J’aurais voulu…
… avoir une enfance dorée. Elle le fut, dorée, ces longs étés dans la campagne de Loire-Atlantique, c’est-à-dire : dans les terres, qu’aucune fraîcheur de Loire ou d’Atlantique ne venait distraire. La mer, elle était loin : 30 kilomètres, pour nous, enfants, ou pour nos parents si prudes et si terriens, que rien ne devait éloigner de leurs labeurs d’une vie. Aller à la mer, ce fut si rare, mais c’est là-bas pourtant que j’entrevis, là-bas marchant sur les plages, ou couchée sur le sable, la beauté, celle des corps. La Loire inondait les marais tout proches, mais jamais, enfant, je ne les traversai, sauf pour rendre visite à des parents par les routes goudronnées. Pas avant l’âge adulte, celui où la joie est déjà perdue.
… garder mes amis des premières années, celles où tout semblait permis. Jouer avec l’eau dans la grange du voisin. Penser à aller à l’école pour la première fois, à 5ans. Jouer encore avec les garçons du village, plutôt qu’avec les filles, mené par ma sœur.
… avoir un frère, plutôt qu’une sœur. L’aimer, me reposer sur ses épaules, l’embrasser sur les joues, l’admirer et le suivre, de près puis de loin. Un frère qui aide à grandir.
… que mon père me prenne par la main pour m’inscrire au club de foot, où jouaient tous mes camarades. J’étais bien maladroit au milieu d’eux, à l’école, sur le grand terrain de la commune et bien ignorant des règles subtiles du jeu.
… que ma mère n’ait pas une peur phobique de l’eau. Qu’elle ne soit pas phobique du tout. Qu’elle ne s’arrange pas auprès du médecin de famille pour me faire dispenser des séances de piscine.
… apprendre à lire par la méthode globale, voire mixte, au lieu de la méthode syllabique de ma vieille institutrice de CP. Ne pas recevoir de coups de règle sur les doigts si je m’étais trompé.
… ne pas devoir aller à la messe chaque dimanche. Ne pas devoir subir la parole naïve et réductrice des prêtres. Ne pas m’entendre dire par un abbé qui me serrait la main : « Christophe, ça veut dire : qui porte le Christ ».
Une chape de plomb s’abattit sur mon enfance, vers l’âge de cinq ans. Je n’ai pas encore fini de la soulever. Quand je m’aperçus que les mots sonnaient faux, ne rimaient qu’à réduire, au silence, moi, l’enfant, à me réduire, d’abord dans les murs bien réels d’une maison si vide, puis dans ceux d’une prison intérieure. Les mots qui isolaient, au lieu de lier. Et pas de mots pour séparer, me séparer, moi, de tout ça.
Je suis né au printemps 1968. La Révolution ne gagna pas la campagne de Loire-Atlantique. Seule, la grève que fit mon père aux chantiers navals. Mes parents m’éduquèrent dans les principes d’avant, sans qu’aucune liberté n’éclaire mes jeunes années.
Plus justement, ma mère ne pouvait m’accorder la liberté qu’elle n’avait pas eue enfant; mon père gardait jalousement le souvenir de la sienne, de peur de l’oublier.
J’ai rêvé que : j’étais emprisonné, avec mon père et ma mère. Puis mon père revenait au galop d’une course à cheval, dans les bois. Un bibliobus s’arrêtait dans l’enceinte. Ma mère s’y rendait.
Ma mère a le goût des livres, mon père a gardé le contact avec le désir.
J’aurais aimé ne pas perdre le sommeil à vingt-deux ans.
On me demandait, des familiers me demandaient ce que je voulais faire plus tard. Très tôt, dans l’enfance, je dis : pilote d’hélicoptère, ou : dessinateur de BD. De quoi s’évader.
On me demanda ça très tôt. Plus tard, au collège, je voulus, très sincèrement, devenir archéologue. Un oncle me rogna les ailes en parlant de la rareté du métier : un seul en Loire-Atlantique ! Et puis passer ses journées dans la terre, à fouiller, disait ma mère, c’est sale.
On me le demanda très tôt puis, longtemps, plus rien. Je ne savais pas. On se contentait de cette réponse. « Il a le temps ! »
Puis vint celui des décisions, après le bac. Je passai le concours d’entrée aux Beaux-arts, avec succès, mais choisis une école de publicité et d’arts graphiques. Deux trimestres puis j’abandonnai.
J’entrai à la fac, pour renouer avec l’esprit, devenir traducteur-interprète. Trois ans, puis je voulus enseigner. A cette époque, j’allais mal. Je me voyais tel Unamuno à Salamanque, universitaire, pas moins.
Longtemps on ne me demanda rien, alors je mis longtemps à me demander, moi, ce que je voulais de ma vie. J’ai tardé à me mettre en chemin, et, sur la route, j’ai perdu quelque chose.
Christophe Gervot, écrivain, le 3 novembre 2021