Poutine, l’Ukraine et ce que les Américains en savent
Dans une interview accordée à Oliver Stone, le président russe Poutine a expliqué sa vision de la crise ukrainienne, vision qui contraste avec ce que les médias mainstream américains ont laissé entendre au peuple américain, écrit Robert Parry.
Dans une interview accordée à Oliver Stone, le président russe Poutine a expliqué sa vision de la crise ukrainienne, vision qui contraste avec ce que les médias mainstream américains ont laissé entendre au peuple américain, écrit Robert Parry.
Un premier exemple de la manière dont fonctionne aujourd’hui aux États-Unis le paradigme des médias mainstream est donné par l’Ukraine, où l’on a caché aux Américains la preuve que l’expulsion en 2014 du président démocratiquement élu Viktor Ianoukovitch était un coup d’État soutenu par les États-Unis, et mené par des néo-nazis extrémistes et violents.
Le président russe Vladimir Poutine dans « The Putin Interviews » sur Showtime
Selon ce que le New York Timesnous a enseigné, il n’y a eu aucun coup d’État en Ukraine ; il n’y a eu aucune interférence des États-Unis ; et il n’y avait pas tant de néo-nazis que cela. De plus, la guerre civile qui a suivi n’était pas une résistance des partisans de Ianoukovitch à son renversement illégal ; non, c’était une « agression russe » ou une « invasion russe ».
Mais la plupart des Américains n’ont probablement pas entendu parler de ces preuves révélant un coup d’État, grâce aux médias américains mainstream, qui ont pour l’essentiel interdit dans le discours public ces faits déviants. Si on les mentionne quelque peu, c’est en faisant l’amalgame avec des « fausses nouvelles », dans l’espoir rassurant qu’il y ait bientôt des algorithmes pour purger Internet de ces informations perturbantes.
Donc, si les Américains visionnent la troisième partie de « The Putin Interviews » d’Oliver Stone sur « Showtime », et entendent le président russe Vladimir Poutine expliquer son point de vue sur la crise en Ukraine, ils risquent de s’effrayer du fait que Poutine, dirigeant d’un pays ayant l’arme nucléaire, soit délirant.
Une perspective nuancée
En réalité, le récit de Poutine de la crise en Ukraine est assez nuancé. Il note qu’il y a eu une véritable colère populaire contre la corruption qui en était venue à dominer en Ukraine après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, et contre la vente des biens de la nation à des « oligarques » membres des bons réseaux
Copie d’écran de l’incendie mortel à Odessa, en Ukraine, le 2 mai 2014, déclenché par des nationalistes ukrainiens de droite et qui a tué des dizaines d’Ukrainiens d’origine russe. (Vidéo de RT)
Poutine reconnaît que beaucoup d’Ukrainiens ont estimé qu’une association avec l’Union européenne pouvait aider à résoudre leurs problèmes. Mais cela créait un problème pour la Russie en raison de l’absence de barrières tarifaires entre la Russie et l’Ukraine et des préoccupations concernant l’avenir du commerce bilatéral, particulièrement important pour l’Ukraine, qui risquait de perdre quelques 160 milliards de dollars.
Lorsque Ianoukovitch a décidé de reporter l’accord avec UE le temps d’aplanir ce problème, des manifestations ont éclaté, a déclaré M. Poutine. Mais – à partir de là – le récit de Poutine s’écarte de ce que le gouvernement américain et les médias mainstream racontent au peuple américain.
« Nos partenaires européens et américains ont réussi à enfourcher le cheval de bataille du mécontentement de la population et au lieu d’essayer de savoir ce qui se passait réellement, ils ont décidé de soutenir le coup d’État » selon M. Poutine.
A l’opposé des allégations des États-Unis reprochant à Ianoukovitch la violence lors des manifestations de Maidan, Poutine a déclaré : « Ianoukovitch n’a pas donné l’ordre d’utiliser les armes contre des civils. Et incidemment, nos partenaires occidentaux, y compris les États-Unis, nous ont demandé de l’influencer afin qu’il ne donne pas l’ordre d’utiliser les armes. Ils nous ont dit: « Nous vous demandons d’empêcher le président Ianoukovitch d’utiliser les forces armées. » Et ils ont promis […] qu’ils allaient tout faire pour que l’opposition se retire des places et des bâtiments administratifs.
