L’hypothèse linguistique et anthropologique dite « Sapir-Whorf » insiste sur le fait que le langage peut avoir un effet mesurable sur la perception de la réalité. Cette hypothèse a des résonnances avec la théorie performative selon laquelle les actes de langage sont supposés rendre vrai ce qu’ils annoncent. Même si on y adhère pas totalement, l’hypothèse comme la théorie attirent l’attention sur le fait que les mots ne sont pas neutres, surtout lorsqu’il s’agit d’adjectifs qui peuvent être des outils de l’apologie tout autant que de la remise en cause. Depuis quatre mois que dure la mobilisation des Gilets jaunes, il est difficile de ne pas relever qu’un nombre important d’expressions médiatiques à son sujet témoignent d’une stratégie narrative dénigrante. Il en va ainsi des adjectifs « controversé » et « sulfureux » dont l’usage écrit et verbal est récurrent à propos de quelques figures publiques des Gilets jaunes. Ces formulations disqualifiantes constituent un intéressant matériau d’analyse des constructions de la réalité visant à induire des perceptions spécifiques chez le public lecteur ou auditeur. Si dans la logique performative, « dire c’est faire », ici des énoncés médiatiques s’efforcent en quelque de sorte de « dire pour (tenter de) faire penser ». Un temps d’arrêt sur ceux-ci s’impose pour décoder leurs messages implicites.
Sur Internet, le terme « sulfureux », régulièrement associé à Dieudonné, se retrouve de façon symptomatique dans un grand nombre d’éditoriaux à propos des Gilets jaunes. Il peut ainsi être employé pour dénigrer un syndicat (Le sulfureux syndicat policier qui drague les gilets jaunes – France soir) ou pour un Gilet jaune qui n’aurait pas sa place dans un lieu institutionnel (Un gilet jaune au passé sulfureux s’invite chez le maire – Ouest France). Il est toutefois frappant de voir qu’avec le terme « controversé », le terme « sulfureux » est presque systématiquement associé à l’évocation de trois figures emblématiques des Gilets jaunes, Eric Drouet, Maxime Nicolle et Etienne Chouard, invitant ainsi explicitement à les considérer avec méfiance. En voici quelques exemples tirés de titres et de passages d’articles sur internet.
A propos d’Eric Drouet : Eric Drouet, un gilet jaune controversé(France info) ; Qui est Eric Drouet, figure controversée du mouvement de gilets jaunes ? (BFMTV) ; Eric Drouet, « gilet jaune » déterminé et controversé (Le point) ; Eric Drouet, leader controversé des gilets jaunes (Le Parisien) ; Eric Drouet, ce « gilet jaune » controversé qui catalyse la ferveur des militants (Le Figaro) ; L’obscure « fascination » de Mélenchon pour le gilet jaune controversé (La Dépêche) ; Eric Drouet le gilet jaune controversé a été arrêté… (France inter) ; etc.
A propos de Maxime Nicolle : Gilets jaunes: le profil controversé de Maxime Nicolle, alias "Fly Rider" (BFMTV) ; « Figure médiatisée et controversée du mouvement Gilets jaunes » (La Dépêche) ; « Maxime Nicolle, visage controversé du mouvement des gilets jaunes » (gqmagazine) ; « Une des figures nationale et controversée du mouvement des Gilets jaunes, Maxime Nicolle a été interpellé samedi 26 janvier » (Ouest France) ; etc.
A propos d’Etienne Chouard : « L’enseignant controversé » (L’express) ; Etienne Chouard ; le sulfureux ambassadeur du RIC qui électrise les gilets jaunes (Huffingtonpost) ; « Iconoclaste ou sulfureux, Etienne Chouard brouille en tout cas tous les repères politiques traditionnels » (Marianne) ; Le trouble Monsieur Chouard (Nouvel Obs) ; Moment de vérité : qui est Etienne Chouard, le gourou du RIC (TF1) ; etc.
