*Tous les témoignages ont été anonymisés.
Une certaine culture de la terreur
“Je voulais trouver une forme d’adelphité, une acceptation inconditionnelle, en fait. Genre « famille choisie ». De la bienveillance. Un endroit où t’as pas peur de faire faux, parce qu’on est toustes là pour apprendre, pour s’apprendre. Je pense que j’espérais y trouver une forme de ‘pédagogie des opprimé·es.’ Je ne me relève toujours pas d’à quel point ce n’est pas le cas”, déplore Alix, militant·e non binaire et autiste issu·e du milieu ouvrier.
L'œil collectif (sur Twitter, Instagram, mais également dans les groupes Discord, Signal et Whatsapp) est sans cesse sur le qui-vive, guettant l’erreur de formulation, la démarche bancale, le concept mal analysé, la représentation imparfaite. Un faux-pas, et c’est le déferlement : avalanche de messages privés allant de la critique acérée à la menace de mort (dogpile), bannissement définitif de certains cercles militants, cyber-harcèlement...Cela amène ainsi les membres des communautés concernées à mettre en scène du mieux que possible une radicalité militante non pas par positionnement politique inscrit dans un projet collectif, mais comme preuve d’une déconstruction individuelle avancée qui agirait en bouclier.
A l’origine des mécanismes d’intransigeance militante se trouve une volonté de protéger sa communauté, noyée dans les discours approximatifs voire discriminants, et de visibiliser des vécus laissés de côté. Les associations féministes dominantes n'intègrent en effet que rarement les paroles des groupes minoritaires (TDS, personnes trans, racisées). Cependant, ces dynamiques intra-communautaires sont-elles efficaces politiquement ? Que disent-elles de nous ? Quels sont les vraies enjeux à l'œuvre derrière ces mécanismes et comment influencent-ils la cyber-sociabilité ?
La quarantaine de témoignages reçus amènent à penser que ses effets toucheraient d’abord les personnes les plus minorisées dans les luttes, notamment les personnes trans (en particulier les femmes trans), racisé·es, neuro-atypiques et travailleur·euses du sexe. Conséquence : ces mécanismes piègent la culture performative dans un contre-sens et un paradoxe absolus. “La conséquence de cette ambiance a été radicale pour moi”, explique Elsa. “Crises d’angoisse avant d’aller en AG, peur constante de dire un mot de travers, peur de ne pas coller à une identité gouine attendue dans ce milieu…Donc j’ai fait comme je fais toujours : je me suis laissée couper du groupe petit à petit.”
Le théâtre de la radicalité
Cette posture implique ainsi l’utilisation de modes d’expression performatifs de la part des individus, qui cherchent à signifier de manière claire et sans ambiguïté leur allégeance. La performativité renvoie à la phrase ou au comportement qui n’a d’autre fin qu’ellui-même. L’exemple qui me fait hérisser le poil à chaque fois que je le croise : considérer qu’écrire publiquement “les femmes trans sont des femmes” fasse de la personne un·e bon·ne allié·e. Quand on parle de performativité, on pointe un militantisme du “slogan”, de la punchline, stratégie qui omet complètement la question du résultat et de l’utilité réelle d’un propos ou d'un positionnement pour les groupes minorisés. Il s’agit donc d’un système qui s’alimente pour lui-même, en circuit fermé, et vise moins la progression d’un projet collectif que la mise en avant des personnes ayant compris les enjeux d’un débat, considérées alors comme supérieures politiquement et moralement aux autres. Rien n’est plus efficace sur les réseaux sociaux, pour ériger un soi supérieur, que de le construire en opposition aux autres, celleux qui ne sont pas encore « assez déconstruit·e·s ».
C’est ce qu’explique Aurore Koechlin, militante et sociologue, dans son ouvrage "La révolution féministe" : le principal travers de cette méthode “se décline d’abord sur la base d’une mise en scène de soi et de son mode de vie comme « radical ». Ce qui était à la base une réappropriation des corps et des cultures féministes devient une forme de sélection sociale. (...) À un niveau politique, la radicalité est cultivée pour elle-même, même quand elle n’est pas judicieuse tactiquement. Tout simplement parce qu’elle assure une plus-value politique immédiate dans le milieu féministe, où elle est la source principale de légitimité. L’absence d’affrontement avec le réel pousse certain·e·s militant·e·s féministes du « milieu » à chercher de la reconnaissance au sein de celui-ci. Iels cherchent à accumuler du capital symbolique là où la radicalité est la seule monnaie”.