« Nous avons dit : « Très bien, c’est une bonne proposition. Nous allons y travailler ». Et, comme vous le savez, le président Ianoukovitch n’a pas recouru à l’utilisation des forces armées. Et le Président Ianoukovitch a déclaré qu’il ne pouvait imaginer une autre façon de faire face à cette situation. Il ne pouvait pas signer l’ordre d’utiliser les armes ».
Bien que Poutine n’ait pas spécialement incriminé les tirs de snipers qui, le 20 février 2014, ont tué plus d’une douzaine de policiers et de nombreux manifestants, il a déclaré : « Eh bien, qui aurait pu placer ces tireurs d’élite ? Les parties intéressées, les parties qui voulaient aggraver la situation… Nous avons des informations à notre disposition selon lesquelles des groupes armés ont été formés dans les régions occidentales de l’Ukraine elle-même, en Pologne et dans plusieurs autres endroits ».
Après le bain de sang du 20 février, Ianoukovitch et les dirigeants de l’opposition ont signé le 21 février un accord, négocié et garanti par trois gouvernements européens, pour des élections anticipées et, dans l’intervalle, prévoyant une réduction des pouvoirs de Ianoukovitch.
Ignorer un accord politique
Mais l’opposition, menée par des néo-nazis et d’autres combattants de rue nationalistes extrémistes, a écarté l’accord et surenchéri par la prise de bâtiments gouvernementaux, bien que le New York Times et d’autres organes américains aient laissé croire au peuple américain que Ianoukovitch avait simplement abandonné sa charge.
Symboles nazis sur les casques portés par les membres du bataillon d’Ukraine Azov. (Filmés par une équipe de cinéma norvégienne et montrés à la télévision allemande)
« Voilà la version utilisée pour justifier le soutien accordé au coup d’État », a déclaré M. Poutine. « Une fois que le président est parti pour Kharkov, la deuxième plus grande ville du pays, pour assister à un événement de politique intérieure, des hommes armés se sont emparé de la Résidence présidentielle. Imaginez quelque chose comme ça aux États-Unis, si la Maison-Blanche avait été prise, comment appelleriez-vous cela ? Un coup d’État ? Ou diriez-vous qu’ils sont simplement venus pour faire le ménage ?
« Le procureur général a été abattu, un des agents de la sécurité a été blessé. Et on a tiré sur le cortège du président Ianoukovitch lui-même. Donc, ce n’est rien d’autre qu’une prise du pouvoir par les armes. De plus, un jour plus tard, il a recouru à notre soutien et s’est déplacé en Crimée (où il est resté pendant plus d’une semaine), pensant qu’il y avait encore une chance pour que ceux qui avaient mis leur signature en bas de l’accord (du 21 février) avec l’opposition tenteraient de régler ce conflit par des moyens juridiques démocratiques et civilisés. Mais cela n’est pas arrivé et il est devenu évident que s’il était capturé, il serait tué.
« Tout peut être perverti et déformé, des millions de personnes peuvent être trompées, si vous utilisez le monopole des médias. Mais à la fin, je crois que pour un spectateur impartial, ce qui s’est produit est clair : un coup d’État a eu lieu ».
Poutine a noté que le nouveau régime à Kiev avait immédiatement cherché à limiter l’utilisation de la langue russe, et permis aux éléments nationalistes extrémistes d’aller s’en prendre aux provinces orientales connues sous le nom de Donbass, où les Russes ethniques constituent la grande majorité de la population.
Poutine a poursuivi : « Premièrement, il y a eu des tentatives de procéder à leur arrestation [des Russes ethniques] en utilisant la police, mais la police a fait défection assez rapidement. Ensuite, les autorités centrales ont commencé à utiliser les forces spéciales et dans la nuit, des gens ont été enlevés et emmenés en prison. Bien sûr que les gens de Donbass, après cela, ont pris les armes.
