Ouvrir Mediapart et lire à la Une des abonnés un billet d'Elsa Lévy, c'était comme un soleil sur la carte météo d'un mois de mars pluvieux. Une sorte d'insulte au blues ambiant. Ce n’est pas qu'elle abordait des sujets très joyeux, c'est juste qu'elle avait une façon bien à elle de vous faire sourire des sujets les plus tristounets, et surtout de viser juste. Élégance et finesse de la plume, tout en tendresse et drôlerie. Et puis Elsa est partie... Son nom en gris.
De temps en temps, des petites nouvelles. Un courriel. Je la retrouvais quand j'achetais Causette, que je feuilletais en cherchant sa chronique. Légère et court écrite.
Je savais qu'elle s'était embarquée dans un projet au long court. Elle donnait parfois des nouvelles du bébé. Et puis est arrivée en début d'année la nouvelle tant attendue de ses amis. Bientôt, le livre édité.
Je de société, chez L'esprit frappeur. Joli nom pour un éditeur.
En attendant la sortie, une petite vidéo en forme de billet (publié en 2013 sur Mediapart) : Moi, chômeur de la République.
Et puis la date. C'est pour le 05 mars.
Dis Elsa, comment je fais pour l'acheter ? Un nom de librairie qui ne l'a pas. Tant pis. Aussitôt commandé bien sûr. D'un clic, c'est fait. Et bientôt reçu. Dévoré dans la soirée.
Toujours aussi fluide son écriture, mais plus long le souffle. Un roman ? Pas vraiment. Un récit-documentaire plutôt. Les aventures de JE dans le monde du petit travail. Ou aussi, comment tu fais pour arriver à la fin du mois quand tu cherches un emploi. Sorte de jeu de l'oie où règne l'absurde, dérives en tous genres de l'abus de pouvoir sur le marché du y-a-pas-de- travail...
CR : Mais, dis-moi Elsa, c'est qui cette oie qui mène le Je dans ton bouquin ?
E.L. : L’oie c’est qui ? Ou plutôt c’est quoi, non ? C’est quoi cette oie qui tutoie et se permet tout ce que JE ne se permet pas ? Eh bien, en réalité, je ne sais pas trop d’où elle sort.
CR : Du merveilleux voyage de Niels Holgerson, peut-être ? Je me suis posé la question après la lecture de ton roman.
E.L. : Non, je ne l’ai toujours pas lu d’ailleurs. Mais c’est probablement dans l’esprit pour le côté initiatique.
L’oie, celle de JE, sort tout simplement du Jeu de l’oie. Elle mène la danse, sert de guide. Elle est un tas de choses. A la fois, elle n’est pas grand-chose, un souffle, une illusion. Pourtant, elle pourrait être le personnage principal de cette histoire.
L’oie est ce qu’on veut, ou peut-être, ce qu’on voudrait (être). Une sorte de personnage, un peu farfelu certes, mais affranchi des codes, des chartes et des devoirs. Chacun peut certainement y voir une symbolique différente, ou n’y voir rien du tout, tout est possible, mais par rapport à JE, elle est une métaphore de sa propre conscience, une manifestation de son autocensure, un aspect de son essence.
L’oie fait office de vecteur entre JE et sa liberté.
Mais peut-être que l’oie n’est qu’une voix - ou voie -, parmi tant d’autres qui bourdonnent dans l’esprit.
CR : Tu participes jeudi prochain* avec Patrick Cingolani** à un débat sur le thème de la précarité, organisé par les réseaux « Stop Précarité » et « Stop Stress Management.». Quel serait pour toi le meilleur scénario pour cette rencontre ?
E.L. : Pas de scénario en particulier, mais le décor qui est planté me réjouit. Et je remercie vivement Evelyne Perrin, présidente des deux réseaux, qui a pris l'initiative de cette rencontre.
Faire ce débat aux côtés de Patrick Cingolani, travaillant sur le sujet depuis des décennies avec une grande générosité, est je crois, une opportunité assez rare de mêler théorie et pratique - les moments où les deux champs se côtoient sont presque inexistants. J’ose croire que nous pourrons nous compléter, lui et moi, dans l’échange, et je l’espère, permettre une résonance entre l’aspect académique de la question et ce qui est du “terrain”. D’autres intervenants prendront également la parole, dont un membre du mouvement des Indignés, Florent Gaston.
Pour cette rencontre, j’espère simplement que, face à des personnes en situation de précarité, et rassemblées autour de cette condition, je puisse apporter, non pas une solution, ou beaucoup d’espoir, je n’ai pas cette prétention, mais pour avoir un peu fait le tour de la question, j’aimerais partager une certaine déculpabilisation et peut-être un peu de cohésion, d’optimisme. Puisque je n’y vais pas comme une étrangère, je sors de dix ans à palper la condition précaire sous toutes ses coutures et qu’en tant qu’auteur, je signe à nouveau pour toujours plus d’insécurité.
Partager une expérience, parmi tant d’autres, et pas que négative puisque parfois, dans des moments bien précis, peu nombreux mais réels quand même, le ‘sentiment’ de descente sociale entraîne une élévation, un retour à l’essentiel, des rencontres, des élans de solidarité insoupçonnés.
CR : Quand tu n'en peux plus de ce monde qu'est-ce qui te redonne la pêche ?
E.L. : Tu écris ceci pour Mediapart, donc en clin d’oeil aux abonnés, s’ils s’en souviennent, je dirais que depuis que j’ai arrêté le Nesquik, c’est “ T’es ok, t’es bath, t’es in ! ” du groupe Ottawan qui perdure. Un hymne à la joie.