Léa, militante racisée et féministe queer, confirme : “je remarque que ce sont très souvent des personnes blanches qui ont adopté ce militantisme très performatif, du coup j’y vois souvent plus d’ego qu’une réelle volonté de faire changer les choses. Vouloir « se blanchir », sans mauvais jeu de mots, et avoir l’être clean et parfait, c’est un vrai problème car cette démarche est déconnectée de la réalité. La performance du militant parfait est un leurre.”
Une politique des “petits gestes individuels”
Les réseaux sociaux constituent un formidable outil d’approfondissement de la pensée des luttes. On y débat, on y théorise, on invente de nouvelles terminologies, on construit des groupes, on transmet les informations, on fait de la pédagogie… Il est intéressant de questionner d’une part l’effet de la culture de la performativité sur les individus et d’autre part son intérêt en termes d’efficacité politique. Ces mécanismes posent également la question de l’individualisation des luttes, à l’image de la politique des “petits gestes” dans les milieux écolo, qui tendent à effacer l’importance des structures sociales générant les systèmes oppressifs.
C’est ce qu’explique Amador Maldoror, militant antiraciste et en santé sexuelle, dans son post “Le problème de la déconstruction : pour une mobilisation réelle”. Son problème, donc, “c’est quand celle-ci n’est plus seulement un outil d’analyse comme un autre mais devient un système de valeurs et une éthique personnelle. La déconstruction n’est plus un préalable au changement mais devient sa propre finalité.” Il continue : “la priorité n’est plus mise sur l’organisation collective mais sur la police du langage et des comportements pour qu’ils soient les moins oppressifs possibles, c'est-à-dire la promotion d’une vision individualiste, superficielle et puriste du militantisme”.
Aurore Koechlin, à cette suite, accuse les milieux militants actuels d’avoir fait dériver l’intersectionnalité théorique, notamment approfondie dans “De la marge au centre”, de bell hooks, de sa mise en pratique : “comme on n’analyse plus les bases économiques, politiques, sociologiques, structurelles des dominations, mais qu’on ne les pense qu’en termes de « privilèges », c’est-à-dire très exactement de symptômes individualisés d’un système global (certain·e·s individu·e·s ont des privilèges que d’autres n’ont pas), il n’est pas rare que de cette analyse découle une moralisation de la politique et une culpabilisation des individu·e·s. En effet, si tout se situe au niveau individuel et qu’on oublie les structures qui les sous-tendent, les privilégié·e·s ont une responsabilité vis-à-vis de celles et ceux qui ne le sont pas”.
Le problème de ce système ? Il est un outil de branding, c’est à dire qu’il tend à individualiser les luttes et à starifier ses têtes d’affiche : les plus radicales, puisqu’elles au moins, ont pu se débarrasser au maximum de mécanismes oppressifs liés à leur position sociale. Hors de toute dynamique de construction collective, un compte Instagram devient alors référent et porte parole sur tel ou tel sujet, au nom de la légitime “parole aux concerné·e·s”. La personne acquiert un capital de pouvoir symbolique important au sein de son milieu.
Le militantisme, reproducteur des élites ?
Cette dynamique unilatérale rend la personne exposée à la fois toute puissante et constamment sur la sellette. En effet, si le seul axe de valeur sur les communautés militantes des réseaux sociaux est la capacité à être le plus déconstruit possible, si l’approbation de ses pairs ne peut se faire qu’au prix d'apparaître comme le plus intransigeant, alors la radicalité n’est plus un outil politique, elle est une fin en soi, elle est performée à des fins de promotion individuelle.
Eloïse, femme trans victime d’une violente campagne de call-out depuis plusieurs années, ironise : “pour contraindre une personne à s'excuser publiquement il faut déjà avoir une plateforme d'expression et des relais, donc un certain privilège”.
Cette situation peut mener à des dérives réelles : plus une personne est intransigeante avec ses camarades, plus sa crédibilité sera établie. En ce sens, son discours ne doit pas accepter l’apprentissage ou la construction d’un projet collectif, car ceux-ci ne peuvent que dépendre d'un engagement sur le temps long. Or, la radicalité performée demeure indissociable d’une culture de l’immédiateté et de la réactance.