« Mais une fois que cela s’est produit, les hostilités ont commencé ainsi : au lieu de s’engager dans un dialogue avec des personnes dans la partie sud-est de l’Ukraine, ils [les fonctionnaires du gouvernement de l’Ukraine] ont utilisé les forces spéciales et ont commencé à utiliser les armes directement – des chars et même des avions militaires. Il y a eu des frappes de lance-roquettes multiples contre des quartiers résidentiels… Nous avons lancé des appels répétés à ce nouveau pouvoir, pour lui demander de ne pas recourir à des actions extrêmes ».
Cependant, la guerre civile n’a fait qu’empirer, avec des milliers de personnes tuées dans une des pires explosions de violence que l’Europe ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans les médias mainstream des États-Unis, cependant, la crise a été entièrement imputée à Poutine et à la Russie.
L’affaire de la Crimée
En ce qui concerne la prétendue « annexion » de la Crimée, péninsule de la mer Noire qui faisait historiquement partie de la Russie et qui, même après la dissolution de l’Union soviétique, accueillait à Sébastopol une base navale russe de première importance, le récit de Poutine s’écarte également nettement de ce qu’on a dit aux Américains.
Quand Stone l’a interrogé sur « l’annexion », Poutine a répondu : « Ce n’est pas nous qui avons annexé la Crimée. Les citoyens de Crimée ont décidé de rejoindre la Russie. Le parlement légitime de Crimée, élu en vertu de la législation ukrainienne, a annoncé un référendum. Le Parlement, à une majorité écrasante, a voté pour rejoindre la Russie ».
« Le coup d’État en Ukraine s’est accompagné d’une montée de violence. Et il y avait même la menace que les nationalistes commettent des violences contre la Crimée, contre ceux qui se considèrent comme Russes et qui pensent que le russe est leur langue maternelle. Et les gens se sont inquiétés – ils étaient préoccupés pour leur propre sécurité.
« Selon l’accord international correspondant [avec l’Ukraine], nous avions le droit d’avoir 20 000 personnes dans notre base militaire en Crimée. Il nous revenait de faciliter le travail du Parlement de Crimée, l’organe gouvernemental représentatif, pour que ce parlement puisse coordonner et effectuer ses actions conformément à la loi.
« Il fallait que les gens se sentent en sécurité. Oui, nous avons créé les conditions pour que les gens se rendent dans les bureaux de vote, mais nous n’avons engagé aucune hostilité. Plus de 90% de la population de Crimée ont voté, et une fois le scrutin clos, le Parlement [de Crimée], sur la base du résultat du référendum, s’est adressé au parlement russe en demandant à être intégré dans la Fédération de Russie.
« En outre, l’Ukraine a perdu ce territoire, non en raison de la position de la Russie, mais en raison de la position assumée par ceux qui vivent en Crimée. Ces gens ne voulaient pas vivre sous la bannière des nationalistes ».
Stone a contesté certaines des préoccupations de Poutine selon lesquelles l’Ukraine aurait pu ouvrir à l’OTAN la base navale russe. « Même si l’OTAN concluait un accord avec l’Ukraine, je ne vois toujours pas une menace pour la Russie avec le nouvel armement », a déclaré Stone.
Poutine a répondu : « Moi, je vois la menace. Elle consiste à ce que, une fois que l’OTAN arrive dans tel ou tel pays, la direction politique de ce pays dans son ensemble, ainsi que sa population, ne peuvent influencer les décisions prises par l’OTAN, y compris les décisions relatives au stationnement de l’infrastructure militaire. Même des systèmes d’armes très sensibles peuvent être déployés. Je parle également des systèmes de missiles anti-balistiques ».
Poutine a également soutenu que le gouvernement américain exploitait la situation en Ukraine pour répandre une propagande hostile à la Russie, disant :
« En déclenchant la crise en Ukraine, [les fonctionnaires américains] ont réussi à exciter une telle attitude envers la Russie, la faisant passer pour un ennemi, pour un agresseur potentiel crédible. Mais très bientôt, tout le monde comprendra qu’il n’y a aucune menace qui émane de la Russie, ni envers les pays baltes, ni envers l’Europe de l’Est, ni envers l’Europe occidentale ».
