Assange derrière les barreaux - Une visite à la prison de haute sécurité de Belmarsh
publiée dans Arena Magazine n ° 162, octobre-novembre 2019
Par Felicity Ruby, le 27 Septembre 2019
Je n'ai connu Julian Assange qu'en détention. Depuis neuf ans, je lui rends visite en Angleterre pour lui apporter des nouvelles australiennes et de la solidarité. À Ellingham Hall, j'ai apporté de la musique et du chocolat, à l'ambassade de l'Équateur, j'ai apporté des chemises en flanelle, des feuilles d'eucalyptus, mais à la prison de Belmarsh, on ne peut rien apporter, ni un cadeau, ni un livre, ni un bout de papier. Puis je suis retourné en Australie, un pays si lointain qui l'a abandonné à presque tous les égards.
Au fil des ans, j'ai appris à ne pas demander " Comment allez-vous ", parce que c'est évident qu'il est détenu, souillé, calomnié, diffamé, privé de liberté, piégé - toujours plus à l'étroit dans des couloirs toujours plus froids, plus sombres et plus humides - poursuivi et sanctionné pour ses publications. Au fil des ans, j'ai appris à ne pas me plaindre de la pluie ou à évoquer une belle journée, car il est à l'intérieur depuis si longtemps qu'un blizzard serait une bénédiction. J'ai aussi appris qu'il n'est pas réconfortant mais cruel de parler de couchers de soleil, de kookaburras (oiseaux d’Australie), de voyages en voiture ; il n'est pas utile de lui assurer que, comme moi et mon chien, il retrouvera les animaux de la jungle quand il reviendra, même si j'y pense presque tous les jours.
C'est la nature prolongée et intensifiée de son incarcération qui me frappe alors que j'attends devant la porte d'entrée de la prison en briques brunes. Au centre d'accueil d'en face, j'ai donné mes empreintes digitales après avoir présenté deux preuves d'adresse et mon passeport. Après avoir tout enlevé de mes poches, j'ai verrouillé mes sacs, ne gardant que 20 £ à dépenser en chocolat et sandwiches. Malgré le système de sécurité qui suit, l'argent est piqué à un moment donné lors d'au moins quatre passages scellés par derrière avant l'ouverture de la porte suivante, un détecteur de métal, une inspection buccale et auditive.
Après avoir remis nos chaussures, nous traversons un espace extérieur et sommes confrontés à la réalité de la cage : une clôture grise en mailles métalliques d'environ 4 mètres de haut tout autour avec des grillages rasoirs. Je me dépêche d'entrer dans le bâtiment suivant avant d'entrer dans une pièce où trente petites tables sont fixées au sol, avec une chaise en plastique bleu faisant face chacune à trois chaises en plastique vert.
Il s'assoit sur l'une des chaises en plastique bleu.
J'hésite maintenant, comme je le fais toujours, à le décrire. Cela aussi, je l'ai appris : c'est une impulsion protectrice contre la fascination morbide de certains partisans, et contre d'autres qui se délectent de ses souffrances. Son état de santé se détériorait déjà gravement lorsqu'il a quitté l'ambassade. Il confirme qu'il est toujours dans le service de santé, bien qu'il n'ait pas vu de spécialistes, ce qui est évidemment nécessaire après ce qu'il a vécu. Il explique qu'il est transporté à l'intérieur et à l'extérieur de sa cellule, où il est détenu pendant vingt-deux heures par jour dans le cadre de ce que l'on appelle des " déplacements contrôlés ", ce qui signifie que la prison est fermée à clé et les couloirs sont dégagés. Il décrit la cour d'exercice. Il y a écrit sur le mur : " Profitez des brins d'herbe sous vos pieds ", mais il n'y a pas d'herbe, seulement du béton. Il n'y a rien de vert, juste des couches de mailles métallique au-dessus de sa tête, et du béton tout autour.
Après un tel isolement et une telle privation de compagnie humaine, il est bien sûr heureux de voir des amis. Il est très chaleureux, vient à ma rencontre, sourit à mes blagues, fait preuve de patience face à mes maladresses, hoche la tête et m'encourage à me souvenir des messages à moitié mémorisés. Je cours chercher des provisions pour qu'il puisse saluer un autre ami. C'est alors que je me rends compte que je n'ai pas d'argent, alors je retourne leur en demander. A mon retour, une femme dans un hijab me dit : " Il n'a rien à faire ici. Il ne devrait pas être ici. Nous savons beaucoup de chose grâce à lui. Il a beaucoup de partisans dans la communauté musulmane". Ce sens et cette solidarité m'aident à me calmer après l'épreuve d'avoir pénétré cet endroit sinistre ; même ici, il y a de la chaleur, de l'amitié, de la gentillesse. Je suis très reconnaissante à cette femme et je reviens avec un plateau de malbouffe et rapporte ce qu'elle vient de me dire. Ce qui montre, une fois de plus, que beaucoup de gens parviennent à se faire une opinion, à travers la manipulation médiatique intensive à laquelle Julian est soumis, et qu'ils font preuve d'humanité, de bon sens et d'empathie, malgré tout.
