Nous sommes quelques-uns à nous indigner de l’annulation du colloque « La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamiques contemporaines » par le Collège de France. Monsieur P. Baptiste n’incarne pas à lui seul cette prestigieuse institution cependant que le choix de silencier un colloque universitaire en vertu d’une pression venue de l’extérieur est une première dans l’histoire du Collège de France. Ce billet se propose de revisiter une brève histoire des controverses universitaires célèbres en France pour saisir le caractère virtigineux de l’anti-intellectualisme de gouvernement.
D’une certaine manière, ce qui dépasse le lieu de tension où se joue actuellement la controverse, à entendre : une tentative de rationalisation des enjeux sociopolitiques, économiques, stratégiques liés aux évènements tragiques survenus à Gaza – ayant rappelons-le, conduit l’humanité à consentir ou à se distancier d’un génocide filmé, documenté, détruisant biotopes, civils et infrastructures (dans l’attente que la Cour Internationale de Justice délibère sur son caractère intentionnel) -, ce qui dépasse ce lieu de tension disais-je, c’est la délégitimation du statut de savant face au diktat de l’opinion publique.
C’est à dessein que nous usons ici de la notion de « champ académique ». Elle fait référence aux travaux de Pierre Bourdieu. Le sociologue enseignait que le renversement d’un champ n’est possible qu’à la condition de l’émergence d’une avant-garde dotée des codes culturels et symboliques aptes à reconfigurer le champ dans son ensemble. Les Règles de l’art, explorent en ce sens, l’émergence d’un champ littéraire autonome en France au détour du projet esthétique de Flaubert.
Si la suppression du colloque « La Palestine et l'Europe » ne peut se confondre avec la reconfiguration du champ académique français, la délégitimation de travaux scientifiques par des forces extérieures à l’institution est une première en France. Elle génère, qu’on le veuille ou non, un désordre dans le champ académique procédant de la dé-sanctuarisation de son expertise. En somme, des groupes de pression, des discours propagandistes, une presse partisane, peuvent faire vaciller un événement scientifique de haute qualité, même lorsque ses participants sont des experts reconnus. Le savoir, jadis évalué selon sa méthodologie et sa cohérence interne, est désormais jugé selon sa conformité à l’idéologie partisane et aux sensibilités de l'instant. L’institution, censée garantir la continuité et l’autonomie du savoir, se voit contrainte de céder à la polémique.
Qu’en est-il du savant ?
Le savant, héritier d’une tradition scripturaire et sanctuarisée est réduit au rôle de publiciste. En clair, l’instant (la controverse politique en l’occurrence) supplée à la durée qui fonde sa légitimité. En le réduisant à l’instant, la tradition que le savant incarne est vidée des expériences scientifiques du passé. L’expertise du savant disparaît avec le cumul des savoirs qu’il amoncelle au gré de sa formation intellectuelle. Car, aucune des attaques ou objections faites contre ce colloque universitaire ne fait référence à l’histoire ou au cadre institutionnel légitimant son savoir. Le savant est comme dépouillé de la dimension temporelle et historique qui fonde son autorité.
La controverse intellectuelle n’est pourtant pas une nouveauté en France; y compris et d’abord au sein de l’institution universitaire. Certains se souviennent peut-être de la controverse opposant les averroïstes aux anti-averroïstes à la Sorbonne. C’est au dominicain Pierre Mandonnet que l’on doit sans doute la restitution la plus rigoureuse de cette controverse où la faculté des lettres (Siger de Brabant) affronte la faculté de théologie (Thomas d’Aquin) à l’Université de Paris. En défendant « la primauté de la raison sur la foi », « l’unité de l’intellect », « l’éternité du monde », les averroïstes prennent le risque de subir la censure ecclésiastique, ils prêchent la « double vérité » (vérité philosophique différente de celle du texte révélé).
Par suite, Etienne Tempier (Évêque de Paris) condamne en 1270, puis en 1277, les 13 propositions philosophiques et les 219 articles d’inspiration averroïste. Si la censure est ici manifeste, les sanctions ecclésiastiques portaient d’abord sur les thèses philosophiques. La légitimité scientifique de ceux qui les défendaient n'est pas remise en question. La controverse héritée de l’ère médiévale préfigure alors une liberté académique encadrée mais réelle. Bref, les Sommes théologiques de Thomas d’Aquin déconstruisent pièce à pièce le Grand commentaire d’Ibn-Rushd mais le jugement rationnel demeure le critère de légitimité. La controverse est paradigmatique (foi contre raison), conçue pour tester, affiner et valider les connaissances, et non pour instrumentaliser le savoir au profit d’intérêts politiques ou idéologiques immédiats.
C’est sans doute dans le dessein d’immuniser l’institution universitaire de l’ingérence ecclésiastique que François Ier crée le Collège de France. Au prestige grandissant de l’institution s’adjoint bientôt l’avènement d’un orientalisme savant. Silvestre de Sacy, par son érudition et sa codification des langues orientales, institutionnalise un savoir reconnu et universel, validé par un réseau international de maîtres. Il délivre les savoirs universitaires des bornes européennes, sa Chrestomatie arabe forme des centaines de drogmans d’ambassade, d’illustres arabisants. Au Collège de France, dans la Revue asiatique, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le patrimoine culturel et scripturaire indien, perse, chinois et arabe est amoncelé « par fragment ». Ces connaissances constituent dans la durée une expertise de même qu'un discours sur les peuples orientaux (E. Saïd).
Parmi les célèbres controverses du Collège de France, La Vie de Jésus (1863) eut un profond retentissement. En dépouillant le Christ de sa divinité, en l’élevant au statut « d’homme incomparable », en traitant les Évangiles comme des documents historiques, Renan délivre une lecture scientifique de la religion, provoque une violente réaction de l’Église. Conséquences: il est suspendu de sa chaire du Collège de France peu après sa leçon inaugurale. Certes, les élucubrations de Renan - notamment les truismes tenus sur les peuples sémitiques – ne rencontrent pas toujours la science. Pour autant et à l’inverse de ce qu’on peut voir aujourd’hui, l’attaque de l’église ciblait directement les théories du savant. Renan produit des conceptions scientifiquement contestables, idéologiquement problématiques mais nul ne conteste qu’elles soient le fruit d’un travail savant. On peut même avancer sans trop de risque que la ventriloquie renanienne instrumentalise la philologie comparée pour professer ses théories raciales. Cette science n’est pas neutre ; elle nous rappelle que la liberté académique ne protège ni le lecteur, ni le savant des dérives idéologiques et/ou éthiques.
Un lecteur affûté pourrait alors nous objecter ceci : si les productions savantes n’exemptent pas le lecteur des approximations scientifiques, des vues arbitraires, pourquoi sanctuariser les institutions universitaires ? La réponse est dans la question : la sanctuarisation des savoirs universitaires garantit moins l’objectivité que la neutralité des connaissances académiques vis-à-vis de la sphère d’opinion. En vertu de la tradition que le Collège de France perpétue, des méthodologies que cette institution adopte (l’évaluation par les pairs), des rapports de subordination qu’elle génère, les connaissances savantes produites au Collège de France mettent à égale distance les « opinions » qui s’affrontent dans l’espace public. Bref, le champ académique produit un discours scientifique réfutable, obtenu sur des bases empiriques à défaut d’être totalement objectif. En censurant le colloque « La Palestine et l'Europe », l’anti-intellectualisme de gouvernement sape jusqu’aux fondements du discours scientifique. Il lui retire ce qu’il a de plus précieux : sa neutralité vis-à-vis des postures et discours politiques.