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Billet de blog 29 avril 2015

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Lettre ouverte aux députés et sénateurs

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Messieurs les députés, messieurs les sénateurs,

Je saisis mon clavier afin de vous faire part de mon inquiétude vis à vis du projet de loi sur le renseignement.
De nombreuses organisations et personnalités ont exprimé de vives inquiétudes face à l'orientation de ce projet qui sacrifie toute la vie privé des citoyens sur l'autel de la sécurité.
En particulier la Ligue des Droits de l'Homme, Reporters Sans Frontières, Amnesty International France, le Syndicat de la Magistrature, le Centre d'Études sur la Citoyenneté, l'Informatisation et les Libertés, Renaissance numérique, l'AFDEL, le Syntec Numérique, Human Rights Watch, la Commission du numérique et même la CNIL, la CGT des personnels de la police nationale, Jean-Marie Delarue (président de la CNCIS), Alain Marsaud, député, ancien juge anti terroriste, Marc Trévidic, juge antiterroriste. Et je ne n'évoquerai que quelques spécialistes en sécurité informatique comme Laurent Chemla, Patrice Epelboin, le journal reflets.info ou des associations dont vous ne lisez certainement pas la prose tant les idées qu'elles défendent sont à l'opposé de votre vision, comme la Quadrature du Net qui, pourtant produit des argumentaires étayés par des faits difficilement discutables. La liste des contestataires est encore fort longue et nécessiterait un mail d'annexes.
Il est à noter que même le conseil de l'Europe s'est prononcé contre la mise en place de systèmes de surveillance massive observée dans de nombreux pays européens.
Même si M. Urvoas les considère comme des amateurs qui agitent de vieilles peurs, pour ma part, je considère que bon nombre d'entre eux ont un très haut niveau de crédibilité. De plus, la connaissances que j'ai de certains aspects de ce sujet m'amène à vous demander de vous opposer avec énergie contre ce texte extrêmement grave.
Il va de soi qu'un texte encadrant l'activité des renseignements est nécessaire, néanmoins ce n'est pas une raison suffisante pour adopter en urgence un texte qui porte une atteinte si forte à la notion de vie privée. La procédure d'urgence utilisée escamote un débat démocratique pourtant nécessaire tant les dérives potentielles contenues dans ce texte sont nombreuses et graves.
En premier lieu, il met en place une surveillance massive de la population à travers l'installation de boîtes noires chez les opérateurs. J'ai bien noté que cet aspect était nié par les représentants du gouvernements qui tentent de nous faire croire que la surveillance sera ciblée. Compte tenu de ma profession, cependant, je sais qu'il est tout à fait impossible de trier les informations avant de les avoir analysées, ce qui revient à dire que toute la population sera surveillée et analysée par des traitements automatisés. Le fait que le traitement est automatisé n'enlève strictement rien au fait que la surveillance est réalisée. Chaque mail sera scruté, chaque site visité sera identifié.
Cette surveillance massive est aggravée par une impossibilité pour ce dispositif d'identifier des suspects de terrorisme de façon fiable, ce qui risque d'imposer la levée de l'anonymat d'une partie non négligeable de la population. Ceci est mis en évidence par le paradoxe statistique de Bayes, mieux connu sous le nom du paradoxe des faux positifs.
Pour mémoire, imaginons que les algorithmes prédictifs embarqués que vous vous proposez d'installer chez les FAI soient fiables à 99% (ce qui, à mon avis, est très optimiste). Dans ce cas, si l'on considère que la France accueille 1500 terroristes, les algorithmes en détecteront 1485. Ceci peut sembler sembler acceptable bien qu'une quinzaine échapperont à l'identification.
En revanche, ce même taux d'erreur (1%) appliqué à une population d'internautes de, disons, 40 millions, génèrera environ 400 000 faux positifs, soit 400 000 personnes qui devront être surveillées de manière ciblée nominative afin de déterminer si elles sont terroristes. C'est déjà beaucoup trop mais cela augmentera encore du fait que cette surveillance ciblée portera aussi sur leurs relations. Si on en compte un minimum d'une dizaine, cela fera au moins 4 millions d'internautes (10% de la population concernée !) surveillés nominativement. Ces 4 millions d'internautes seront des suspects potentiels qui cacheront les 1500 terroristes de notre hypothèse. Il faudra donc les surveiller très attentivement pour détecter la très faible fraction (0,03%) d'individus dangereux qui s'y dissimulent. Pendant combien de temps surveillera-ton ces 4 millions de personnes de manière ciblée nominative ? Temporairement ? Cela signifie-t-il 3 mois ? 3 ans ? 30 ans ? Comme l'ont fait remarquer plusieurs experts, tous les individus qui ont fait la triste une des journaux, depuis Merah jusqu'au suspect arrêté la semaine dernière, avaient été repérés depuis longtemps mais ne faisaient plus l'objet d'une attention soutenue. Il est donc à parier que cette surveillance ciblée nominative sera prolongée indéfiniment, ou au moins plusieurs années, et à terme, à mesure que les faux positifs produiront d'autres suspects potentiels, ce sera une part de plus en plus importante de la population qui sera progressivement analysée de manière non plus anonyme mais nominative.

