie guerrière, pensant que la boursouflure égotique passe mieux en armure, n’abritât-elle que du vent et du pus. Démontons le lego de l’ego martial en partant de deux exemples littéraires du Grand Siècle, si fertile en baudruches sanguinaires.

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Illustration 1
Georges-Antoine Rochegrosse, "Andromaque" (1883), Musée des Beaux-Arts de Rouen

Vous suis-je donc si chère ?
― Madame, je vous aime à me précipiter
Dans le fleuve sacré qui coule à votre porte.
― On ne s’abaisse pas à cette extrémité
Quand on dit s’élever par l’amour qu’on me porte.
Il vous faut me haïr avant que je vous aime.
Ainsi vous serez grand et vous serez moins fat,
Car qui promet la lune est imbu de lui-même
Et montre qu’il se met dessus un cœur qui bat. 

Scarron. 

L’amour tragique, très à cheval sur l’honneur, serait, à entendre certains Modernes dont la faiblesse s’accorde à bon compte l’onction des Classiques, l’étendard d’une aristocratie du Moi. L’ego, toujours lui, en quête d’illustres prédécesseurs. L’analyse est valable pour Le Cid, une bête pièce élevée dans les étables jésuitiques et lancée à la charge contre le cardinal de Richelieu. Mais Le Cid n’est pas à proprement parler une tragédie, sauf si l’on considère que Corneille y renoue avec les fondamentaux du combat de boucs. Il est vrai qu’on y fait assaut de cornes. Chimène est à peine une fille et, si c’est une femme, elle a moins de cœur qu’elle n’a de cruauté. C’est une rapière qui aime. Elle embrasse par la haine, se lie par la saignée et dîne d’hécatombes. Elle exhorte Rodrigue au carnage, mais elle ne le fait pas pour aider le bretteur à magnifier un amour d’arène qui sent trop le crottin et la poussière. Non, elle le fait pour l’y confirmer. Rodrigue est un personnage statique qui persiste et signe, plutôt cent fois qu’une. Le triomphe guerrier l’autorise à se jeter sur la couche de Chimène sans passer par le pédiluve de la ruelle. Il lui faut vaincre pour étreindre. Banale condition d’un héros du terroir.

Le Cid est une commande de l’ego : « je » contre « je » = jeu. C’est la vanité du Grand Siècle dans une mise en scène baroque.

Tout autre est l’Andromaque de Racine. On change de paradigme, comme on dit quand on a du vocabulaire. Nous écrivons « Andromaque » mais nous pensons « Pyrrhus », car Pyrrhus est le véritable héros d’Andromaque. Néanmoins, comme Pyrrhus n’est pas Rodrigue, il importe de le laisser dans l’ombre où l’a mis Racine. Pyrrhus est un héros qui est revenu de l’héroïsme. Ce bûcheron à cimier a jadis abattu des forêts humaines, il s’est saoulé de leur sève palpitante. Quand la pièce s’ouvre, l’amour l’a dégrisé de la guerre. Il découvre qu’il lui faut aimer pour étreindre. Quelle révolution ! Le sabreur ne pense plus fourreau, coups à rendre ou à tirer, mais femme à mériter. Or, le mérite qui parle au cœur d’une femme, si celle-ci, du moins, se rappelle qu’elle a un cœur, se doit d’avoir l’haleine clarifiée. La guerre a toujours de sales relents qui altèrent les compliments les plus fins. Pyrrhus est le mal aimé du public, qui lui préfère Oreste, dont l’indignité a pour elle d’arborer un visage plus avenant. C’est que l’histoire de Pyrrhus est celle d’un renoncement. Ce n’est pas très vendeur. Pyrrhus commence massacreur et finit amant, amant bourrelé, mis à la torture par la raison d’État et la raison d’amour, amant massacré. Oreste, espèce de Rodrigue agacé de mouches, commence par l’amour, un amour enraciné de longue date, vermoulu, presque putride – d’où les mouches –, et finit massacreur. En tuant Pyrrhus sur ordre d’Hermione, il n’avance pas sa cause mais la fait régresser. Il se ravale au niveau du Pyrrhus saccageur de Troie. Ce ravalement est le signe irréfutable de la dégradation de son amour pour Hermione. S’il eût aimé hautement, Oreste eût refusé d’exécuter un crime d’amour, et cette lâcheté eût été d’un homme de cœur.

Andromaque nous raconte la déroute de deux ego. L’un, Pyrrhus, jette son glaive pour l’amour d’une femme, mais la mort interrompt sa reconversion ; l’autre, Oreste, s’arme d’un glaive, croit que cela suffit à le rendre aimable, s’en sert et découvre que cela rend fou. Louis XIV était trop abruti de stupre et d’orgueil pour suivre l’exemple de Pyrrhus. Sa police et son armée, fort diligentes à seconder ses entreprises criminelles, le soulageaient du remords de marcher dans les pas d’Oreste.

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