Un écart dangereux
Poutine a également fait la lumière sur une confrontation remarquable impliquant un destroyer américain, l’USS Donald Cook, qui traversait la mer Noire vers la Crimée au milieu de la crise, mais a fait demi-tour lorsque les avions russes ont bourdonné autour de lui et que la Russie a activé son système de défense littorale.
Le président renversé Viktor Ianoukovitch
Stone a comparé la situation à la crise des missiles cubains, lors de laquelle un navire soviétique avait rebroussé chemin plutôt que d’affronter le blocus que le président John Kennedy avait établi autour de l’île. Mais Poutine n’a pas considéré comme aussi grave la confrontation avec les destroyers américains.
Poutine a déclaré : « Une fois que la Crimée est devenue une partie à part entière de la Fédération de Russie, notre attitude envers ce territoire a considérablement changé. Si nous voyons une menace sur notre territoire, et la Crimée fait maintenant partie de la Russie, tout comme tout autre pays, nous devrons protéger notre territoire par tous les moyens à notre disposition… »
« Je ne ferais de parallèle avec la crise des missiles cubains, car à l’époque, le monde était au bord d’une apocalypse nucléaire. Heureusement, la situation n’est pas allée aussi loin cette fois-ci. Même si nous avons effectivement déployé notre système le plus sophistiqué, notre système de pointe pour la défense côtière, connu sous le nom de Bastion.
« Certainement – contre des missiles tels que ceux que nous avons déployés en Crimée – un navire comme le Destroyer Donald Cook est tout simplement sans défense… Nos commandants ont toujours l’autorisation d’utiliser tous les moyens pour la défense de la Fédération de Russie… Oui, certainement ça aurait été très grave. Qu’est-ce que le Donald Cook faisait si près de nos terres ? Qui essayait de provoquer qui ? Et nous sommes déterminés à protéger notre territoire…
« Une fois que le destroyer a été détecté et localisé, [l’équipage des États-Unis] a vu qu’il y avait une menace, et le navire lui-même a vu qu’il était la cible des systèmes de missiles. Je ne sais pas qui était le capitaine, mais il a montré beaucoup de retenue, je pense que c’est avant tout un homme responsable et un officier courageux. Je pense qu’il a pris la bonne décision. Il a décidé de ne pas aggraver la situation. Il a décidé de ne pas avancer. Cela ne veut pas dire qu’il aurait été attaqué par nos missiles, mais nous devions leur montrer que notre côte est protégée par les systèmes de missiles.
« Le capitaine voit tout de suite que son navire est devenu la cible d’un système de missiles – il dispose d’équipements spéciaux pour détecter de telles situations… Mais en effet, nous avons été juste au bord, pour ainsi dire… Oui certainement. Nous devions répondre d’une manière ou d’une autre. Oui, nous étions ouverts à un dialogue positif. Nous avons tout fait pour parvenir à un règlement politique. Mais ils [les responsables des États-Unis] ont dû apporter leur soutien à cette confiscation inconstitutionnelle du pouvoir. Je me demande toujours pourquoi ils ont fait ça ? »
Reste également la question de savoir pourquoi les médias mainstream des États-Unis estiment qu’il faut protéger le peuple américain des points de vue alternatifs, alors même que les risques de confrontation nucléaire s’intensifient.
En ce qui concerne les autres questions discutées par Poutine, cliquez ici. Pour en savoir plus sur le style de Stone interviewant Poutine, cliquez ici.
Le journaliste d’investigation Robert Parry a révélé de nombreuses affaires de l’Iran-contra pour The Associated Press et Newsweek dans les années 80.
La diabolisation politico-médiatique américaine du Poutine russe est implacable, mais une série d’interviews avec le réalisateur Oliver Stone pose des questions difficiles à Poutine tout en laissant les Américains voir la vraie personne, écrit Robert Parry.
