Contexte politique du Brexit
En ce début 2016, la vie politique britannique était un havre de paix. À vrai dire, elle ne l’était pas, mais nul n’aurait pu prédire l’ampleur du chaos qui allait suivre. Cameron régnait en maître sur les Tories et les Communes depuis le 10, Downing Street. Le Labour, en pleine guerre interne entre la « New Left » centriste et Jeremy Corbyn, nouvellement élu à la tête du parti sur une ligne de gauche radicale, stagnait dans des sondages moroses. Les Lib-Dems[1], épuisés par une coalition de cinq ans avec les Tories, avaient été balayés aux dernières élections générales. Les indépendantistes écossais accusaient le coup de leur échec au référendum de 2014. Seuls points noirs du tableau, l’effondrement de l’exécutif nord-irlandais sur fond d’aggravation des tensions communautaires entre républicains et unionistes, et la menace d’un UKIP très haut dans les sondages et vainqueur des européennes de 2014.
Toutefois, Cameron avait été affaibli sur l’aile eurosceptique de son parti par la législature de coalition avec le centre. Il fallait lui donner des gages, ce qui fut chose faite avec l’organisation du référendum sur la sortie de l’Union européenne. Pour la campagne du Leave, le Brexit se ferait simplement, en douceur, sans contrecoup négatif, ou si peu. Négocier un nouveau deal avec l’UE qui rendrait au Royaume-Uni le contrôle « de ses lois, ses frontières, son commerce » serait d’une facilité inouïe. Le Brexit devait rapporter un « dividende » hebdomadaire de 300 millions de livres sterling, que Nigel Farage et Boris Johnson envisageaient d’affecter au NHS[2] dans un élan de générosité qu’on ne leur connaissait pas. Malheureusement, lorsque les résultats tombèrent, il fallait faire face à la réalité.
Theresa May, nommée Première Ministre après la démission de Cameron dans la suite de l’annonce des résultats du référendum, avait cru pouvoir régler la question en dissolvant les Communes après l’activation de l’article 50[3], cherchant un mandat politique fort pour négocier le Brexit. Sa campagne électorale calamiteuse, couplée à une performance remarquable du Labour et à l’écrasement total de l’UKIP, a eu l’effet inverse : un Hung Parliament, sans aucune majorité claire. Theresa May a dû, pour se maintenir au pouvoir, conclure un accord bancal avec le DUP[4] en échangeant un milliard de livres sterling pour l’Irlande du Nord contre le soutien des députés unionistes qui lui assurait une majorité absolue aux Communes. Ce faisant, elle s’est attachée les mains au DUP sur la question nord-irlandaise, tout en devant compter sur la trentaine de députés Leavers de l’ERG[5] au sein de son parti, majoritairement engagé en faveur du Remain pendant la campagne référendaire. Une arithmétique parlementaire inextricable qui a empêché de trouver un accord sur le Brexit au sein du gouvernement britannique lui-même…
La souveraineté du Parlement mise en cause
Le Royaume-Uni est le seul État démocratique d’Europe à ne pas avoir de Constitution écrite. Sa Constitution est le fruit d’une construction coutumière, parfois ponctuée de textes fondateurs comme la Magna Carta ou la Bill of Rights. Seule invariable depuis la Glorieuse Révolution : la souveraineté de Westminster. Le Parlement, et plus particulièrement la Chambre des Communes, n’ont cessé de gagner en puissance, du droit de consentir l’impôt à celui de voter les lois en passant par celui de renverser le gouvernement. Seule l’intégration du Royaume-Uni à la CEE en 1972 avait égratigné ce principe en déléguant une part du pouvoir législatif aux institutions communautaires. D’autre part, l’Human Rights Act de 1998 soumet le Royaume-Uni à la juridiction de la Cour européenne des droits de l’Homme. L’appartenance britannique aux ordres juridiques européens était fortement remise en cause par les Leavers, qui avaient pour but premier de recentraliser le pouvoir politique à Westminster, ce qui explique aussi leur circonspection à l’égard des assemblées dévolues de Galles, d’Écosse et d’Irlande du Nord.
Cependant, le référendum du 29 juin 2016, troisième tenu à l’échelle nationale dans l’histoire du pays[6], pose la question de la souveraineté au Royaume-Uni. Juridiquement, cette dernière est dans les mains du Parlement, un référendum n’a donc pas de valeur obligatoire pour l’État. Mais politiquement, le simple fait de tenir un référendum sur une aussi grave question revient à reconnaître l’exercice direct de la démocratie par les citoyens eux-mêmes. Dès lors, que faire quand le peuple vote Leave alors que le Parlement est Remainer ?
