Été 2022
L’association Bibliothèque en Seine-Saint-Denis me propose une carte blanche sonore. Tout est possible, à condition qu’il y ait du sport dedans.
Je pense tout de suite à cette piste que je descends à toute allure en vélo, où des sportifs s’entrainent, de jour comme de nuit. Ça se passe le long du tram T3B, en face de l’hôpital Robert Debré. Ce n’est pas encore la Seine-Saint-Denis, et bientôt plus Paris. Ce lieu m’attire depuis longtemps. Me paraît fort dedans, et si à part pourtant.

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7 septembre 2022
C’est acté. Le projet se passera , sur ce site sportif situé aux pieds de la Butte du Chapeau Rouge.
En faisant des recherches, je lis que Jean Jaurès prononçait ses discours sur la Butte, ses discours dits « pour la paix ». C’était avant la première guerre.
Sur Google, des photos en noir et blanc nous ramènent aux grands rassemblements. On agite les chapeaux, on applaudit, on sourit.
Est-ce que ces hommes qui font du sport aujourd’hui cherchent la paix eux aussi ?

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17 octobre 2022
Dans ma tête et sur mon ordinateur, le projet s’appelle « projet hors limites ». Parce qu’il est pour le Festival, et parce qu’il est à la limite ; de la banlieue, et de Paris.
Je me dis qu’il faudra que j’y aille tôt le matin, en journée, et tard le soir aussi. Qu’il faudra qu’on sente le lieu mais pourquoi les gens font ça aussi. Qu’il faudra que je ressente l’effort, que je transpire moi aussi. Mais qu’il faudra quand même parler plus de la vie que de sport. Et en fait que ça ira, parce que c’est pareil. Tout est la vie. Très vite dans ce projet, j’ai le sentiment d’un tout.
Arrête les il faudra, et vas-y, sans trop penser, sans trop programmer, comme une boîte grande ouverte, prête à tout récolter.
18 octobre 2022
Hier soir, un homme m’a dit qu’il venait ici pour être en paix.
Plus tard, un autre m’a expliqué qu’on cherchait tous à dépasser nos limites ; « Pas toi ? Je suis sûr que si, réfléchis bien, tu verras. »
Dans ma tête et sur mon ordinateur, le projet change de titre. Il s’appellera la paix, ou la limite, ou les deux. Et là aussi j’ai l’impression que c’est pareil. Encore ce tout. J’ai hâte de continuer.
24 octobre 2022
L’ouvrier aux habits peinturlurés qui fume sa cigarette sur un banc ; le trompettiste qui répète ici parce que chez lui ce serait trop bruyant ; William et sa corde à sauter ; le monsieur toujours masqué qui promène le chien de sa fille (un chiwawa), il dit que cet endroit n’est pas bien fréquenté ; Reda et sa discipline ; les chronomètres qui sonnent, comme hier, comme demain.
Les gens qui viennent et ne s’arrêtent jamais de revenir, pour toujours être plus fort, pour toujours aller mieux, pour après, et encore après, et encore après, après. C’est la roue du monde qui se joue ici et j’ai un vers d’un poème de Blaise Cendrars en boucle dans la tête. Le monde entier est toujours là. Le monde entier est toujours là. [1]
Ça me paraît sans fin, c’est sans fin, et ce qui est étrange c’est que je n’arrive pas à me dire que c’est la vie. Je ressens quelque chose de suspect. Comme une résignation ; ou une condamnation ; est-ce qu’on est condamné.es à tourner ?
Je suis pressée. Je veux des réponses.
Je retrouve ce sentiment du cercle présent au Stade [2], le sans fin, l’infini. Je cherche toujours le pouls de la vie et à chaque fois je suis surprise. C’est bizarre. Peut-être qu’on ne s’y fait pas, à cette aventure de la vie.