S'ajoute à cela le fait que les raisons de mettre en place une surveillance ciblée ne s'arrêtent pas au terrorisme, loin s'en faut. Si l'on prend par exemple le terme très vague des intérêts économiques majeurs de la France, ce sont tous les mouvements contestataires qui sont potentiellement ciblés, qu'ils soient écologistes ou dénonciateurs de faits graves (lanceurs d'alertes), alors même que ces contestations sont une des caractéristiques essentielles d'une démocratie. C'est véritablement leur mise sous contrôle qui est projetée. Je vous laisse imaginer la proportion de la population susceptible d'appartenir aux faux positifs et de voir son anonymat levé si l'on considère tous ces critères avec le même taux de réussite de 99%.

Comment peut-on encore prétendre que ce n'est pas une surveillance de masse ?

Ceci me semble tout à fait inacceptable dans un pays démocratique alors même que l'article 12 de la déclaration universelle des droits de l'homme annonce que "Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation". Si l'identification par un algorithme imparfait n'est pas une origine arbitraire d'immixtion, je ne vois pas ce que cela pourrait être.
Le second élément qui me semble non acceptable est la mise à l'écart du pouvoir judiciaire au profit d'une commission administrative pour le contrôle alors que le sujet de cette loi me semble on ne peut plus sensible.
La CNCTR est décrite comme indépendante mais dans les faits, son président est nommée par décret. Il est très probable que le gouvernement en choisira un qui ira dans le sens qu'il entend. Il lui sera de toute façon relativement facile de faire valoir ses volontés dans la mesure où une absence de réponse vaut accord. Un jeu subtil sur le budget lui permettra d'influencer le travail de cette entité indépendante comme il le fait pour la HADOPI. De plus, cette commission ne rend qu'un avis que le premier ministre peut suivre ou non. Si l'on se réfère à la diligence avec laquelle le gouvernement suit les avis de la CNIL, cette CNCTR risque fort de n'être que purement décorative.
Je vous demande donc de vous opposer avec la plus grande vigueur à ce texte qui s'attaque très fortement aux fondements même de la démocratie alors même qu'il est tout à fait clair qu'il n'aura aucun résultat sur le plan du terrorisme en raison du paradoxe présenté plus haut. Quoiqu'il puisse être dit pour essayer de mettre les citoyens en confiance, ce texte est d'abord et avant tout une mise sous contrôle de l'ensemble de la population. Malgré quelques avancées notables, que, pour ma part, j'assimile à une manipulation, ce texte reste très éloigné des principes fondateurs de notre république.

Avec toute ma considération

Jean-Christophe Clavier

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