C’est pour moi s’est immédiatement dit Jeanna Benameur, quand, à Valognes elle a vu une sculpture (haut relief) de la Nativité où la Vierge, lisant, est allongée « ce fut le déclencheur d’une autre façon d’imaginer Marie » et de Vivre tout bas (cf page de remerciements)
Son roman formellement sera l’ensemble de rouleaux- dont surtout le 4ème - où sont inscrites plusieurs destinées ; une écriture composée de fragments (certains réduits à de courtes notations telles des esquisses), avec des retours en arrière et des prolepses. Une écriture fragmentée et immersive tout à la fois ; elle seule capable de transcender à la fois le silence, les chaînes que l’on impose, la douleur tapie au plus profond de soi ; par un lent travail de questionnements de la mémoire, par une forme d’osmose entre soi et le paysage (la mer surtout). Recouvrer son être, le reconquérir dans son entièreté, mezza voce (vivre tout bas) Oui le lecteur en pénétrant la psyché de la femme, Marie la jamais nommée, jusque-là drapée dans la douleur, est invité à partager une métamorphose qui va à l’encontre des représentations iconiques (peinture et sculpture) si familières…
Le roman s’ouvre sur un tableau représentant la femme cheveux dénoués assise sur une pierre plate caressant les plis d’un tissu où se drape le visage de l’aimé, l’enfant perdu, le fils crucifié. Un tableau qui par superposition ou fondus enchaînés en contient tant d’autres -n’est-elle pas cette femme que la vie des autres traverse ? Les autres, ces groupes de marcheurs, d’exilés( ?) apatrides et la lanière de cette sandale qu’elle rajuste aura son écho dans les dernières lignes du roman….C’est que tout a eu lieu ; elle le sait.
Un roman circulaire dont l’incipit dit précisément l’accompli
Comment habiter le monde après la perte ? La femme a vécu, solitaire, dans une maison en surplomb avant cette aube nouvelle. Et voici que la chronologie fait se mouvoir dans la fluidité de la mémoire, le présent et le passé plus ou moins proche (l’apprentissage de la lecture et de l’écriture auprès du vieux maître, l’arrondi du ventre avant l’enfantement, le regard de l’enfant si loin si proche, le jour de la « grande souffrance », l’exil de soi et des autres, la bienveillance de Jean, la rencontre avec la gamine). C’est que le flux mémoriel est inscrit tout autant dans la marche que dans la contemplation des pierres des falaises de la mer ; la mer dans laquelle le corps « sent combien il est léger. Maintenant le temps est à elle et il n’a plus de limite…
Tout un champ lexical évoque suggère ou illustre la métamorphose ou plutôt l’accomplissement. Qu’il s’agisse d’adverbes « désormais maintenant » de la locution « ne…plus » d’épithètes du changement (neuf, nouvelle, autre) La présence de Jean, la rencontre avec une gamine, mutique après la mort de sa mère, seront déterminantes et dans la prise de conscience réciproque et dans la fonction impérieuse de la "transmission". C’est par Jean et la petite qu’elle trouve sa route d’amour sur terre. Il y a d’abord ces cheveux que l’on caresse, cette main que l’on enserre dans la sienne puis cet apprentissage si délicat dans sa lenteur assumée. Le parallélisme entre deux destinées (perte de l’être aimé et grande souffrance, dessins sur le sable toujours recommencés telle une mémoire vive, reconquête de soi, complicité bienveillante de Jean leur ange gardien) est évoqué en montage parallèle ou par le procédé de la variation (quand une même scène est reprise mais avec une autre perspective ou sous un autre angle de vue). L’enfant acquerra plus d’assurance avec les adultes et pourra de nouveau pénétrer les flots. La femme, elle , a su « attendre » -sur les conseils du maître- et grâce aux mots déchiffrés sur les rouleaux s’ouvrent à l’intérieur d’elle des mers Elle sera celle qui « écrit » le quatrième rouleau avant (ou après?) l’abandon de soi , de son corps aux délices, avant de lacer les sandales captives
Ecrire sa vie sur le quatrième rouleau vierge ? cela va -inévitablement- à l’encontre des représentations picturales sculpturales à venir ; mais qu’importe « elle le sait » Voyez ces tableaux de la Crucifixion ou de la Descente de Croix. Une mère éplorée mater dolorosa…Ces peintres ignorent qu’elle cherche à insuffler de nouveau la vie à son fils comme pour un nouvel enfantement Et dans la perfection toute simple de ces sandales si belles « il y a l’amour de cet homme qui ne lui demande rien ; L’homme du cairn, ce cairn dont l’image récurrente illustre la manière dont la mémoire façonne l’existence
La joie ne prendra jamais la place de la peine. C’est un espace nouveau qu’elle crée et on ne le comprend que si on ose. »
Que chacun protège celui qui est près de lui et plus loin encore ceux qui ont besoin d’aide. C’est comme ça que les humains peuvent vivre et continuer.
Il n’y a pas d’autre route (telle est bien celle qu'emprunte Marie au sortir de la maison, au sortir du roman...)