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28 octobre 2022
Montrer que je m’interroge. Dire mon interrogation, sinon on ne comprendra pas pourquoi tout ça.
Est-ce que mon interrogation peut-être mon fil ?
5 novembre 2022
C’est lundi, j’y suis de 19h à 21h30. Je rencontre Mamadou, il fait de la lutte africaine. Il souffre. Il a souffert. Il se bat. Il a eu peur. Il crie. Est-ce que la roue n’est pas un moyen de résister ? Contre la mort.
Le soir-même, je reçois un mail de Gilles Candar, l’historien. Le discours de Jaurès n’existe pas. Personne ne l’a jamais trouvé (car Jaurès n’écrivait pas ses discours). Je me dis que la paix n’existe pas. Mais que, chercher, c’est déjà un peu la trouver.
Claire Marin : « se réconcilier avec le désordre de nos vies » - et avec la quête de réponse.
8 novembre 2022
« Maintenir » un mot très employé sur le terrain, cf Le Stade aussi.
Larousse : Tenir quelque chose ferme, fixe, stable
« Se maintenir »
Larousse : Ne pas se désister
À propos de la résignation ressentie au début, je ressens maintenant une sorte de sagesse de la part des sportifs. Ils acceptent la roue de la vie. La vie tout court.
J’ai l’impression que je traverse une leçon, ici.
/ Sans date
Lu dans Le Monde il y a quelques semaines, ce poème qui me revient pendant que j’enregistre :
Je ne savais pas que l'obscurité
n'est pas noire
que le jour
n'est pas blanc
que la lumière
aveugle
et que s'arrêter est courir
encore
davantage [3]
14 novembre 2022
Je viens faire des abdos et le cochon pendu. Je suis venue en courant. J’ai transpiré. Il fait nuit, il pleut.
Mamadou est arrivé vers 19h30, tout droit du travail. Il se change. Il dit qu’il est « chaud ».
Quand il me serre la main, l’impression qu’une coque de noix géante se referme sur moi.
Je n’enregistre rien, je suis venue sans micro. Pour vivre ma roue à moi aussi.

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16 mars 2022
15h : Je suis en train de relire mon journal de bord pour en envoyer des extraits à Hélène. Avec Clémence, nous avons terminé le montage hier.
Depuis, j’ai en tête une phrase que je dis dans l’un de mes micros, et qui aurait pu, dû, être le titre de cette carte blanche : Qu’est-ce qu’on fait, tous, là ? C’est une question. Et oui, c’est une question, cette émission. C’est une question, tout. Si je pouvais encore changer, ce serait ça le titre de cette promenade sonore. Je crois que je regrette.
C'est difficile de figer ; des titres, des réponses. Tout se déplace. Les limites se déplacent. Les vérités se déplacent.
20h : La journée passe, les regrets se transforment : Je n’ai pas trouvé la paix. Et c’est tant mieux. Même quand c’est fini, ça continue, les questions.
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Références dans le texte :
[1] Tu es plus belle que le ciel et la mer, Blaise Cendrars
[2] Le Stade, gardien des rêves – L’Expérience, France Culture
[3] Ancestrale, Goliarda Sapienza
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À l'infini, une promenade sur la limite
Une création sonore d’Alice Babin réalisée avec Clémence Gross
Produite par l'Association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis
Retrouvez tout le programme du festival sur notre site internet
Écrivaine, Alice Babin réalise des documentaires radio pour France Culture et les émissions Les Pieds sur Terre et L’Expérience : Recueil d’autre part, les personnages, c’était nous (2021) et Le Stade, gardien des rêves (2022).
Elle a publié un premier roman, Prière au lieu (JC Lattès, 2021), qui interroge avec délicatesse la mémoire des lieux.
Clémence Gross est réalisatrice de documentaires sonores pour France Culture. Elle consacre la plupart de son temps à l’émission Les Pieds sur Terre. En parallèle, elle initie des objets sonores pour des collectifs, musées, pièces de théâtre et radio engagées comme Radio Debout et Radio Dedans Dehors.