Il est de bon ton de nier la pertinence de la grille de lecture, réputée surannée, qui divise la politique entre la gauche et la droite. Et d’aucuns de rappeler la citation d’Ortega y Gasset, popularisée par Raymond Aron : « Être de gauche ou être de droite, c'est choisir une des innombrables manières qui s'offrent à l'homme d'être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d'hémiplégie morale. » Si le philosophe madrilène nous invite à une généreuse ouverture d’esprit et à une capacité de réflexion qui inclut les règles fondamentales de l’intelligence, je crois que l’action politique ne peut toujours pas – et ne pourra pas - se passer de cette ultime séparation. Ce qui ne signifie pas, ô combien, que les thèmes, les engagements, les notions restent figées dans un même camp. On sait que le libéralisme était au XIXe siècle un combat de gauche ; que la laïcité est reprise par la droite depuis quelques années sous des expressions exclusives, quitte à créer des oxymores. Cela ne signifie pas non plus que les analyses et la compréhension des réalités doivent s’inscrire préalablement dans un moule « de gauche » ou « de droite ». L’hémiplégie morale et intellectuelle devrait être un des tabous, dans un monde parfait, de la vie politique.
Mais il faut agir. Donc peser, décider, trancher. Construire le monde qu’on a promis aux concitoyens : et là, on ne peut plus faire comme si les valeurs de gauche et de droite étaient inexistantes. Qu’est-ce qui, fondamentalement, détermine ces deux visions du monde ?
Il me semble qu’on est toujours de droite quand on agit en fonction d’un monde qu’on croit régi par des règles prédéterminées, et que l’action politique consiste à adapter le monde, la société, les groupes et les individus à ces règles. Selon les époques ou les individus, ces règles sont établies par Dieu, par l’Économie, par l’Autorité, par la Tradition, etc. Les économistes libéraux sont convaincus que le monde ne peut fonctionner qu’avec un Marché libre, marché libre qui serait une loi naturelle. Les conservateurs croient en une société spontanément hiérarchisée. L’extrême-droite se voue à un passé fantasmatique et idéalisé. Pour tous ces gens, une société heureuse dépend de nos capacités à ne pas porter atteinte à ces lois. Ils ont en horreur la reprise en main par la société de son destin : pour la pensée de droite, le libre-arbitre ne peut exister que dans des bulles circonscrites à quelques gestes, quelques variations sur un thème donné. Le monde est ce qu’il est, et les malheurs proviennent de ceux qui veulent en changer artificiellement les règles. Chacun a sa place assigné par un Ordre éternel. L’individu de droite est toujours déçu, car il doit constater que l’équilibre naturel auquel il croit n’advient jamais, et il fait reposer la faute sur tel ou tel groupe qui devient souvent un bouc-émissaire.
Être de gauche, c’est refuser ces destins dessinés par la droite et penser qu’il est toujours possible de reprendre la main. C’est comprendre que les récits d’un monde naturellement équilibré (celui de la droite) ne sont écrits que par des individus qui justifient et maintiennent ainsi leur pouvoir. C’est énoncer des mondes possibles et travailler à leurs réalisations autant que faire se peut. C’est insérer la liberté individuelle dans un processus plus large d'émancipation collective, car c’est avoir conscience que sa propre liberté dépend de celle des autres, et donc que l’égalité est un bien indispensable à cette liberté. Qu’enfin l’égalité ne peut se réaliser que dans des gestes et des engagements de solidarité – de fraternité. Le monde est toujours un à-reconstruire car l’esprit de gauche a conscience que la liberté, l’égalité, la fraternité ne sont pas des données naturelles mais des acquis historiques et politiques toujours fragiles face aux réflexes égoïstes dus aux peurs paniques, aux souffrances, aux incompréhensions. L’individu de gauche est toujours déçu car son idéal est de l’ordre de l’horizon et, fatigué, les renoncements le guettent incessamment.
La vie politique surgit de la rencontre combative de ces deux déceptions, celle de droite et celle de gauche, et la démocratie prendra fin quand leurs agents - tous les citoyens motivés par leurs visions du monde plus ou moins divergentes – auront perdu l’énergie pour entretenir ces confrontations. En renonçant à faire de la gauche et de la droite une grille de lecture reconnue de tous, c’est peut-être fin de la démocratie que nous préparons.