CR : Quelle serait pour toi la meilleure reconnaissance possible pour ton bouquin ?
E.L. : Avoir été publiée par Michel Sitbon, aux éditions L’Esprit Frappeur, est la reconnaissance dont j’avais besoin. Plus que de la reconnaissance, c’est une légitimité qu’il m’a donnée.
L’histoire de la publication de ce livre pourrait faire l’objet d’un autre livre.
“Je de société” est le comble de son propre propos, puisque lui non plus n’entre pas dans les “cases”.
Et cet éditeur, Michel Sitbon, a été jusqu’à créer une collection qui s’appelle “Textes improbables”, pour permettre à ce livre de se faire une place.
Mais ce que tu fais en ce moment aussi Claire est une reconnaissance, me permettre d’en parler.
CR : Le choix de son nom et celui de la collection donnent envie de le suivre, en effet. Tu sais, ce billet, je le fais aussi pour partager avec les abonnés de Mediapart cette bonne nouvelle de ton livre. Une coïncidence nous a rapprochées et nous sommes restées en contact mais ce n’est pas une raison pour garder tout ça pour moi, dans un tiroir fermé à double tour...
Sinon, toi qui es titulaire d'un doctorat de physique, comment se peut-il que tu connaisses aussi bien le monde de la précarité ?
E.L. : (Rires) Tu as lu ça dans la fameuse “présentation en trente secondes” ! La présentation de “fin” du personnage JE, mais JE n’est pas tout à fait moi... J’ai passé un bac S et j’ai arrêté la physique au même moment, et c’est mieux pour tout le monde je pense.
(C.R. : Aaarghhh, j’ai encore lu trop vite… Rires itou)
Pour en revenir aux formations, ce n’est ni mon bac+4, ni de hautes études, ou une thèse qui, à l’heure actuelle, facilitent l’accès à l’emploi ou permettent d’échapper à la précarité. Elle tape à tous les niveaux, dans toutes les catégories, et chez les jeunes, diplômés ou pas, elle est presque devenue inéluctable. Une sorte de passage obligatoire, en espérant que ça ne soit qu’un passage.
Mais concernant le parcours de JE, le plus difficile à accepter c’est qu’il a ‘choisi’ cette précarité, puisqu’il a renoncé à un certain confort. Un CDI qui pour lui était synonyme d’ennui et de perdition. Et cette précarité, bien que partiellement choisie, il l’a surtout subie.
Et c’est tout le propos du livre, que propose la société ? Existe-t-il un contrat qui fasse rêver ? D’ailleurs, ce mot, le ‘rêve’, a-t-il encore sa place, ou est-ce une fantaisie ?
Que nous reste-t-il comme choix à part travailler pour s’offrir le luxe d’aller travailler ? Où est le “JE”, l’humain, dans tout ça ?
Là j’ai une réponse, il est désincarné.
Quant au concept des “trente secondes”, c’est un exercice auquel on se prête constamment et qui consiste à devoir résumer son existence dans une présentation, ou plutôt une représentation, courte et efficace (comme on le fait en entretien, lors d’une rencontre, etc.).
Et comment se présenter en trente secondes ? De façon viable, honnête et exhaustive ?
Concrètement, parvenir à donner l’ampleur et l’ambivalence de son identité en trente secondes, c’est être tout et son contraire, tout et rien à la fois. Rien surtout.
Et dans cet exercice, JE cherche à être, plutôt qu’à faire. JE opte pour le “savoir être” plutôt que le “savoir faire”. Ce qui va à contre-courant des attentes répandues, surtout dans le monde du travail.
CR : Parmi les préfaces, on trouve celle du rédac chef de Causette ? Est-ce que tu écris toujours pour ce magazine ?
E.L. : C’est ponctuel, en fonction de l’actualité etc., mais ces derniers temps je me suis concentrée sur un autre support pour lequel je devrais prochainement tenir un billet d’humeur hebdomadaire, dans l’esprit de ceux que j’écrivais ici même. A suivre…
Enfin, pour ceux qui le souhaitent.
CR : Tu me rappelles là notre premier échange hors commentaires. Je me demandais comment il se faisait que tes chroniques soient en page Abonnés de Mediapart alors que leur place était sur ma radio du matin. Ou sur ma télé du soir...
Tiens-nous au courant Elsa.
A bientôt.
E.L. : (Rires)
Oui je me souviens de tes encouragements, précoces… Merci Claire !
**02 avril à 18 heures, à la Bourse du Travail de Paris (Métros République / J. Bonsergent)
*(sociologue et auteur de « Révolutions Précaires », éd. La découverte )
Pour prolonger :
JE va débattre aux côtés de Patrick Cingolani (sociologue et auteur de
« Révolutions Précaires », éd. La découverte)
JEUDI 2 AVRIL - 18H30 - Bourse du Travail de Paris
(Métros République / J. Bonsergent)
Si vous habitez Paris, ou pas loin, si vous êtes sensibles à la précarité, intéressé(e)s, touché(e)s, ou les trois - de près ou de loin, ou de par là - si vous êtes dispos et disposé(e)s, ou si vous n'avez tout simplement rien à faire (parce que précaires, tiens), venez !!
Je ne sais pas si on va rire, encore moins si on va refaire le monde, en fait je ne sais rien, mais JE sera là et j'espère que vous aussi.
Le débat est organisé par les réseaux « Stop Précarité » et « Stop Stress Management »