Chapitre XII Où il est question de l’Orient, de l’espérance et de la chasse aux métèques dans le pays de Droite d’après
Résumé des épisodes précédents : Le sage Démocrite et son jeune compagnon, Protagoras, ont reprit leur route vers le Palais de César Sarkominus et le sage évoque ses voyages de jeunesse. Ayant reçu, quelques dizaines d’années plutôt, une lettre d’Auguste Comtus contenant des prédictions sur le règne de Sarkominus (voir VI, 2), Démocrite a jugé à propos, d’enquêter afin d’éclaircir la question des « prémonitions » qui défient sa philosophie radicalement matérialiste.
1. Où on en apprend un peu plus sur la jeunesse de Démocrite
Nous prîmes congé de Mécène, puis nous retournâmes à Avennio. Des nautes qui remontaient le fleuve acceptèrent de nous prendre à bord de leur barque, pour quelques dizaines de sesterces. Ce voyage d’une semaine fut monotone.
Sénèque qui a observé que le Rhodanus est calme et aisément navigable en été, remarque aussi que ce fleuve puissant, au printemps, déborde en « déchirant le sol pour se créer de nouveaux rivages en dehors de son cours. » (1) De là sans doute l’absence de Cités sur ses abords immédiats, hormis Acunum, Vienna et Lugdunum (2).
J’avais accordé ma confiance à Démocrite - ne m’avait-il pas généreusement affranchis ?-, mais j’éprouvais le besoin de mieux le connaître et je le questionnais.
Il m’évoqua son enfance et un événement qui modifia le cours de son existence. « Le roi Xerxès, à l’occasion d’un son séjour chez le père de Démocrite, lui avait, en partant,, laissé des gouverneurs, de qui il apprit, étant encore enfant, la théologie et l’astronomie. » (3) Le vieux roi perse, après ses échecs militaires, s’était converti à l’idée que dans un monde où aucune puissance ne domine absolument, la question des alliances devient centrale. Et comme celles-ci résultent autant de la convergence des intérêts entre les peuples, que de leur sympathie et compréhension mutuelle il avait soin de contribuer à la formation de jeunes grecs résidants dans les colonies grecques d’Asie mineures ou d’Egypte. Il comptait trouver en eux des intercesseurs. Xénophon plaida, à même fin, à Athènes, pour une politique de « bienveillance » vis-à-vis des métèques (4).
Après avoir obtenu le droit de liquider son patrimoine pour financer son voyage, Démocrite, s’était rendu en Egypte pour y apprendre la géométrie. Il y découvrit la théorie atomiste, que l’on attribuait à un phénicien du nom Mochos de Sidon, né bien avant la guerre de Troie. Il poussa la curiosité jusqu’à visiter l’Ethiopie. Franchissant la mer Rouge, il marcha dans les pas de Pythagore, visitant Babylone afin de s’instruire auprès des Chaldéens, qui enseignaient l’astronomie, la doctrine des nombres et la musique. Puis, il dirigea ses pas vers la Perse, puis vers l’Inde pour y rencontrer les gymnosophistes (5).
Les gymnosophistes - littéralement les « sages nus » - vivent le plus clair de leur temps dans la nudité. « Des femmes, initiées aux mêmes doctrines philosophiques, vivent au milieu d'eux ; mais, pour tous, hommes et femmes, la vie est également dure et austère. » Pour introduire leur doctrine, ils contaient cette fable : Dans les temps anciens, « la surface de la terre était couverte de farine d'orge et de froment, comme elle est couverte aujourd'hui de poussière. Les fontaines en coulant versaient, les unes de l'eau, les autres du lait ou du miel, d'autres du vin, quelques-unes même de l'huile. Mais, par un effet naturel de la satiété et de l'excès de bien-être, les hommes tombèrent dans l'insolence. Indigné d'un pareil état de choses, Zeus supprima tous ces biens et soumit la vie de l'homme à la loi du travail. La Sagesse et les autres Vertus firent alors leur apparition dans le monde et eurent bientôt ramené l'abondance. Au point où nous voilà, où l’on sent que de nouveau la satiété et l'insolence approchent et qu’il est à craindre que l'homme ne se voie supprimer, une fois encore, tous les biens dont il jouit. » (6) Comment trouver un accord avec l’abondance du vivant, par nature excessif, prolifique et abondant ? Les hommes répondaient à l’excès de la nature par un excès de destructivité, comme s’ils voulaient bâtir une Nature qui soit à leurs images, c’est-à-dire intérieurement pauvre et avare.