Dans cette constellation militante, quelle est donc la véritable position des individus se réclamant de cette radicalité excluante ? “Cette culture de la radicalité est en fait une culture de l’élection et de la distinction. Elle ne peut toucher qu’une minorité de personnes parce qu’elle ne veut toucher qu’une minorité de personnes.”, explique Aurore Koechlin. “S’il est très difficile d’entrer dans le cercle des happy few de la radicalité féministe, une fois qu’on y est, on ne veut pas voir son statut diminué par des arrivées massives dans le cercle. D’où un mépris pour toutes les personnes extérieures au milieu – le but n’étant pas de modifier leurs positions politiques et leurs pratiques sociales, mais de se définir par opposition à elles. Le féminisme devient un instrument de distinction”.
Hanna, militant·e non binaire, encourage à prendre de la hauteur : “je bosse dans une asso pour les droits des personnes LGBTQIA+ migrantes. Les personnes concernées n’ont pas nécessairement la même manière d’être queer que dans les espaces militants plus privilégiés. Ils peuvent avoir des comportements ou des propos qui seraient jugés problématiques par ces mêmes sphères. Dans ce cadre, une certaine approche rigide du bon ou du mauvais militantisme est une approche ethno-centrique, puisqu’elle impose une norme culturelle et de langage” .
Des conséquences dramatiques sur les groupes minorisés
Que génère ce déplacement des dynamiques de pouvoir dans les communautés militantes les plus isolées ? Les réponses à l’appel à témoignages que j’ai lancé en décembre 2020 sont sans appel : les premières victimes de la culture performative de la radicalité sur les réseaux sociaux, ce sont les personnes trans, racisées, handi, neuro-atypiques.
C’est ce qu’affirme Charlie, militant·e trans et racisé·e : « Le climat délétère sur les réseaux sociaux militants, peu de gens voient quelles conséquences il a en ricochet. Quand on est neuro-atypique par exemple, la peur d’être à côté de la plaque est réelle. Quand on est victime de troubles anxieux, pour donner un autre exemple, la peur générée par les conséquences potentielles d’un call out empêchent tout simplement de prendre la parole. Par ricochet, les victimes sont aussi les spectateur·ices de ces méthodes. Iels se disent : quelle légitimité j’ai à prendre la parole et quels risques sur ma santé mentale, quand je vois ce qui peut arriver à d’autres ? Cette dynamique est psychophobe, classiste et validiste. C’est un cruel manque de responsabilité. »
Tous les témoignages que j’ai reçus vont dans ce sens et fustigent des dynamiques ne bénéficiant qu’aux personnes capables d’être « en haut de l’échelle », c'est-à-dire des personnes éduquées, souvent blanches et qui connaissent les codes comportementaux et langagiers du monde militant. De façon unanime, les personnes interrogées souhaitent interpeller sur ce profil « classique » du militant radical qui reproduit souvent sans le savoir - ou plutôt sans s’interroger - des mécanismes de domination.
En parallèle, seules les féministes cisgenres et blanches (le féminin est volontaire), bénéficiant souvent d’une grande visibilité, peuvent se permettre de dénoncer ces méthodes, sans trop de conséquences sur leur image et leur audience. C’est un problème, car ce sont aussi celles qui refusent souvent la remise en question et la mise en perspective de leur visibilité comme un privilège inhérent à leur condition sociale. Par ailleurs, celles qui peuvent se permettre de dénoncer ces procédés n’interrogent que rarement leur inefficacité politique et l’obstacle qu’ils constituent à la construction d’un projet collectif. Lorsque les féministes cisgenres et blanches parlent de cancel culture, de pureté militante et de performativité, c’est uniquement pour parler des conséquences - réelles par ailleurs - sur leur santé mentale. Pourtant (et je pense ici aux femmes trans qui ont dénoncé ces pratiques avant tout le monde, et avant que beaucoup d'entre elles soient réduites au silence), ce ne sont jamais elles qui sont ostracisées à cause de ces mécanismes. Ce ne sont jamais elles que le call-out exclut de ses cercles de sociabilité ou des événements militants.