Avant de tomber dans une guerre nucléaire et de mettre fin à la vie sur la planète, le peuple américain aurait avantage à regarder la série en quatre parties d’Oliver Stone, sur « Showtime », avec le président russe Vladimir Poutine. Stone réalise ce que les journalistes occidentaux devraient faire mais ne font pas, pénétrer en profondeur la personnalité de cette figure historique.
Le réalisateur Oliver Stone a interviewé le président russe Vladimir Poutine pour « The Putin Interviews » de Showtime.
Ces dernières années, les personnalités de la télévision américaine utilisent en général, les interviews avec un chef étranger diabolisé, comme Poutine, pour montrer à l’antenne leur propre « ténacité », en lançant à leur cible des questions insultantes et en prétendant que ce comportement de parade prouve leur courage.
En réalité, ce journalisme est mauvais pour toute une série de raisons : le sujet de l’interview se retranchera naturellement dans des sujets de discussion aseptisés, dont rien de nouveau ne sortira ; le téléspectateur verra du théâtre, mais n’aura aucune idée de ce qui motive le chef étranger ; et surtout, les risques d’entrer en guerre avec le pays méprisé augmenteront.
Pourtant, tout n’est pas mauvais : la « confrontation » renforcera les perspectives de carrière du « journaliste » grandi par ses propres soins, qui sélectionnera pour l’introduction de sa vidéo les points saillants de ce festival d’insultes.
Stone fait quelque chose de tout à fait différent, assez remarquable dans le monde d’aujourd’hui. Au fur et à mesure qu’on approfondit les quatre parties des « Putin Interviews », on commence à comprendre que Stone, réalisateur de cinéma primé, utilise ses compétences en réalisation pour décaper les couches de conscience de soi qui empêchent un acteur d’atteindre son plein potentiel : ici, Stone utilise ces techniques pour amener Poutine à en montrer plus sur sa vraie personnalité.
En adoptant ce point de vue bienveillant et plaisant – un peu comme le détective Colombo de la série TV – Stone fait tomber nombre de défenses de Poutine, créant une dynamique dans laquelle le président russe lutte entre sa prudence coutumière et sa volonté d’être plus sincère.
Poutine semble aimer Stone, tout en sentant bien que celui-ci joue avec lui. Dans une des premières entrevues, en juillet 2015, Stone interroge Poutine sur l’ambiguïté de l’héritage de Joseph Staline, question évidemment délicate et complexe pour un Russe qui peut admirer la détermination de Staline pendant la Seconde Guerre mondiale, mais abhorrer ses excès dans l’anéantissement de ses ennemis politiques.
« Je pense que vous êtes quelqu’un de rusé », dit Poutine à Stone.
Stone dirige Poutine
Au début d’une des plus récentes entrevues, en février 2017, Stone agit typiquement comme un réalisateur, plaçant Poutine dans un couloir afin de filmer plus dramatiquement son entrée. « Imaginez que nous ne nous soyons pas vus depuis des mois », dit Stone à Poutine.
Le réalisateur Oliver Stone
Après que Poutine a reculé dans le couloir, Stone hurle, « Action ! Action ! » Mais comme rien ne se passe, il dit à l’interprète officiel : « Dis-lui « action » en russe ».
Ensuite, après un certain temps, Stone cherche son assistant directeur : « Où est mon AD ? Allons ! Où est mon AD ? » Avant de s’inquiéter que peut-être Poutine « ne soit allé à une autre réunion ».
Mais finalement, Poutine revient tranquillement dans le couloir, portant deux tasses de café et en proposant une à Stone en anglais, « Coffee, sir ? »
Cependant, la scène emblématique de cette tension entre « réalisateur » et « acteur » se trouve peut-être à la fin de la série en quatre parties, lorsque Poutine semble reconnaître que Stone a pu tirer le meilleur de lui-même dans cette compétition amicale, faite de conversations étalées entre juillet 2015 et février 2017.
Après avoir terminé ce qui était censé être la dernière entrevue (mais une de plus a été ajoutée), Poutine se tourne vers Stone et se préoccupe des risques que le réalisateur prend en entreprenant cette série d’entretiens dont Poutine sait bien – les entretiens n’étant pas ouvertement polémiques – qu’elle déclenchera une réaction hostile de la part des médias américains mainstream.
