Cristobal Flores Cienfuegos
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Billet de blog 4 févr. 2023

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Chroniques d'un Soleil Vert (2017 - 2018) - 6/??

"Sa mère, je l'ai vue aussi quelques fois. Elle n'est pas méchante. Pas méchante du tout, juste défoncée à la colle et l’alcool en permanence. Sa petite soeur au petit dealer est née aveugle. Le môme se retrouve dans une précarité plus que mortifère. Il fait plutôt face, à la drogue, aux impasses du destin..."

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Illustration 1
Nettoyage de fringues - CFC © Salha

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27 octobre 2017. La journée passe entre la cuisine (la chambre de Coco et Ana), et le patio. Je lave mes fringues. A midi le nettoyage de ma jambe. L'infection a creusé un cratère dans ma chair rapidement. Dorénavant je ne le la laisse plus avancer. Tous les jours je nettoie la plaie. Savon, eau oxygénée, betadine, compresse, bandage. Petit à petit ça se referme. Le nettoyage est rapide, mes voisins me regardent, curieux. Dans ce parcelamiento les gens n'ont pas l'expérience des ustensiles ni des produits médicaux. Ils connaissent plutôt les plantes, bouillies, pressées, râpées. Le jeune frère de Ana n'est pas scolarisé, il se promène dans le coin, au monte, s'occupe des plantations, de la maison. Il est mal en point. Une sorte de grosse irritation de la peau qui a commencé sur le dos et s'est étendue vers le cou et le bras gauche. Les plantes l'ont aidé pour les démangeaisons mais il ne guérit pas pour le moment. Direction le CDI [Centre de Diagnostique intégral, établissement médical fruit de la solidarité de l’État cubain).

Je croise le plus jeune petit dealer que j'ai connu. Il doit avoir plus ou moins neuf ans. « Et ton père ? » - « T'veux dire mon beau-père, il est pas là, tu veux quoi ? » - « Comme d'habitude ! » - « J'arrive, attend moi ici, reste planqué... » - « Je connais la manœuvre hermanito... » - « Sinon t'aurais pas un autre cuero ? » - « Si pourquoi ? Tu veux t'en cramé un p'tit ? » - « Jaja, nan c'est pour mon oncle qui est là ! » - « Tiens ! » - « Gracias hermano » - « Sinon ton beau-père il te laisse combien pour faire la distribution ? » - « Jaja, c'est mon négoce ça, quand il est pas là je sers moi ! » - « Tu te fatigues pas trop ça va ? » - « Ouais mais c'est dur quand même... » - « On a voulu te chourer la marchandise ? » - « Ça et los tombos ou la guardia... » - « Mais on te mettra pas en taule, par contre... » - « Non, pour moi c'est l'internement ailleurs... » - « Tu connais ? » - « Si un an que j'ai tiré, je viens d'en sortir... » - « Fais gaffe à toi ! » - « Attend, tu viens d'où ? De Argentina ? » - « Non, de Francia ! » - « T'as fais de la taule ? » - « Jaja, nan hermanito, l'internement ailleurs también, aussi… » - « Cuidate ! » - « Toi aussi ! »

Soyons clair le môme s'en tire plutôt bien mais la situation peut très rapidement lui être fatal. Je l'ai vu quelques fois alors que je discutais avec son père, il nettoie avec rapidité, utilise la lame de scie sans manche avec minutie, branche, connecte, et allume la pompe pour extraire l'eau, lave son linge, le tend... Sa mère, je l'ai vue aussi quelques fois. Elle n'est pas méchante. Pas méchante du tout, juste défoncée à la colle et l’alcool en permanence. Sa petite soeur au petit dealer est née aveugle. Le môme se retrouve dans une précarité plus que mortifère. Il fait plutôt face, à la drogue, aux impasses du destin, à l’addiction de sa mère - la violence peut-être du beau-père? Il a grandi trop vite, c'est irréversible. J'ai pas vraiment connaissance d'institutions gérant ce type de situation - correctement, et sur le long terme.

Concert le soir, l’ambiance est bien différente. Rappeurs et groupes de rock ou de métal se succèdent. L'ensemble est très bon, certaines perf’s me paraissent excellentes. Un rappeur m'irrite toutefois les oreilles. D'abord il mélange rap et prêche, ensuite il conclut son tema par un : « Qu'ils aillent au Diable ceux qui sont partis du pays... ». On est entre gens qui « qui appuient le gouvernement », je repense toutefois à cette femme de Cúcuta mise au chômage, avec ses poteries, « des cernes jusqu'au par terre », sa vie dans la rue ; tout ça pour que sa fille puisse finir ses études, au Venezuela… « Qu’ils aillent au Diable ceux qui sont partis du pays »…?

La musique du groupe qui compte quelques personnes que je connais de mes jours antérieurs à Ayacucho est simplement magistrale. Akuhena Yavari [Du métal épique « folklorique », plus ou moins] qu’il s'appelle. Un groupe de métal composé de jeunes artistes est très bon aussi, j’ai hélas oublié de noter le nom. Peinture lugubre. On s'éloigne avec méthode et élégance du Salut pour un temps.

28 octobre. Je passe l'après-midi avec Manuel et son petit frère. Deux militants écologistes. « Alors comment il va ton travail d'écriture ? » - « Je patine sur le sujet politique, j'ai l'impression que je devrais écrire quinze pages par jour. Je sais que c'est pas la solution. Je crois que je vais plutôt travailler avec quelques entretiens pour combler le défaut d'analyse. Au dictaphone, et je les retranscrirai pour l'écrit. On verra la longueur... » - « Tu n'arrives pas à dire ce que tu vois ? » - « C'est plus ou moins ça. Le réel m'en met plein la gueule... Pour la virée en planeur qui survole le Venezuela, je roule sans problème - ou presque -, mais pour la plongée en profondeur dans ces eaux troubles autant que quelqu'un d'ancré ici s'y colle.»

29 octobre. Dimanche. Je me repose. Les côtes endolories, à nouveau, la jambe pas encore totalement soignée. Une tempête se déchaîne sur nous. Elle dure quasiment toute la journée. Des trombes d'eau nous tombent dessus. Los parenticos, les jeunes du quartier filent vers le monte, leur toboggan improvisé, cela malgré les bourrasques et les pluies intenses. J'en profite pour bouquiner dans la chambre ou sur le perron quand le vent ne souhaite pas me mouiller... Je me plonge dans l'oeuvre de Pedro, Deslave. La lecture terminée, je parviens difficilement à revenir vers mon époque. Au fil des scènes, je me suis perdu dans le passé, les Andes, et l'imagination florissante, humaine et joyeuse de mon ami. Une jolie découverte.

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Le fichier pdf:

(pdf, 104.8 kB) © Salha

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Akuhena Yavari - Jadujato (Video Oficial 2016) © Akuhena Yavari

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