Julian reçoit deux visites sociales par mois ; la dernière a eu lieu trois semaines et demie plus tôt, alors nous parlons rapidement, échangeons autant que nous le pouvons. Il n'y a jamais de silences entre nous. Et, alimentés seulement par le café depuis le petit matin, nous avons souvent parlé en même temps, répondant pendant que les autres parlent... Mais le bruit dans la salle est trop fort, Julian a souvent besoin de fermer les yeux pour retrouver le fil de sa pensée, puis nous reprenons, tellement conscients de la rareté des visites - très bruyantes, une trentaine d'autres prisonniers voient leurs amis et leur famille, les tout-petits essaient d'être entendus, et probablement les micros et les caméras font, autant que moi, le nécessaire pour entendre ce qui se dit.
L'expert de l'ONU sur la torture qui lui a également rendu visite à Belmarsh a déclaré que Julian montre les séquelles d'une torture psychologique prolongée. Il a été soumis à une détention illimitée, et la perspective de son extradition vers les États-Unis pour un procès simulé, où il risquerait 175 ans de prison - une peine de mort effective - est sans aucun doute une forme de torture. Pourtant, je suis frappée du nombre de fois où il ramène la conversation aux principes et implications globales de son affaire : " Il ne s'agit pas que de moi, il s'agit de tant de gens, de tous les journalistes du Royaume-Uni. Si l'on peut m'attraper, n'importe quel journaliste ou éditeur australien travaillant à Londres peut être attrapé pour avoir simplement fait son travail.
Quelques semaines plus tôt, pendant une manifestation des Verts à Sydney, j'ai pourtant perdu mon sang-froid lors d'une table ronde face à une autre personne qui avait tenu les mêmes propos : " Il ne s'agit pas de Julian ; il s'agit de journalisme ". J'ai répliqué aussitôt : " Eh bien, quand est-ce que ça va être à propos de Julian aussi ? Quand il sera mort ? Quand ils l'auront tué ? Quand pensez-vous qu'il pourrait s'agir d'un éditeur australien qui se trouve dans une cage britannique puni par les États-Unis pour avoir publié la vérité sur les guerres en Irak et en Afghanistan ?
Il est difficile d'imaginer, même pendant neuf minutes, les choix qu'il a faits au cours des neuf dernières années - les décisions brusques, les visites à la librairie, les voyages en autobus, les chemins semés d'embûches, - tout cela ne peut être mesuré, à moins de faire appel à sa mémoire lointaine. Cela change radicalement une conversation normale avec Julian. Rien n'est normal ; chaque étape du processus juridique et politique au cours des neuf dernières années a été anormale, et le contexte et les prétextes ont également été manipulés par une kyrielle de stratégies, dont certaines ont été révélées, pour influencer et modifier la perception qu'il a de son affaire, de son travail et ses partisans. Cela change radicalement la conversation normale à son sujet, même avec certains de mes amis les plus attentionnés.
J'embrasse un homme beaucoup plus mince que celui que j'ai connu auparavant, et une personne différente disparaît dans le couloir quand la visite est terminée, bien que nos deux poings gauches soient levés, comme d'habitude.
Sur le chemin du retour de la visite, nous avons reçu un appel pour nous informer qu'une audience technique avait été reportée de façon inattendue au lendemain. Lors de cette " audience technique ", le juge de district a exclu par anticipation la mise en liberté sous caution. Mais ce n’était pas une audience de mise en liberté sous caution, d'ailleurs les avocats de Julian n’avaient même pas eu la possibilité d'en faire la demande. Le juge l’a exclue sans entendre aucun argument ni aucun fait. Lorsque le juge lui a demandé s'il comprenait, Julian a répondu : " Pas vraiment. Je suis sûr que les avocats me l'expliqueront. Il n'a pas compris parce que c'était injustement irrégulier, encore une fois, mais aussi parce qu'il n'a pas accès aux documents judiciaires et aux dossiers juridiques pour l'aider à préparer son dossier.
Lundi 23 septembre, Julian a purgé sa peine pour violation de la liberté sous caution et ne sera détenu par le Royaume-Uni qu'afin que les États-Unis puissent tenter de l'extrader. Autrement dit, il aura purgé sa peine de prison pour avoir commis le crime de demander et de recevoir l'asile politique. L'Équateur a accordé l'asile parce qu'il était évident que les États-Unis avaient l'intention de le poursuivre pour publication. Entre autres choses, il est poursuivi pour avoir publié le nombre réel de civils qui ont été tués en Irak et en Afghanistan - des milliers de personnes qui ont été victimes d'attentats, de mutilations et de tortures. Il a également publié des informations sur des journalistes tués par les forces occidentales, dont José Couso, le journaliste espagnol tué en Irak par les troupes américaines (les Espagnols ont alors fait l'objet de pressions de la part des États-Unis pour qu'ils ne demandent pas une enquête). C'est pourquoi ils veulent enfermer Julian : donner l'exemple, et pour qu'ils puissent continuer de le faire à l'avenir sans être inquiétés.