À ce moment, les rôles sont inversés. Poutine, sujet méfiant des entretiens de Stone, se fait solidaire de celui-ci, ce qui met le réalisateur sur la sellette.
« Merci pour votre temps et vos questions », dit Poutine à Stone. « Merci d’être si minutieux ». Poutine ajoute alors : « Avez-vous déjà pris des coups ? »
Pris au dépourvu, Stone répond : « Des coups ? Oh oui ».
Poutine : « Alors il n’y aura rien de nouveau, car vous allez souffrir pour ce que avez fait ».
Stone: « Oh, bien sûr, oui. Je sais, mais ça en vaut la peine si cela apporte au monde plus de paix et de prudence ».
Poutine : « Merci ».
Ce que le sage Poutine comprend, c’est que Stone va faire face à des récriminations aux États-Unis pour avoir traité le président russe avec un tel degré de respect et d’empathie.
Dans l’Amérique moderne – la soi-disant « terre de la liberté et maison des braves » – un nouveau paradigme médiatique a pris de l’importance, selon lequel seul peut être raconté le côté américain officiel d’une histoire ; toute suggestion selon laquelle il pourrait y avoir un autre côté, par exemple de l’histoire de la Russie, fait de vous un « apologiste de Poutine », une « marionnette de Moscou » ou un diffuseur de « propagande » et de « fausses nouvelles ».
Des critiques sévères
Et Poutine ne s’était pas trompé. La première réaction des médias traditionnels à la série d’interviews de Stone a été de l’attaquer pour ne pas avoir été plus sévère envers Poutine, tout comme celui-ci l’avait prévu.
Le bâtiment du Washington Post au centre-ville de Washington (Photo credit : Washington Post)
Par exemple, le New York Times, dans ses éditions imprimées, titre ainsi son compte-rendu : « Laisser parler Vladimir Poutine sans réagir », et démarre par une baffe à Stone pour sa « vision révisionniste bien connue de l’histoire et des institutions américaines ». Il tourne également Stone en dérision pour sa mise en question de la pensée unique actuelle de l’élite, selon laquelle la Russie a contribué à faire élire « Donald J. Trump président des États-Unis ».
L’article d’Ann Hornaday dans le Washington Post était encore plus fielleux, intitulé dans les éditions imprimées : « Stone perd sa crédibilité en faisant des câlins à l’ours russe ». Bien que n’ayant vu que les deux premiers épisodes de la série en quatre parties, Hornaday aurait clairement voulu que Stone se livre à l’un des ces affrontements auto-justifiés que mènent tous les « journalistes vedettes », bombant le torse et répétant la litanie habituelle d’accusations infondées contre Poutine qui imprègne les principaux médias américains.
Hornaday écrit : « Mais ce qui auparavant promettait d’être une confrontation explosive à l’écran, arrive au contraire à un moment où elle est colossalement inutile : un scoop éventé que rendent instantanément négligeables les nouvelles récentes qui l’engloutissent, et les limites imaginatives et idéologiques de son réalisateur ».
La vérité, cependant, est que Stone adresse à Poutine à peu près toutes les questions difficiles que l’on voudrait lui poser, et réussit à l’extraire de sa coquille protectrice. En faisant cela, Stone jette plus de lumière que je n’en ai jamais vu sur le conflit potentiellement existentiel entre les deux superpuissances nucléaires.
Tout en apportant d’authentiques nouvelles, la série permet également à Poutine d’expliquer ce qu’il pense de certaines des principales controverses qui ont provoqué la nouvelle guerre froide, notamment sa réaction face à la crise ukrainienne. Bien que Poutine ait déjà fourni ces explications, elles seront neuves pour de nombreux Américains, car l’histoire vue du côté de Poutine a été pour l’essentiel passée sous silence par les principaux journaux et réseaux américains.
