Cristobal Flores Cienfuegos
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Billet de blog 3 févr. 2023

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Chroniques d'un Soleil Vert (2017 - 2018) - 5/??

Je retrouve Rubis. Lui offre la clope journalière qu'elle fume en cachette. Vol de papayes à l'ordre du jour. Je regagne mon coin habituel au bord du Meta pour la virée en planeur. Cette fois un garde (vigilante) vient me déranger dans mes lectures. C'est un prédicateur. Colt dans l'étui il veut m'expliquer que je suis dans le vice.

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19 octobre 2017. Puerto Gaitán (en Colombie). La doxycycline fait son effet. Ma chair dégonfle. Les plaies s'assèchent. On arrête pas le progrès - de ma triste personne, je veux dire que je marche.

Midi. Je cache le soleil d'une main pour observer, l'un après l'autre passer, haut dans le ciel, deux avions de chasse à réaction. Ils prennent la direction du campement, ils tracent une courbe au dessus del tigre. Le réveiller et l'impressionner semble être le but de cette manœuvre. Le bruit qu'ils font en survolant la ville est atroce. Il dérange même les reptiles. Avez-vous vu des guérilleros accroupis dans la brousse, prêts à bondir depuis les hautes herbes ? La guérilla est ainsi dénommée : le tigre. Pour Popeye, « el tigre es rata ». Il sort de son trou dans l'obscurité pour voler le fromage de sa classique. Extorquer les honnêtes travailleurs qui apportent toutes les marchandises nécessaires à l'expansion du capitalisme, jusqu'aux profondeurs de la jungle, un nouveau fétichisme - écrans plasma, téléphones portables, tracteurs, lave-vaisselles, etc... le « progrès » cette marche en avant quoi qu'il arrive - quoi de plus banal que de faciliter rationnellement la vie ? Quoi de plus rationnel que d'aimer la liberté ? Quand j’ai appris il y a quelques semaines qu'un yanomami commandait un bataillon de l'ELN, et j’ai trouvé cela ridicule. Pourtant, je n'ai jamais discuté avec cet homme. Ce que je crois, irrationnellement peut-être: si « l'indien » est un dialecticien alors ce n'est plus un yanomami.

Je retrouve Rubis. Lui offre la clope journalière qu'elle fume en cachette. Vol de papayes à l'ordre du jour. Je regagne mon coin habituel au bord du Meta pour la virée en planeur. Cette fois un garde (vigilante) vient me déranger dans mes lectures. C'est un prédicateur. Colt dans l'étui il veut m'expliquer que je suis dans le vice. « J'étais alcoolique, j'allais au bordel, je dormais dehors, je me bagarrais ! Le Christ a changé tout ça ! » Tant mieux. Que dois-je dire encore pour me justifier ? Je voudrais m'expliquer devant d'autres. Je ne me drogue pas à l'idéologie (pas même de classe), ni avec la certitude. Je fais le pari de certaines idées et j'accepte de perdre. De croire aussi parfois. J'accepte aussi la perdition. Je ne connais aucun enfer, je veux dire aucun enfermement - et c'est mentir. J'aime bien dormir dehors et parfois me bagarrer. Je ne suis pas vraiment responsable. Je le voudrais. Je suis, assurément, condamné à choisir. L'Histoire, l'Esprit, et puis Dieu, sont ailleurs - ou très loin, je l'espère. Je ne suis ni le seul, ni le premier à ne pas savoir très bien choisir. Je me vis dans une société où règne le délire de masse. Je ne doute pas d'être irrationnel dans le fond, parfois logique et rationnel pour autrui - autrui, même bien in-formé. Et les grandes constructions ? Croyez-vous que je sois ce forcené ? Que je porte sur moi le marteau ou le surin ? Que je sois cet enragé ? Que je me fatigue avec ce vouloir-changer-quoique-ce-soit ? Croyez-bien ce que vous voulez. Je vous emmerde. Et je vous aime. Tant pis pour la Jérusalem céleste. La langue est impérialiste, les couilles et le reste aussi. Et les grandes constructions ? Je veux cracher. C'est naturel de cracher. Mais partout que je veux cracher, sans vouloir cracher sur l'homme, je mollarde une de ses grandes constructions, et quelqu'un se plaint de ma méchanceté - ce n'est pourtant pas une mauvaise volonté de ma part ! J'ai à devoir choisir, c'est d'accord. Puisque je parle, j'y suis obligé, ou contraint. C'est d'accord. Mais le réel se dérobe. Le réel ne me doit rien. Peu lui chaud la petite histoire des hommes - il n'est que pitié pour les chiens. Et les grandes constructions ? Et le marbre ? Je dois choisir : une bière - plusieurs -, la morale des autres, se laisser chasser par le vent, les yeux presque ouverts, pas encore fermés. Je choisis le sable. Je choisis : le Grand Océan, ses requins et ses crabes. Je choisis de le dire. Ça s'arrête là. Je ne choisis aucun coquillage sur mon chemin - ni nombre d'or. Je choisis la carte postale, et les vacances aux Caraïbes.

