Confinement : modeste éloge de l’Inutilité
- 18 févr. 2021
- Par Cuenod
- Blog : UN PLOUC CHEZ LES BOBOS
La nef des fous inutiles (Gouache de l’ami Burlingue-Xavier Bureau) © Xavier Bureau
Désormais, dans le monde enfanté (mais pas du tout enchanté !) par les révolutions anglaise, américaine et française, tous les humains, tous les animaux, toutes les choses et même chaque objet de la nature devaient servir à quelque chose. Et quelque chose de profitable.
L’oisif ira loger ailleurs
Les nouveaux aristocrates prônaient pour tous l’effort, tout en récoltant la plus grosse part de ses fruits. Exploiteurs certes. Mais exploiteurs actifs. Fi des feignants, même richement dotés de naissance !
Quant aux prolétaires qui trimaient au bas de l’échelle eux aussi glorifiaient l’utilité et fustigeaient la paresse en chantant La terre n’appartient qu’aux hommes / L’oisif ira loger ailleurs (sixième couplet de L’Internationale).
Au fil des ans, l’utilitarisme – corps même du capitalisme – n’a fait que se renforcer. Exit la poésie, qui ne vend que du vent. Dieu aussi fut évacué. Il a eu son utilité, un temps, pour contenir les foules promptes aux colères. Et puis, avec ce Christ décidément trop anarchiste pour être honnête – qui débordait sans cesse des étroites ornières où les Eglises tentaient de l’y maintenir –, Il commençait à devenir franchement déplaisant.
Changer l’opium de flacon
L’utilitarisme a donc changé son opium de flacon en trouvant d’autres idoles : rock-stars, footeux en lamborghini, vedettes de tous poils luisants, médiacrates toutes cartes. En plus, elles avaient le bon goût de ne pas prêcher la pauvreté mais d’encenser la rapacité. En voilà des divinités utiles !
L’utilitarisme a donc régné sans partage, tuant dans l’œuf tout ce qui pouvait devenir inutile. Les réseaux sociaux, par exemple. Ces lieux virtuels, tout d’abord de libre expression, ont été très vite mis au pas de l’utile. Pose du carcan des algorithmes pour bien engluer les moucherons sur la Toile. Censures imposant à la planète le puritanisme américain.
Et puis, Sa Majesté Covid XIX a débarqué sur la planète la plaçant en état de sidération. Pas très bon pour l’utilitarisme ça !
Heureuses plages de vacuité
Le confinement a aussi eu pour conséquence de laisser des plages de vacuité dans la journée même pour les télétravailleurs ; ils n’étaient plus astreints aux déplacements et pouvaient toujours prétexter d’une bande passante trépassante pour abréger un briefing emmerdatoire.
Bien sûr, les réseaux sociaux, la télé et les jeux vidéo ont été massivement mobilisés. Mais après les écrans du téléboulot, ceux des cyberbidules ont provoqué, par période et pour la plupart des connectés, une sorte d’indigestion oculaire propice à l’éclosion du vide intérieur.
Ah, le vide ! Que serait-on sans le vide ? Rien. Nous lui devons tout. C’est en son sein que fourmillent les entités subatomiques ondes et particules à la fois, unies l’une à l’autre au-delà du temps et de l’espace dans le monde quantique. Il est, pour l’humain, cette usine à songes qui l’extirpe de sa gangue routinière. Il donne aux âmes leurs couleurs quand l’utilitarisme veut tout voir en noir et blanc.
Souveraine inutilité
Cette poésie de la souveraine inutilité, cette foi libre dans la puissance vitale, ce Christ passager éternellement clandestin dont le Royaume n’est ni de ce monde ni de ses Eglises, les voilà qui reviennent le temps d’un confinement.
Bien sûr, l’utilitarisme reviendra avec ses gros souliers cloutés pour fouler les esprits rebelles. Il s’efforcera de reprendre toute sa pesante place. Mais au fond, tout au fond de chacune, de chacun, le souvenir de ces instants vides où fermentait la liberté sera la brèche dans le mur du quotidien. Une brèche qui rendra possible l’évasion.
Pour transformer l’existence en vie, rien ne nous est plus utile que l’inutile.
Jean-Noël Cuénod
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