Une personnalité vulnérable
Personnellement, j’ai fini de regarder « The Putin Interviews » en étant à la fois plus et moins impressionné par le leader russe. Ce que j’ai vu, c’est une personnalité plus vulnérable que je ne m’y étais attendu, mais j’ai été impressionné par sa perception des problèmes mondiaux, en particulier par sa compréhension raffinée du pouvoir américain.
Le président russe Vladimir Poutine dans « The Putin Interviews » sur Showtime.
Poutine n’est certainement pas le monstre diabolique que présente la propagande américaine actuelle, ce qui est peut être la plus grande réussite de la série de Stone : montrer Poutine comme une figure multidimensionnelle et complexe. Vous pouvez entamer la série en vous attendant à un méchant de dessin animé, mais ce n’est pas ce que vous trouverez.
Poutine se présente comme un politicien et un bureaucrate qui s’est trouvé poussé, à son insu et involontairement, dans un rôle historique à un moment extraordinairement difficile pour la Russie.
Dans les années 90, les Russes étaient assommés par l’impact dévastateur de la « thérapie de choc » économique prescrite par les États-Unis après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Les richesses de la nation avaient été vendues à des voleurs bien connectés qui sont devenus les « oligarques » ; ces milliardaires en une nuit ont utilisé leur richesse pour prendre le contrôle des leviers politiques et médiatiques du pouvoir. Dans le même temps, les Russes moyens sont tombés dans la pauvreté et ont vu leur espérance de vie baisser à des taux inégalés pour un pays sans état de guerre.
Boris Eltsine, premier Président de la Fédération de Russie et ivrogne corrompu, maintenu au pouvoir par la manipulation américaine des élections russes de 1996, a choisi comme Premier ministre en août 1999 Poutine, ancien responsable des renseignements du KGB, et bureaucrate des services de sécurité.
La couverture du magazine Time rapporte comment les États-Unis ont permis la réélection de Boris Eltsine comme Président russe en 1996.
Poutine explique à Stone son hésitation à accepter la promotion : « Quand Eltsine m’a offert le travail la première fois, j’ai refusé… Il m’a invité dans son bureau et m’a dit qu’il voulait me nommer Premier ministre, et qu’il voulait que je me présente comme Président. Je lui ai dit que c’était une grande responsabilité, que cela signifiait que je devais changer de vie, et je n’étais pas sûr de vouloir faire ça…
« C’est une chose quand on est bureaucrate, même de haut niveau, on peut presque mener une vie ordinaire. On peut voir ses amis, aller au cinéma et au théâtre, et ne pas assumer la responsabilité personnelle du sort de millions de personnes et de tout ce qui se passe dans le pays. Et assumer la responsabilité de la Russie à l’époque, c’était une chose très difficile à faire ».
Peurs pour la famille
Poutine poursuit : « Franchement, je ne savais pas quels étaient les plans définitifs du Président Eltsine pour moi. Et je ne savais pas combien de temps je serais là. Parce que, à tout moment, le Président pourrait me dire : « Vous êtes renvoyé ». Et il n’y avait qu’une chose à laquelle je pensais : « Où cacher mes enfants? »
« Imaginez, si j’avais été renvoyé, je n’avais pas de gardes du corps. Rien. Et que ferais-je ? De quoi vivrais-je ? Comment assurer la sécurité de ma famille ? Et à l’époque j’ai décidé que si c’était mon destin, alors je devais aller jusqu’au bout. Et je ne savais pas auparavant que je deviendrais Président. Il n’y avait aucune garantie de cela ».
Cependant, à l’aube du nouveau millénaire, Eltsine a annoncé par surprise sa démission, faisant de Poutine son héritier apparent. C’était une époque de crise extraordinaire pour la Russie et les Russes.
Lorsque Stone compare les défis auxquels le président Ronald Reagan a fait face dans les années 80 à ceux auxquels Poutine a été confronté lorsqu’il a pris le pouvoir en 2000, Poutine a répondu, avec l’habituelle vigueur des Russes : « Être presque fauché et être vraiment fauché sont deux choses complètement différentes ».
