Avant toutes choses, il est nécessaire de clarifier d’emblée un point essentiel. Les lecteurs ou les lectrices de ces lignes sont-ils disposés à se rendre physiquement en Ukraine ou à proximité ? Pour ceux et celles qui s’y préparent je leur souhaite de revenir vivant comme je souhaite que vivent le plus longtemps possible toutes celles et ceux qui sont immergés dans des conflits de la sorte, jusqu’à ce que ces conflits cessent. Un vœu pieux diront certains et ils auront certainement raison mais s’il faut parfois savoir être réaliste, rien ne nous interdit, dans l’absolu, de demander l’impossible.
Pour ceux et celles donc, qui ne désirent pas prendre cette décision radicale il est désormais convenu qu’ils ont à se prononcer, comme l’exige une démocratie, sur des questions qui portent sur l’implication de l’Etat français dans cette guerre. Et l’une des questions qui revient fréquemment et qui embarrasse la gauche est celle de savoir s’il faut ou non livrer des armes à l’Etat Ukrainien.
Pour répondre à cette question on est tenté de se rapprocher au plus près du commandement des opérations afin d’en discuter l’efficacité. Car il n’a échappé à personne que nous n’avons pas démocratiquement discuté du positionnement que l’Etat Français a pris et devrait prendre dans la situation présente. Il semble en effet que l’Etat français a choisi de faire la guerre à l’Etat Russe, prenant fait et cause pour l’Etat Ukrainien.
Quelle sera donc la stratégie de l’état-major français, dans ces circonstances bien précises, pour venir à bout de l’Etat russe, voilà un sujet qui semble déjà préoccuper tout un tas de gens et qui nous vaut d’interminables interviews de gradés de l’armée française dans les journaux.
Mais comme en démocratie ce n’est pas l’armée qui, seule, commande, chacun peut, à loisir, confortablement installé chez lui – ou ailleurs, mais pas en Ukraine, évidemment – tenter de répondre à cette question désormais cruciale : L’Etat Français - son industrie militaire - doit-il ou non vendre – eh oui… - du matériel de guerre à l’Etat ukrainien ?
Pour commencer on peut se demander ce qui pourrait empêcher l’Etat Français de le faire puisqu’en l’espèce cela – cela, c’est la guerre – nous a été imposé. Par Vladimir Poutine, par Joe Biden, par Emmanuel Macron, par le Pape, la Sainte-Vierge, le destin des peuples, l’histoire tragique des civilisations, la logique implacable des mondes bref, par tout ce que l’on voudra bien en dire pourvu que nous y soyons, nous, qui ne partons pas pour l’Ukraine – ou la Syrie, ou le Yémen, ou le Mali, la Lybie...- pourvu que nous y soyons donc, pour rien.
C’est ainsi que, dépossédé de cet évènement, - et c’est le propre d’une guerre que de déposséder le corps politique - l’on s’interdit de penser à la paix, trop occupés que nous sommes à jouer à la guerre.
Plutôt donc que de se demander si l’industrie militaire française doit ou non vendre des armes à l’Etat ukrainien, la question que nous devrions nous poser, en tant que corps politique, que citoyen, est de savoir comment contribuer à la paix. Puisque la guerre tue tout le monde devrait s’accorder à dire qu’elle doit cesser.
Au lieu de quoi se demander si l’industrie militaire Française doit ou non vendre des armes à l’Etat Ukrainien et tout à la fois inconséquent et criminel.
Inconséquent par ce que cela se fera avec ou sans l’accord des peuples. Criminel parce que cela revient à ce que plus d’armes de guerre circulent sur un territoire ravagé par l’utilisation de ces mêmes armes, que leurs étiquettes soient russes, américaines ou françaises.
Inconséquent encore, parce que sans l’accord des peuples il n’y a pas de démocratie. Et qu’en démocratie il est sain et raisonnable de demander aux représentants du corps politique de consulter les citoyens avant d’entreprendre pareil entreprise. Criminel toujours parce que cette guerre, qui déchire un territoire, doit finir, coute que coute.
Le piège à la fois logique et humain, trop humain, qu’induit la guerre se referme alors sur celles et ceux qui s’y laissent prendre lorsqu’un tel évènement qui oppose deux pays frontaliers, deux peuples partageant une langue commune, des traditions, des rites communs, se produit.
On s’interroge sur son bien-fondé, sur la santé mentale des belligérants, on est sommé de choisir entre la peste impérialiste et le cholera nationaliste et l’on frémi à bon compte en contemplant le spectacle pathétique des va-t-en-guerre, glorifiants les uns, dénigrants les autres.
Quand ce n’est pas par pure cynisme politique que l’on sacrifie la vie de tout un peuple dont les actions héroïques n’ont d’autres raisons d’êtres, pour nous, les planqués de l’arrière, que de protéger nos intérêts économiques à moyen terme, l’enlisement de l’armée Russe assurant, in fine, la suprématie de l’Ouest Européen sur ses voisins de l’Est.
La pensée critique est mise en sommeil, la raison du plus fort devenant la meilleure, et l’on s’accommode du pire ; de la censure des journaux Russes – qui avaient pignon sur rue il y a encore quelques semaines, invitants de prestigieux universitaires et des hommes politiques français de premier plan –, du décompte macabre des soldats russes tombés au combat, comme si un russe mort avait moins de valeur qu’un ukrainien, comme si l’on pouvait hiérarchiser les hommes, niveler les drames, quantifier les tragédies.
Tout à coup, quoique petit à petit, le champ lexical propre à la guerre – qui est l’ennemi juré de la démocratie – s’étoffe, s’affine, se précise. Le corps politique est traversé par des admonestations, le débat s’alourdi, s’enkyste et l’on voit poindre la figure du traitre, de l’inconscient, du naïf et surgir celle du patriote, de l’informé, du stratège. Ce miroir aux alouettes, ou chaque terme reflète l’autre, nous rend aveugles – et c’est précisément son rôle, sa fonction –, insensibles au réel, à la brutalité d’un évènement qui tue, détruit, déplace, contraint, sans distinction de genre ou de nationalité.
S’il est commode et indolore d’être pacifiste en temps de paix on comprend mieux, ces dernières semaines, que c’est en temps de guerre que cette posture gagne à être connue, soutenue, encouragée tant elle est minoritaire et si facilement attaquée, critiquée, moquée par les donneurs d’ordres, les donneurs de leçons, les fort en gueules et les bravaches qui s'asseyent sur le droit, la démocratie et la solidarité entre les peuples.
La paix en Ukraine n’est donc pas seulement souhaitable, elle est possible, à condition que les peuples, les citoyens, puissent se réapproprier cet évènement en exigeant de leurs représentants la paix et rien d’autre…par tous les moyens nécessaires.