Cela aurait beaucoup étonné les écrivains du XVIIème siècle et même ceux du XVIIIème qui ne se souciaient pas beaucoup de l' orthographe. Il suffit de lire par exemple des lettres telles qu'elle ont été écrites par Madame de Sévigné pour s'apercevoir qu'elles sont sur le plan orthographique plus proches de certains textos de nos adolescents que de la « maîtrise de l'orthographe. » Les écrits de Madame de Sévigné auraient-ils été étrangers à la « rationalité de la langue » ?
C'est au cours du XIXème siècle que la question de l'orthographe et de son enseignement va prendre de l'ampleur. Cela s'explique avant tout par le fait que l'orthographe devient d'abord (à partir de la généralisation des écoles normales primaires de garçons par la loi Guizot de juin 1833) la discipline reine de la formation et surtout de la sélection des instituteurs. L'épreuve couperet du brevet de « capacité » ( l'examen qui donne le droit d'enseigner dans le primaire) est une dictée où l'élimination est prononcée au-delà de trois fautes. Comme on a souvent tendance à reproduire ce qui vous a fait ( surtout lorsque la sélection a été rude) , on ne devrait pas être surpris que cela ait eu pour suite le rôle de la dictée dans l'examen emblématique du certificat d'études primaires avec son épreuve couperet à elle aussi : une dictée où l'élimination est prononcée au-delà de cinq fautes.
Contrairement à une légende tenace, Jules Ferry a tenté de diminuer la forte pression de l'orthographe dans l'enseignement primaire. D'abord en s'en prenant à ce qui avait été au fondement emblématique de la dictée ( à savoir son rôle dans la sélection des instituteurs) :" Mettre l’orthographe, qui est une des grandes prétentions de la langue française, mais prétention parfois excessive, au premier rang de toutes les connaissances ce n’est pas faire de la bonne pédagogie : il vaut mieux être capable d’écrire une lettre, de rédiger un récit, de faire n’importe quelle composition française, dût-on même la semer de quelques fautes d’orthographe " (Discours de Jules Ferry au Sénat, le 31mars 1881, à propos de l’examen du brevet) .
Pendant presque tout le XIXème siècle , la valorisation de l'orthographe et de son enseignement n'ont concerné que l'école des enfants du peuple ( le « primaire », depuis l'âge de 6 ans jusqu'à 13 puis 14 ans), mais non celle des privilégiés socioculturels qui fréquentaient - eux – les établissements du secondaire (depuis les classes élémentaires jusqu'à la terminale dans des « collèges » ou « lycées »)
Dans ce cadre, on ne devrait pas être trop étonné du florilège qui suit :
«Nous voudrions simplement rappeler aux candidats que la faculté désirerait ne plus avoir à corriger des fautes d’orthographe aussi nombreuses que stupéfiantes » (Gaffarel, doyen de la faculté des lettres de Clermont, 1881 )
« J’estime que les trois quarts des bacheliers ne savent pas l’orthographe » ( Victor Bérard, maître de conférences à la Sorbonne, 1899 ).
Et si l’on veut vraiment ‘’une première’’, on peut s’arrêter à celle-ci, dans le ‘’saint du saint’’, à la Faculté des Lettres de la Sorbonne :« L’orthographe des étudiants en lettres est si défectueuse que la Sorbonne s’est vue réduite à demander la création d’une nouvelle maîtrise de conférences, dont le titulaire aurait pour principale préoccupation de corriger les devoirs de français des étudiants de la faculté des lettres » ( Albert Duruy, « L’instruction publique et la démocratie », 1886).
Mais le plus intéressant - si l'on fait un retour historique pour mettre en perspective et situer la déclaration de l'agrégée de lettres modernes Natacha Polony – c'est la position du grand grammairien Ferdinand Brunot qui va à l'encontre même de la position soutenue par la directrice de Marianne ( à savoir qu'il y aurait - en quelque sorte par ''essence'' - une homologie entre « la maîtrise de l'orthographe » et « la rationalité de la langue »
« Comme tout est illogique, contradictoire dans l'enseignement de l'orthographe, à peu près seule la mémoire visuelle s'y exerce. Cet enseignement oblitère la faculté de raisonnement ; pour tout dire, il abétit. Il a le vice énorme d'incliner vers l'obéissance irraisonnée. Pourquoi faut-il deux p à apparaître et un seul p à apaiser ? Il n'y a pas d'autre réponse que celle-ci : parce que cela est. Et comme les ukases de ce genre se répètent chaque jour, ce catéchisme, à défaut de l'autre, prépare et habitue à la croyance au dogme qu'on ne raisonne pas , à la soumission sans contrôle et sans critique. C'est d'un autre côté ,n'est-ce pas, que l'école républicaine entend conduire les esprits ? » ( « La réforme de l'orthographe », par Ferdinand Brunot, professeur de l'histoire de la langue française à la Sorbonne, Armand Colin, 1905, pages 7 et 8)
Drôle de « rationalité », et bonne question !