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Billet de blog 1 janvier 2022

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Matrix 4, une mise en abyme sans fond ?

Matrix 4 est construit sur plusieurs mises en abyme de manière à répondre aux exigences du genre, mais aussi pour tenter de relever le défi d'une suite qui n'aurait pas dû exister. La mise en scène d'un échec cinématographique annoncé permet de développer un message destiné au cinéma hollywoodien.

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[On divulgâche le film dès le début !]

L'instauration du contrat
Le premier quart d'heure construit la déception du spectateur, en condensant les griefs et les craintes qu'on a légitimement devant une suite intempestive : on ne retrouve pas la même actrice ; la mise en scène s'essouffle ; le scénario part illico sur la répétition au risque de la caricature... Inquiétude du spectateur : cela ne colle pas.

La demi-heure suivante permet une autre lecture : la Matrice est finalement un jeu, dont le concepteur est Thomas Anderson. Dans le film, le jeu vidéo a dévoré son film-matrice.  C'est l'occasion de mettre à plat lors d'un brainstorming, superficiel et malsain, ce qu'est Matrix, avec une auto-ironie distanciée dans la culture pop. Matrix est l'enjeu de réflexions rapides, de plaisirs faciles.

Mais le spectateur se rassure : il y a un degré de complication qui ne l'installe pas dans la simple répétition dramaturgique. Le contrat entre la réalisatrice et les spectateurs se noue ici : personne n'est dupe, on voulait une suite, mais avec le degré de complexité auquel nous nous étions habitués précédemment. Les clins d’œil répétés permettent d'installer de l'humour : Matrix4 serait-il une comédie sur Matrix ?

Toutefois une comédie de deux heures sur ce sujet risque de tourner en boucle. Et la rupture de contrat avec le public serait trop forte pour être validée. Wachowski, consciente de ce piège, doit donc répondre aussi aux attentes. Vous voulez la Matrice ? On va vous en servir.

L'apparition de Thomas Anderson, vieilli, usé, rassure un peu : en voilà au moins un qu'on connaît. Puis Tiffany/Trinity apparaît. Et quelques images nous amènent peu à peu vers l'univers de la trilogie (pilule bleue, flashs et hallucinations reprenant des extraits des films précédents ou leurs effets spéciaux). Mais Anderson est un geek déphasé et psychotique, sous médicament.

Puis le film bascule, en une dizaine de minutes, vers le monde incroyable de la Matrice et des résistants. Incroyable à tel point que (Saint-)Thomas doit toucher le bras de Morpheus pour y croire. Nous, spectateurs, pouvons nous blottir enfin dans le fauteuil : la « vraie » histoire commence. Nous sommes prêts à y croire.

Brecht dans la Matrice

La philosophie des trois premiers films reposait sur la dénonciation des apparences : le quatrième ne peut décemment pas proposer un contrat sur un faux-semblant à déconstruire, aussi plaisant eût-il été. La trilogie (inspirée - entre autres - de Brecht ?) avait proposé de transformer le spectateur en cofabulateur en faisant de la distanciation le thème même du récit. Mais 20 ans plus tard ? De quelle grotte faut-il sortir cette fois-ci ? Alors qu'une culture populaire s'est emparée de cette fiction et que le vernis d'une génération biberonnée à l'internet et aux réseaux sociaux, bientôt au métavers, s'est déposé sur l’œuvre, est-il possible encore de jouer la distanciation didactique ?

Alors, de quoi faut-il désengluer le regard en 2021 (cette glu qu'on voit pendre aux sourcils de Néo suite à sa "libération") ?

On l'a vu, toute la première partie est consacrée à l'installation du contrat entre le film et le spectateur. Comment faire une suite, 20 ans plus tard, à une trilogie quand se posent les problèmes suivants ?

- problème classique : les acteurs ont vieilli, voire ont disparu.
- problème fréquent : la trilogie forme une boucle qui se suffit à elle-même. Comment ouvrir la boucle sans briser la cohérence de l'ensemble ?
- problème plus rare : Matrix a produit un nouveau regard tant par l'utilisation développée du bullet time que par la mise en scénario du complotisme, au point d'en être devenu un récit clef. Quel regard développer en 2021 ?
Il faut donc mettre en abyme le film pour créer un effet de complicité avec le spectateur : ni vous ni moi ne sommes dupes, nous sommes d'accord, mais il convient de continuer sur ce contrat qui nous unit. Pourtant, une suite à la trilogie ne peut pas se contenter de cette mise en abyme : c'est un peu court au regard des effets produits il y a 20 ans, la frustration menace. Quelle solutions se proposaient à la réalisatrice ?
Impossible de se passer de Keanu Reeves. Il a plus de 55 ans, l'acteur porte la barbe et les cheveux longs. Tant mieux : car il s'agit de ressusciter Néo. Mais aussi Matrix. Or, dans les Matrix est incluse la référence aux Testaments (Sion, Néo/One/l’Élu, Trinity...). Il suffit de tirer le fil : l'apparence de Keanu Reeves inscrit clairement Thomas Anderson dans un rôle christique, le Christ étant devenu le parangon de la résurrection. Le Fils de l'Homme (étymologie de « Anderson ») est une appellation qu'on trouve dans le livre de Daniel (Daniel 7, 13) qui désigne le vainqueur des puissances du monde. C'est aussi l'expression qu'utilise Jésus pour parler de lui-même.