Les personnes racisées figurent également parmi les premières victimes de cette culture de l’intransigeance : “je m'y suis rapidement retrouvae vidé·e de mon énergie psychologique, sociale et même empathique. J'ai enchaîné burn out militant sur burn out militant, et plus qu'autre chose, ma cause est devenue un lieu de détresse et d'angoisse”, explique E., militant·e asioféministe neuro-atypique. “A ce jour cela fait environ six mois que je n'ai pas réussi à reprendre la parole : ce n'est pas que le climat ambiant actuel ne s'y prête pas, mais bien car le regard de mes camarades me tétanise”.
Un échec collectif et politique
La conséquence globale de ce climat particulier ? « Le turnover militant permanent (les idoles du milieu de la veille deviennent les ennemi·e·s du lendemain) et une implosion des structures (aucune organisation féministe ne survit à une telle course à la radicalité) », explique Aurore Koechlin. « On ne tire aucun bilan des réussites ou des échecs des politiques menées. Ainsi, tout peut continuer à l’identique, éternellement ».
L’inefficacité politique de ce type de méthodes réside pour la sociologue dans le fait qu’elle constitue un régime de terreur (on ne dit pas quelque chose par peur d’être maladroit·e et de subir les foudres de son cercle militant) et non un régime de conviction (on ne dit pas quelque chose parce que nous sommes convaincu·e·s de l’importante politique de ne pas le dire). Conclusion selon Amador Maldoror : “cet idéalisme génère de l’immobilisme”, via un processus “dépolitisant et démobilisant, de même qu’il produit des espaces très codés et déconnectés des masses”.
Et l’amour dans tout ça ?
En tant que minorités, l’espace militant (virtuel ou physique) constitue souvent le premier lieu où l’on est écouté·e au sein d’un groupe. Si l’on ne s’interroge pas sur le despotisme que peut générer ce glissement dans nos micro-sphères de sociabilité, la prise de risques est considérable. En effet, personne ne nous a appris à accueillir une visibilité avec responsabilité, parce que nous ne pensions jamais être visibles un jour.
Par ailleurs, il conviendrait de reconnaître notre globale absence de formation à la gestion des conflits : « on peut nommer des médiateurs, des gens qui participent peu et toujours calmement à tête reposée, c’est ce que recommande les solutions horizontales. Comme toujours la solution c’est la passation des savoirs et des compétences. Transmettre à celleux qui ne savent pas comment faire pour faire mieux. Cela prend beaucoup de temps. Mais si on n’avance pas ensemble, on n’ira nulle part. Autant avancer lentement et arriver au but », explique J., une ancienne militante ayant été victime d'une violente campagne psychophobe au sein de son collectif, qu'elle a dû ainsi quitter.
La question du care et de la bienveillance pourraient ainsi être réhabilitées comme valeurs politiques radicales et fédératrices. L’idée n’est pas de tomber dans la tyrannie de la bienveillance mais de s'interroger sur son éthique personnelle : qu’est ce que je cherche à provoquer comme changement chez la personne ? Est-ce le moyen le plus adapté ? Est- ce qu'il peut avoir des conséquences délétères chez les personnes les plus en danger ? Est-ce qu’il répond à mon objectif politique global ? Est-ce qu’il permet d’enrichir ou de renforcer la communauté ?
« Toutes ces dynamiques néfastes m’ont fait réhumaniser les personnes. Personne n’est 100% safe, donc nos luttes ne le seront jamais non plus. Ca ne m’a pas rendue spécialement plus tolérante, mais ça m’a apporté une grille de compréhension sur la véhiculation d’oppressions », explique Léa, militante racisée, membre de groupes féministes queer. « Voir ces mécanismes m’a en effet rendue beaucoup plus tolérante, quand je sens qu’il y a une écoute bien sûr. Je suis dans une démarche de compréhension, d’empathie et d’accompagnement », confirme Anna, travailleuse du sexe. Et Charlie de conclure : “pour moi, il ne s’agit de rien d’autre que de replacer l’amour au centre de ma pratique militante”.
Sources :
Woke et déconstruit.e, critique d’une posture, Les Guérillères
Sur l'histoire du call-out : “Black women have been calling out R. Kelly for years”, Vox
“Analysis : the movement that cancelled R. Kelly”, Black Feminist Collective
The cancel culture with Contrapoints & Loretta Ross, épisode 84 de La Poudre
Canceling, Natalie Wynn, de la chaine Contrapoints
Profession : social justice warrior, Vanessa Destiné
Peut-on militer sur les réseaux ? France Culture, “Le temps du débat”, Camille Diao