Auprès des gymnosophistes, Démocrite digéra toute la science qu’il avait accumulée au cours de son voyage. Et quand il se sentit capable d’élaborer son propre système et il regagna la Grèce.
Les nautes qui écoutaient attentivement les récits Démocrite, nous firent observer que nous avions bien fait d’emprunter la voie fluviale : elle était bien moins contrôlée que les routes, où sévissaient les bandes criminelles de Lepenus et la Milice, toute deux menant leur propre chasse aux métèques. Cette précaution était d’autant plus sage, que la politique anti-métèque de Sarkominus trouvait une nouvelle ampleur, à la suite à de circonstances que rapporterais plus loin.
« - Dans l’avenir, m’affirma Démocrite, les nations seront partagées entre celles qui auront appris à nouer des alliances et celles qui s’enfermeront dans la nostalgie de leur puissance passée. C’est bien pourquoi, la question métèque sera bientôt la grande question. Il y aura les nations qui les accueilleront pour en faire leurs intercesseurs auprès de leurs alliés et celles qui les chasseront en les tenant pour responsables de leur déclin. Car tous les métèques ont vocation à devenir des intercesseurs. »
2. Où Protagoras insère une parenthèse philosophique dans son journal de jeunesse, que le lecteur pourra sauter
[J’insère ici une parenthèse philosophique, que le lecteur pourra sauter, car, rétrospectivement, la dette de Démocrite envers l’Orient me paraît à la fois évidente et considérable.
Démocrite me raconta qu’au cours de ses voyages en Orient, il avait vu fort peu de troupeaux et que les animaux y bénéficiaient d’une considération sans égale, que les paysans s’abstenaient bien souvent de les faire travailler et que nombreux étaient ceux qui refusaient de les manger. L’Asie était le domaine des Paysans. L’Occident, sous la férule d’une ploutocratie qui spoliait les terres des petits paysans et préférait acheter le blé en Egypte plutôt que de le cultiver, avait créé d’immenses domaines livrés aux bêtes d’élevage.
Il me sembla que l’Occident s’étaient rallié à ce que j’appellerai la « pensée de l’Un » ou encore à la « pensée du Pasteur », tandis que l’Orient développait la « pensée de la dualité complémentaire » ou la « pensée du Paysan ».
L’homme d’Occident comme le Pasteur croit dans l’Un : à leurs yeux, la multitude des bêtes forment un seul troupeau et le nombre des hommes, des peuples et des races. L’homme d’Occident croit dans les idées, qu’ils tient pour des reflets des choses, de même que le Pasteur, lorsqu’il part à la recherche d’un bête égarée, est sûre qu’en suivant des empruntes de pattes laissée sur le sol, il retrouvera l’animal qui s’est égaré. Il croit à la nécessité de la lutte, car, comme le Pasteur, il doit protéger le troupeau des attaques des prédateurs. Il vénère le sain et il hait le malsain, tel le Pasteur, qui doit soigner le troupeau et abattre la brebis galeuse. Il craint la destruction du monde, comme le Pasteur craint la peste qui anéantie son bétail. Il croit à la nécessité d’un ordre qui unifie, de même que le Pasteur juge nécessaire de marquer ces bêtes. Il croit à la réconciliation des hommes, sous l’égide d’un seul maître, les hommes étant semblables à des bêtes également aimée et soignée par le bon Pasteur. Convaincus qu’un principe unique dirige le monde, Héraclite et Platon sont les héritiers des Pasteurs. Le premier, pessimiste, nomme « Violence » ce principe unique. Le second, optimiste, nomme « Bien » ce principe. Mais peu importe, l’un et l’autre croient en l’Un et en l’Ordre. Ainsi, Héraclite écrit : « La loi et la sentence sont d’obéir à l’un » et « L’un, qui seul est sage, veut et ne veut pas être appelé du nom de Zeus. » (7) et Platon affirme : « Avoue aussi que les choses intelligibles ne tiennent pas seulement du bien leur intelligibilité, mais tiennent encore de lui leur être et leur essence, quoique le bien ne soit point l'essence, mais fort au-dessus de cette dernière en dignité et en puissance. » (8)