20 octobre. Je boite. Je traîne salement la patte toute la journée. Si je veux guérir, il ne faut pas picoler. Pour aujourd'hui c'est raté. Je préfère traîner au bar. Je tisse un peu, échange un bracelet contre une fringue à Alejandra. J'essaie de m'informer sur la limpieza, et le groupe paramilitaire pareillement nommé. Il faut faire attention avec ce sujet, les gens ne parlent pas aisément des massacres extra-judiciaires commis par cette milice, il y a deux ans. Et quand ils en parlent c'est avec une grande méfiance. Une vingtaine de morts, peut-être, préalablement ciblés. La limpieza, le nettoyage, visait les supposés cabecillas, les petits chefs des trafiques. C'est surtout un jeune gars impliqué qui m'en parle librement. Un membre de sa famille a participé à ces exécutions. « C'est pour éviter la contagion ! Pour garder la communauté saine, pour empêcher que la drogue ne contamine la jeunesse ! Ces nettoyages se font tous les cinq ans. Ils sont nécessaires... » La violence dans cette région lui a déjà arraché quelques frères. Je peux comprendre son manque d'empathie, et la valeur limitée qu'il accorde à la vie humaine. Il n'empêche que discuter avec ce garçon me refile la nausée. Je l'interroge quand même : « Pourquoi tu parles des hommes et de leurs pratiques comme d'une infection bactérienne ? T'aurais pas de la famille dans l'armée toi ? » - « Je sais pas... Ouais, beaucoup de famille dans l'armée ou la marine, mon père démonte et remonte son arme les yeux fermés... » Je comprends. Comme pour la prison régionale d'Ayacucho, si la fin est jugée bonne alors, tous les moyens sont bons aussi. Évidemment que pour parvenir à ce raisonnement, on passera la serpillière sur le caractère générique de l'homme. Ce jeune me donne de nombreuses informations. Pour la plupart je les juge fausses. Il est fasciné par les armes et la violence et veut m'impressionner du haut de sa jeunesse et de son inexpérience - il m'a foutu une étiquette rouge à l'oreille cet imbécile. En Colombie quand on est pas un conservateur il faut croire qu'on est un « révolutionnaire » (on écoute souvent ça). Mais rassurez-vous car ici aussi on croise beaucoup de « démocrates », à la rationalité moquette, spécialisés dans la guimauve molle et multicolore, hérauts de l'industrie scolaire et du progrès des cuillères sans musicalité. Je retourne au bar. Discuter avec un fils de paramilitaire m'aura donné soif. Je tourne au ralentis mais toujours 24 images à la seconde.

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Le fichier pdf:

(pdf, 53.4 kB) © Salha

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Illustration 2
Puent Gaitán (Colombia) © Salha

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