Il est significatif que ces éléments de langage très connotés soient ressassés ad nauseam, comme par automatisme, par des médias nationaux ou régionaux sans véritablement préciser en quoi ils sont appropriés. Les termes « trouble » et « gourou » employés pour qualifier Etienne Chouard entrent par ailleurs dans la même logique dénigrante, tout comme celui de « complotiste » et diffuseurs de « fake news » à propos de certains Gilets jaunes. Tout se passe comme si avec ces adjectifs, et de façon presque anodine, tout était dit sur les personnes évoquées. Leur usage insinue la présence d’indices biographiques compromettant vis-à-vis d’une certaine morale sociale (non spécifiée mais prise comme allant de soi). Le dénigrement biographique peut ainsi provenir de « like » ou de commentaires spontanés – et par définition souvent peu élaborés – commis sur Facebook. Point besoin d’argumenter en quoi le discrédit est mérité, le ton allusif suffit. Ce procédé rhétorique cherche moins à savoir ce que les personnes concernées pensent vraiment, ce qu’elles disent aujourd’hui, que ce qu’elles ont pu dire ou faire à un moment donné avant leur investissement dans la mobilisation des Gilets jaunes. La logique d’un prélèvement sélectif d’éléments passés pour noircir la personne et ce qu’elle représente invite implicitement à déconsidérer leurs revendications actuelles.
Quel est donc l’hypertexte de « controversé » ou « sulfureux » ? Le repoussoir ultime est encore et toujours évidemment l’extrême-droite, avec en toile de fond l’antisémitisme. Etienne Chouard a considéré à un moment de sa vie que des réflexions d’Alain Soral méritaient attention. Cela doit suffire à le discréditer dans la totalité de sa pensée et, du coup, dans sa position en faveur du RIC. Mais est-il possible de parler de l’idée d’Alain Soral qui a pu être retenue comme digne d’intérêt par Etienne Chouard ? Est-il aussi possible de donner la parole aujourd’hui à Etienne Chouard sur ce sujet afin qu’il s’explique ? Un article de Médiapart relève qu’« À plusieurs reprises, Étienne Chouard a répondu en niant toute sympathie pour les thèses fascistes ou antisémites… ». Mais la machine du prêt-à-penser – et à juger – est en marche et la simple référence à Alain Soral fait figure d’épouvantail. Il y a ici une démarche simplificatrice qui fait l’économie de la pensée, et ceci d’autant plus que les revendications explicites des Gilets jaunes sont centrées – et tout le monde le sait – sur des questions de pouvoir d’achat et de justice sociale… Difficile de ne pas y voir une manœuvre médiatique fonctionnant par évocations allusives pour ternir la mobilisation des Gilets jaunes à travers certains d’entre eux.
Dire les autres (et donc les qualifier) c’est toujours, d’une certaine façon, endosser une autorité narrative sur eux. Là où les membres du gouvernement s’efforcent de condamner une mobilisation, certains médias se chargent de discréditer les individus qui s’y investissent. Si ces médias n’osent pas reprendre les qualificatifs « factieux » et « séditieux » employés par des personnalités publiques, ou « foule haineuse » de Macron et « agitateurs » de Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, à propos des Gilets jaunes, pourquoi n’explicitent-ils pas leur propre usage allusif des termes « controversé » ou « sulfureux » ? La réponse réside dans le fait que leur pratique relève de la communication dans son sens de manipulation. Que le propos médiatique puisse être engagé est légitime mais que des médias prétendent informer sans assumer ouvertement être des médias d’opinion est problématique. Sous couvert d’informer, des journalistes opèrent donc avec leurs mots choisis des jugements implicites. Difficile de penser qu’ils n’aient pas conscience que leur rhétorique ne peut qu’induire des schémas de pensées négatifs chez leurs lecteurs/auditeurs. Malgré les importantes tensions autour de deux figures du pouvoir gouvernemental, on ne lira pas dans ces mêmes médias : « Le controversé président Macron » ou « le sulfureux ministre de l’intérieur » (et pourtant !)… Ces stratégies informatives tendancieuses requièrent donc une vigilance accrue du public pour faire la part des choses et prendre du recul sur les formulations choisies par certains journalistes et médias censés décrire des personnes, des faits et un mouvement social qui manifestement les dérangent depuis son avènement.