Le Paysan connaît, lui, la dualité complémentaire : la récolte est – indissociablement -, son œuvre et celle de la Nature. Le Paysan sait qu’il doit se plier à la Nécessité : par exemple, c’est aux lever des Pléiades qu’il faut semer et agir autrement serait vain. Le Paysan sait qu’à répondre au défi lancé par la Nécessité, il acquiert une expérience, et que cette expérience à la fois le singularise et lui permet d’être complémentaire d’un autre homme qui a acquis une autre expérience. Le Paysan sait que cette complémentarité des expériences ouvre la possibilité de la coopération entre les hommes. Il croît dans la Justice, car ça n’est qu’autant qu’il donne à la Nature – par exemple, en irrigant la terre, en y répandant des engrais et en l’aérant en la retournant avec sa charrue -, que la Nature lui donne en retour. Le Paysan croît dans la coopération, car les travaux d’irrigation exigent la mobilisation de tous les bras du village. Il croit dans les cycles et dans la répétition des saisons. Il sait que le changement est nécessaire à la continuité, comme il sait que la rotation des cultures est le meilleur moyen de poursuivre la culture de la terre. Il croit dans la mesure et craint la démesure, car il redoute le trop et le trop peu de pluie ou de soleil.
L’Asie - irriguée par la pensée du Paysan - est dominée par le dualisme complémentaire, comme en témoigne, en Inde, le samkhya fondé sur le dualisme de Prakriti (la Nature) et Purusha (l’Intelligence). Dans l’empire des Shins on invoque la dualité du Yin (l’ombragé, l’humide, le froid...) et du Yang (l’ensoleillé, le sec, le chaud...), et en Perse, celle Ahura Mazda (le Bien) et Ahriman (le Mal), les « jumeaux » créateur du monde. Hésiode et Démocrite sont leux héritiers grecs de la pensée du Paysan. Hésiode, l’optimiste, croit dans la Rivalité et dans la Nature. La bonne Rivalité, dit Hésiode, a été placée « sur les racines mêmes de la terre afin qu'elle vécût parmi les humains et leur devînt utile » pour exciter l’homme à rivaliser en prestige avec son voisin, ce qui ne peut que le pousser à travailler : « travaille si tu veux que la Famine te prenne en horreur et que l'auguste Cérès à la belle couronne, pleine d'amour envers toi, remplisse tes granges de moissons. » (9) Démocrite, lui, se riait de la démesure des hommes, qui engendre un désastre qui seul peut les assagis, la sagesse consistant à tirer expérience des défis lancés par la Nécessité et d’en tirer les compétences qui permettent de se rendre complémentaires avec les autres hommes, et par conséquent de coopérer avec eux, et par conséquent d’accepter la Justice comme moyen d’instituer une coopération durable entre les hommes*.
On a souvent opposé et appareillé les sages Démocrite et Héraclite : « Quant aux sages, Héraclite et Démocrite, ils combattaient la colère, l'un en pleurant, l'autre en riant. » (10)
Les deux sont opposés, car pour l’un, le monde dirigé par une seule force, la Violence. « Le combat est de tout être le père, de tous les êtres le roi » affirmait Héraclite. Pour Démocrite, deux forces dirigent le monde.
Mais l’un et l’autre partagent un regard lucide sur la violence insensée des hommes. Ils ont en partage ce refus de sombrer dans la mélancolie, état maladif qui pousse l’âme à trouver dans sa souffrance intérieure et son ressentiment, un spectacle qui occupe tout leur esprit et qui les libère de regarder lucidement la course insensée dans laquelle les hommes se sont précipités. L’un est l’autre regardait jusqu’au bout, sans détourner le regard, cette course innommable et l’un y répondait avec des hoquets des pleurs et l’autre, avec des hoquets du rire. Aussi Héraclite et Démocrite sont-ils, par leur regard qui affronte la honte d’être un homme insensé et destructeur, des sages avant d’être des philosophes raisonneurs. Toutefois, l’un promet à l’homme la tragédie. Et l’autre, le possible d’un monde où la multitude des hommes se nourrit des expériences qu’ils accumulent et où il institue la justice pour régler leurs échanges.