Son prénom, Thomas, le renvoie au doute. Et tout le film joue sur cette ambivalence : Néo est un héros qui doute de sa propre existence, puisqu'il est celui qui a créé son propre mythe. Mais il est aussi pour nous un rappel constant : devons-nous croire ce qu'on ressent ? Saint Thomas est celui dont le doute tombe quand il fait appel aux sensations pour se rassurer : c'est l'anticartésien par excellence.

Or nous devrions nous-mêmes douter de la validité du récit : la partie « Matrix », celle où le héros redécouvre le monde « réel », est la conséquence du basculement définitif dans la psychose d'un personnage qui n'en peut plus de supporter la médiocrité de sa vie. La projection de ses personnages inventés sur les personnes de la vie réelle qui l'entourent répond autant à l'attente du spectateur qu'aux tensions psychologiques qui torturent Thomas Anderson.

Y est-il tombé seul ? Rien n'est moins sûr : les nouvelles têtes, jeunes (Bugs, Seq...), ont l'âge des premiers spectateurs de la trilogie. Leur comportement est avant tout de l'imitation, du « déjà-vu ». En fans, ils répètent, mais ne créent rien. Ne sont-ils pas des jeunes en mal de vraie vie qui préfèrent eux aussi s'investir dans le fantasme du jeu vidéo plutôt que d'affronter la réalité ?

Profitant de la passerelle que représente cette bande de vieux adolescents immatures, Thomas Anderson décroche de la réalité. Les appels à la raison de son psychanalyste n'y feront rien. L'arrêt des médicaments (pilules bleues) fait le reste. Et il peut, réfugié dans son monde de folie, devenir l’Élu, dans un phantasme de toute puissance qui contrebalance l'impuissance du geek qu'il est réellement, et devenir l'homme d'un amour idéal, lui qui n'est qu'un introverti scotché aux écrans.

Mais ce basculement, les jeunes décérébrés n'en sont pas les seuls responsables. Nous, spectateurs, avons payé notre ticket de cinéma pour qu'il advienne. Il aurait été inadmissible de ne pas retrouver Néo dans ses fonctions.

De quoi Matrix 4 est-il le nom ?

Du coup, on peut sortir du film contentés. Somme toute, le contrat a été rempli : nous avons vu les combats, les poursuites, les Smiths, le bullet time, la romance pour lesquels nous avons payé, et un peu de nostalgie en prime. La mise à distance introductive nous a confortés : nous n'avons pas été dupes du jeu.

Mais la satisfaction n'est pas totale. Les risques de la déception inhérents au détestable "déjà-vu" sont là. Ce « déjà-vu » est un chat noir, porte-malheur. Pour dépasser la déception, il aurait fallu une dose plus forte. Mais était-elle possible ? Ne sommes-nous pas pris à notre propre piège : que sommes-nous venus voir en achetant notre place de cinéma ? La suite d'un objet qui ne pouvait pas en avoir.

Le jeu hollywoodien du blockbuster mène à l'échec : en écrasant l'œuvre artistique dans la logique économique de la série, l'appétence pour l'histoire aboutit à une fringale, puis à une crise de foi(e) qui se termine par un écœurement. Au milieu du film, le Mérovingien nous a pourtant prévenus : nous avons perdu le monde de l'originalité, de la culture, pour tomber dans celui de la franchise, du reboot... Moment clef du film, qui au-delà du burlesque, rappelle à la réalité : le plaisir de la surprise et de la découverte ne se réalise qu'une fois avec une œuvre, tout comme on ne met qu'une seule fois le premier pas sur la Lune.

Le film se replie sur lui-même : il démontre par son propre exemple l'incohérence d'écrire une suite. Comme Néo/Jésus à la fin de la trilogie se sacrifie pour l'Humanité, Matrix 4 est un film qui est un sacrifice de soi. Mais pour sauver qui, quoi ? Justement ce cinéma hollywoodien qui depuis vingt ans n'en finit pas de crever de ses franchises, de ses histoires mâchées et remâchées au point de n'avoir plus aucun goût. Ce cinéma qui n'ose plus prendre de risques, n'ose plus surprendre et qui love le spectateur dans sa matrice reproductionnelle, où les mêmes histoires sont diffusées en boucle. La Matrice, c'est le système hollywoodien.

Wachowski nous alerte : de la même façon que nous avons été complices du basculement de Thomas Anderson dans la folie d'un éternel recommencement – pour satisfaire un plaisir impossible à retrouver – , nous avons été complices, depuis 20 ans, du fonctionnement autodestructeur du cinéma hollywoodien, en exigeant des suites à ce qui ne pouvait pas en supporter sans mourir de "déjà-vu".

La résurrection dont il est question (parmi toutes les autres : celle de la série, celle des héros, celle aussi de la réalisatrice qui dit avoir osé l'écriture d'une suite pour sortir de sa propre dépression), c'est celle d'un cinéma qui pourrait prétendre surprendre encore, comme la trilogie il y a 20 ans, s'il osait faire du neuf. Matrix 4 est une protestation contre l'existence des suites demandées par le public, voulues par les producteurs, et une dénonciation des artistes/réalisateurs qui se sont abîmés dans ce cinéma de prostitution.

L'utilisation d'une dramaturgie sans cesse répliquée permet d'avoir notre dose d'hormones du plaisir. Mais les doses ne peuvent être infiniment augmentées sans provoquer la mort du spectacle. Est-ce encore de l'art, quand il s'agit de répondre à une addiction ?

Pour un autre billet sur un film, Frankenstein (1931), c'est ici

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