Tous pédophiles, les soixante-huitards ?
- 4 févr. 2021
- Par Cuenod
- Blog : UN PLOUC CHEZ LES BOBOS

La vieille panique
Genève avait aussi connu son Mai-68 axé plus spécifiquement contre une armée suisse rétrograde qui envahissait, un peu trop à leur goût, la vie des jeunes. Lors d’un grand défilé organisé sous la bannière du Mouvement du 17-Mai, le cortège remonte la Corraterie, en plein quartier des banques genevoises. Là, une énorme mercédès décapotable immatriculée à Paris est prise au milieu des manifestants. Un couple de bourges tout en tweed et bijoux occupe ce rutilant véhicule. On devine les lingots dans le coffre. La femme regarde son mari d’un air effaré et s’écrie « C’est pas possible, ils sont aussi ici ! ». Une partie du défilé est secouée de rire. Le service d’ordre exfiltre rapidement la mercédès pour éviter le lynchage.
Mais revenons à nos 68 moutons et à la tribune – intitulée « Pensée 68 et pédophilie » – que Luc Ferry a livrée au Figaro (on peut la lire ici). Le téléphilosophe souligne le soutien à la pédophilie et à la pédérastie, voire à leur promotion, notamment par René Schérer et Guy Hocquenghem.
Mai-68 vécu d’en-bas
A l’évidence : nous n’avons pas vécu le même Mai-68. Ferry parle – ou plutôt déparle – du Mai-68 d’en haut. Celui des grands penseurs, écrivains, profs de facs. Or, ceux-là, ne fréquentaient guère les barricades, les arrière-cours des bistrots ouvriers et les entrepôts d’usine.
Le Mai-68 du Plouc, il est en bas. Tout en bas. A la base. Ces discours sur la pédophilie, ils ne parvenaient même pas à ses oreilles. D’ailleurs, personne ne connaissait Schérer et Hocquenghem dont Ferry boursouffle l’importance sur le mouvement.
Le Plouc se rappelle plutôt les nuits blanches à faire tourner la ronéo pour imprimer les tracts ; le réveil à 4h. du matin pour aller les distribuer à l’usine Hispano-Suiza aux Charmilles, à discuter avec les saisonniers, traités en esclaves par le patronat et les autorités helvétiques, à organiser les étudiants et les apprentis les plus costauds pour le service d’ordre des manifs, à débattre sans fin pour refaire la société, à rêver d’un monde de pain partagé et de justice enfin rendue.
Pédomanie pas « pédophilie »
Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que Le Plouc et ses camarades ont appris l’existence des prises de positions que Luc Ferry évoque. Avec effarement, certes. Toutefois, Mai-68 était mort et enterré. Impossible de faire le lien entre ces propos pédomaniaques et la fraternité folle, belle et libre qui nous avions vécue à ce moment-là. Cet état d’esprit était d’autant plus odieux qu’il se cachait sous le voile de ce mot pervers : « pédophilie », c’est-à-dire qui aime l’enfance ou les enfants. Or, en l’occurrence, il s’agit de prédation et nullement d’amour.
Notre Mai-68 ne revendiquait pas la pédomanie pour tous mais la fin d’un monde vieux qui n’avait pas tenu les promesses de la Libération. Pour la Suisse, les manifestants voulaient secouer le poids d’une armée omniprésente, d’une hiérarchie universitaire vermoulue, d’un patronat tyrannique et d’une bonne conscience bourgeoise inoxydablement hypocrite.
Poignée de boue contre une étoile morte
Les reproches que Ferry adresse à Scherer et consorts ne sont pas contestables ; c’est à bon droit qu’il les dénonce. Mais il fait de ces propos d’intellectuels l’alpha et l’oméga d’un soulèvement de la jeunesse qui s’est répandu dans le monde entier. Il réduit ce formidable élan vital aux vaticinations de penseurs aussi célèbres, en France du moins, qu’égarés.
Au nom de la droite cachemire, le téléphilosophe n’en aura donc jamais fini d’exorciser Mai-68. Ferry a jeté une poignée de boue contre une étoile morte.
Morte ? Pas tant que ça puisque ceux qui l’accablent ne cesse de la faire revivre !
Jean-Noël Cuénod
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