Cependant, une fois son poste assumé, Poutine a décidé de réintégrer plusieurs oligarques et de reconstruire l’économie russe et le filet de sécurité sociale. Son succès dans la réalisation du redressement économique et une nette amélioration des paramètres sociaux expliquent une grande partie de sa popularité durable auprès du peuple russe.
Mais Poutine ne se présente pas comme un politicien-né. Lorsque on le voit de près durant les nombreuses heures de ces entretiens, on ne peut pas manquer son malaise sous les projecteurs, son autocontrôle étroit, voire sa timidité. Pourtant, il existe dans cette vulnérabilité une qualité gagnante, qui semble l’avoir fait encore plus aimer par le peuple russe.
Par rapport à de nombreux politiciens occidentaux, Poutine a également conservé des manières du peuple. Une scène montre Stone interviewant Poutine alors que le président russe conduit sa propre voiture, une chose qu’on ne verrait jamais de la part d’un président américain.
Poutine convie également Stone à un match de hockey dans lequel, âgé de 64 ans, il enfile son équipement et lace ses patins pour une performance chancelante sur la glace. Selon son propre aveu, il a commencé à patiner il y a quelques années à peine et il tombe à plusieurs reprises ou trébuche. Poutine n’apparaît pas comme l’autocrate tout-puissant que montre la propagande américaine.
Une scène de « Dr Folamour », dans laquelle le pilote de la bombe (joué par l’acteur Slim Pickens) chevauche une bombe nucléaire volant vers sa cible en Union soviétique.
À la fin de la deuxième partie de « The Putin Interviews », Stone fait même regarder à Poutine le film classique de 1964 de Stanley Kubrick sur la Guerre Froide, « Dr Folamour ou comment j’ai appris à cesser d’avoir peur et à aimer la bombe », une comédie très sombre sur les États-Unis et l’Union soviétique englués dans une conflagration nucléaire, film que Poutine n’avait pas vu jusqu’alors.
Après avoir regardé le film avec Stone, Poutine réfléchit sur le message qui en reste. « Le fait est que depuis ce temps, peu de choses ont changé », dit Poutine. « La seule différence est que les systèmes d’armes modernes sont devenus plus sophistiqués, plus complexes. Mais cette idée des armes de représailles et l’incapacité de contrôler de tels systèmes d’armes sont encore vrais à ce jour. C’est devenu encore plus difficile, plus dangereux ».
Stone donne alors à Poutine le DVD du film, que Poutine emporte dans un bureau adjacent avant de se rendre compte que l’étui est vide. Il revient en le brandissant et plaisante : « cadeau américain typique ». Un assistant se précipite alors pour lui remettre le DVD.
[ Suite à venir sur le contenu de « The Putin Interviews ».]
Le journaliste d’investigation Robert Parry a révélé plusieurs affaires Iran-Contra pour The Associated Press et Newsweek dans les années 80.
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
14 réponses à Poutine, l’Ukraine et ce que les Américains en savent
Commentaires recommandés
Louis Robert Le 06 juillet 2017 à 03h19
“Selon ce que le New York Times nous a enseigné, il n’y a eu aucun coup d’État en Ukraine… aucune interférence des États-Unis … Si vous déviez de cette pensée orthodoxe… et si vous pensez que tout cela ressemble en effet à un coup d’État, vous êtes manifestement victime de la «propagande et de la désinformation russes ».”
***
Je suis donc heureux de proclamer être “manifestement victime de la « propagande et de la désinformation russes », chinoises, nord-koréennes, cubaines, afghanes, irakiennes, iraniennes, libyennes, syriennes, vénézuéliennes, chiliennes, palestiniennes, etc., comme je le fus jadis des vietnamiennes et des yougoslaves… et qu’à 75 ans, je suis fier de l’être et m’en porte exceptionnellement bien! Et puisqu’il m’a fallu une vie entière de dur labeur intellectuel et spirituel pour acquérir enfin ce statut convoité de “victime” libre, autant dire que, me trouvant ainsi en agréable compagnie, je ne crains plus de finir mes jours épousant les lubies et insanités des NYT, Wapo, Le Monde, et autres médias inféodés au Pouvoir.
“Mission accomplie!”
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