Julian avait raison depuis le début. Il a demandé l'asile à partir du scénario auquel il est actuellement confronté : l'extradition vers un simulacre de procès américain et une condamnation à mort effective pour avoir publié des informations d'intérêt public. La nature extrême des accusations a atténué la haine féroce contre Julian, mais pas les interprétations de sa "personnalité pop" - une personnalité que j'apprécie et que j'aime, comme Noam Chomsky, Daniel Ellsberg, Slavoj Žižek, Patti Smith, P. J. Harvey, Scott Ludlam, Ken Loach et plusieurs autres militants - Aujourd'hui, le New York Times, le Washington Post, le Wall Street Journal et le Guardian font des remarques désobligeantes sur la personnalité de Julian avant d'exprimer leur vive inquiétude face aux accusations qui pèsent contre lui, car, comme l'a déclaré Amal Clooney, envoyé spécial du Royaume-Uni pour la liberté des médias, à la Conférence mondiale de juin dernier, ils "incriminent des pratiques courantes du métier de journaliste".
Enfin, les éditeurs et les journalistes du monde entier comprennent que leur destin est lié à celui de Julian, qui n'a aucun espoir d'un procès équitable aux États-Unis. Il est accusé en vertu de la Loi sur l'espionnage, une première à l'encontre d'un éditeur, où aucune défense d'intérêt public n'est permise. C'est pourquoi le juge et le ministre de l'Intérieur britanniques ne devraient pas extrader Julian Assange vers les États-Unis. Les voix se font de plus en plus entendre à mesure que l'on se rend compte que si cette extradition est acceptée, n'importe quel journaliste de la sécurité nationale ou d'investigation au Royaume-Uni ou ailleurs dans le monde peut être saisi, créant un terrible précédent pour tous les journalistes et éditeurs.
Aux États-Unis, le ministère de la Justice de Trump tente de contraindre Chelsea Manning et Jeremy Hammond à témoigner contre Julian dans le cadre d'un procès secret devant le grand jury sans juge, une institution qui a été abolie dans chaque autre pays sauf le Liberia. Alors qu'eux aussi sont en prison indéfiniment, Manning et Hammond résistent. Où cela va-t-il s'arrêter ? Julian doit sortir de Belmarsh, puis de l’aéroport de Sydney, pour que ses yeux, endommagés par tant d’années à l’intérieur de celui-ci, puissent enfin retrouver les sentiers des wombats et des wallabys (rongeurs vivant en Australie), ici à la maison. Jusque-là, nous devons continuer à lutter contre son extradition, appelant le Royaume-Uni à résister et le gouvernement australien à ramener ce citoyen et cet éditeur chez lui.
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Les charges
Julian Assange fait face à 18 chefs d'accusations :
1. Complot pour violation de la loi sur l'espionnage : 10 ans
2. Violation de la loi sur l'espionnage en obtenant des dossiers de la base navale de Guantanamo Bay (GITMO) de Manning : 10 ans
3. Violation de la loi sur l'espionnage par l'obtention de Cablegate par Manning : 10 ans
4. Violation de la loi sur l'espionnage en obtenant des journaux de la guerre d'Irak de Manning : 10 ans
5. Tenter de recevoir et d'obtenir des informations classifiées : 10 ans
6. Obtention et réception illégales de fichiers GITMO : 10 ans
7. Obtention et réception illégales de Cablegate : 10 ans
8. Obtenir et recevoir illégalement des journaux de guerre de l'Irak : 10 ans
9. Causing unlawful disclosure by Manning of GITMO Files : 10 ans
10. Divulgation illégale par Manning de Cablegate: 10 ans
11. Divulgation illégale par Manning de registres de guerre en Irak: 10 ans
12. Faire en sorte que Manning communique, livre et transmette les fichiers GITMO : 10 ans
13. Faire communiquer, livrer et transmettre Cablegate par Manning : 10 ans
14. Faire en sorte que Manning communique, livre et transmette les journaux de guerre de l'Irak : 10 ans
15. « Publication pure » de journaux de guerre afghans : 10 ans
16. «Publication pure» des journaux de guerre en Irak: 10 ans
17. «Publication pure» de Cablegate: 10 ans
18. Complot en vue d'enfreindre la Loi sur la fraude et les abus informatiques (LFAFE) : 5 ans
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Felicity Ruby est candidate de doctorat au Département des relations gouvernementales et internationales de l'Université de Sydney. Ses recherches portent sur les mouvements politiques transnationaux qui résistent à la surveillance de masse.
Traduction : Céline Wagner
Source ici

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