La réforme des Lords à l’ordre du jour
À l’instar de la Reine qui avait fait jaser en prononçant son discours du Trône de 2017 habillée en bleu avec une myriade de petites fleurs jaunes sur son chapeau, les Lords sont notoirement proeuropéens. Or, si les gouvernements travaillistes successifs ont tenté de réformer les Lords en supprimant notamment la pairie héréditaire, ils n’ont jamais réussi à y introduire le principe de l’élection, même au suffrage indirect. Quoiqu’il y ait consensus sur l’utilité de la Chambre haute, cette dernière est régulièrement pointée du doigt comme insuffisamment démocratique. Les Parliament Acts successifs de 1911 et de 1949 avaient réduit les pouvoirs budgétaires et législatifs des Lords, de telle sorte qu’il est devenu très rare que ces derniers s’opposent frontalement aux Communes. Avec le Brexit, les Lords ont infligé pour la première fois depuis longtemps une série de défaites successives au gouvernement. Ce faisant, ils ont fait tanguer la majorité aux Communes et entrainé des commentaires persifleurs de l’aile droite des Tories sur les Lords… ainsi a-t-on assisté au spectacle étonnant de conservateurs britanniques mettant publiquement en cause une des institutions les plus respectées de Grande-Bretagne.
Les nations constitutives font valoir leurs droits
Le Royaume-Uni est né de l’Acte d’Union de 1707 qui avait fusionné les Royaumes d’Angleterre et d’Écosse. Le Pays de Galles et l’Irlande étaient déjà des possessions anglaises à ce moment, mais ces deux nations de culture celtique ont toujours eu des revendications autonomistes à l’égard de Londres. En Irlande, la lutte nationaliste a abouti à l’indépendance des comtés catholiques du Sud formant l’État libre d’Irlande, alors qu’une poignée de comtés protestants du Nord préféraient l’union avec la Couronne. Aujourd’hui, l’Irlande du Nord relève d’un statut constitutionnel spécial au sein du Royaume-Uni : déchirée pendant 30 ans par les Troubles, ces derniers avaient trouvé fin grâce aux Accords du Vendredi Saint de 1998, qui abolissait toute frontière physique entre les deux Irlande et permettait l’organisation ultérieure d’un référendum de réunification en Irlande du Nord. Pendant le référendum de 2016, si l’Angleterre et le Pays de Galles avaient voté Leave, l’Écosse et l’Irlande du Nord avaient voté Remain à des majorités significatives.
Pour l’Écosse, tous ont encore à l’esprit la montée électorale du Scottish National Party depuis l’institution du Parlement d’Holyrood en 1999, lutte régionaliste consacrée par son arrivée au gouvernement dévolu et l’organisation du référendum sur l’indépendance. Or, les indépendantistes ont une orientation profondément proeuropéenne. L’une des principales raisons de l’échec du référendum est que l’Écosse, comme État nouveau, aurait dû procéder à l’ensemble des démarches d’adhésion à l’UE. On comprend bien alors les répercussions politiques du Brexit à Édimbourg.
En ce qui concerne l’Irlande, le problème est que le Brexit rétablit de fait une frontière physique entre le Nord et le Sud : l’abolition des frontières était rendue possible uniquement grâce à l’existence de l’union économique européenne, celle-ci permettant de mutualiser les contrôles douaniers dans l’ensemble des Îles Britanniques. Face à cela, se trouve un dilemme : soit le Royaume-Uni sort du marché unique au prix d’une frontière en Irlande, soit il demeure dans le marché unique pour respecter les Accords de 1998, soit il laisse l’Irlande du Nord dans le marché unique en déportant les contrôles douaniers dans la Mer d’Irlande. La dernière solution aurait pour effet de découpler complètement les économies nord-irlandaise et britannique, menant à une réunification de facto de l’Irlande. Ce problème, le plus politiquement épineux du Brexit, n’a toujours pas été réglé à cette heure.
En guise de conclusion
La paralysie politique du Royaume-Uni sur la question du Brexit, est, je crois, la preuve de l’imbrication très poussée des ordres juridiques européens et nationaux ; sortir de l’Union ne peut se faire qu’au prix d’une redéfinition complète de ce qu’est la souveraineté de l’État. Loin de rendre à Westminster le contrôle sur les lois, les frontières et le commerce, le Brexit a rompu l’équilibre des institutions britanniques. L’Écosse et l’Irlande du Nord s’opposent à une décision qui a, en fait, été prise essentiellement par les Anglais. Le Parlement se déchire entre les Communes et les Lords. Les Leavers comme les Remainers se retournent contre un Parlement incapable de représenter la volonté populaire exprimée par les urnes. Le Soft Brexit, qui seul maintiendrait le statu quo constitutionnel au sein du marché unique, privera le Royaume-Uni de sa représentation dans les institutions européennes. Quant au Hard Brexit, il déchainera les indépendantistes écossais et les républicains nord-irlandais. Ironiquement, le pays pourrait être moins souverain en sortant de l’UE qu’en y restant.
[1] Libéraux-démocrates, parti centriste héritier des Whigs historiques
[2] National Health Service, l’équivalent britannique de l’Assurance-Maladie
[3] Article 50 du Traité sur l’Union européenne, qui prévoit le retrait d’un État membre
[4] Democratic Unionist Party, parti protestant et favorable à l’union avec la Grande-Bretagne, opposé au Sinn Féinn, parti catholique et favorable à la réunification de l’Irlande du Nord au Sud.
[5] European Research Group, un caucus tory eurosceptique mené par le député Jacob Rees-Mogg
[6] Le premier référendum national a eu lieu en 1975 et portait déjà sur la participation du Royaume-Uni aux Communautés européennes. À l’époque, les travaillistes et les conservateurs s’étaient divisés sur les mêmes arguments qui fracturent les Britanniques à l’heure actuelle.