Quand j’interrogeais Démocrite sur ce que Platon nomme « l’Un », l’ « essence » ou l’ « être » il me répondait en riant que Platon voulait exprimer par ces notions ce qui serait « éternel », mais que lui-même ne se préoccupait pas de jouer avec ce genre notions, car il fallait de laisser l’éternité aux dieux, pour le cas où ceux-ci existeraient.]
3. Où Fillionus, philosophe des plaisirs, expose ses vues sur l’immortalité
Fillonus exposant ses vues sur l'immortalité à Bessonus
C’était jour de Grand Conseil. Fillionus arriva, comme à son habitude, en avance pour veiller aux préparatifs. Il disposa sur la table, à l’attention de chacun des membres du Conseil, un dossier exhaustif sur toutes les coupes budgétaires qu’il projetait. Puis, il feuilleta, attendris, son dossier en murmurant : « C’est la plus belle amputation qu’ait jamais connu le corps médical : la suppression de dix temples d’Asclépios... Je vais enfin faire passer mon projet de taxe sur les vents ! Il était grand temps que les marins abandonnent leur mentalité, ces messieurs vont cessez de se laisser pousser en attendant la retraite... En cessant de tirer un profit indu des vents, ils retrouveront le goût de ramer. Et voilà une nouvelle iniquité que je m’apprête à corriger : grâce à ma franchise sur les dommages et intérêts, nous responsabiliseront les victimes. Car c’est bien beau de se faire voler, violer ou trucider pour ensuite se la couler douce avec les indemnités ! »
Bessonus entra dans la salle du Conseil.
« - Vous êtes bien avance !, fit remarquer Fillionus. Mais quand on a une communication importante à faire, il est toujours bon de s’imprégner de l’atmosphère des lieux. »
« - En fait, répondit Bessonus, je voulais vous consulter avant mon intervention. Vous avez, ô inénervable seigneur (11), un avis posé sur toute chose... »
Flatté par cette entrée en matière, Fillionus invita Bessonus à le questionner.
« - Voilà, pensez-vous, ô Fillionus, que nous sommes éternels ?, demanda non sans hésitation Bessonus. D’après-vous, après le trépas, disparaissons-nous complètement ou survivons-nous d’une manière ou d’une autre ? » Bessonus fut tout à coup submergé par la honte au point de bafouiller : « Pardonnez-moi ! Je vous importune sans doute avec cette question très sotte. »
« - Mais non ! Rien ne saurait me faire plus plaisir que de discourir sur la mort, s’exclama Fillonus, dont les yeux étincelèrent sous ses broussailleux sourcils. La mort, c’est un très beau sujet !..., murmura t-il en souriant. Sans doute, cher Bessonus, disparaissons-nous corps et âme. Irrémédiablement... Mais les atomes qui forment notre être sont eux éternels. Les astres de mêmes finissent pas mourir. Mais la matière qui compose chacun des objets de l’univers ne saurait s’anéantir. C’est une règle : l’univers ne saurait diminuer, ni s’accroître d’un atome, si bien qu’une fois l’astre éteint, les atomes qui le composent s’élancent dans l’univers infini à la rencontre d’autres atomes pour former de nouvelles étoiles. Il en va de même des atomes qui composent notre être, qui s’élance à leur tour dans l’univers, pour former d’autres objets. »
« - M’autorisez-vous à prendre des notes ? » demanda Bessonus en sortant un stylet et une tablette de cire molle.
« - Je vous en prie, mon ami, répondit Fillionis. Le nombre des atomes est infini. Mon maître Epicure ajoute que, dans l’univers infini, « ce n’est pas seulement le nombre des atomes, c’est aussi celui des mondes qui est infini. Il y a un nombre infini de mondes semblables au nôtre et un nombre infini de mondes différents. » (12) Nous disparaissons irrémédiablement. Mais, quelque part dans l’univers infini, il est inévitable qu’existent des mondes, où des atomes se sont réunis pour composer d’autres Fillonus et d’autres Bessonus et que ceux-ci, en toute probabilité, se rencontrent. Aussi, sommes nous mortels et immortels grâce à l’infinité des mondes. »
« - Vous voulez dire que notre âme migre d’un corps qui se trouve dans ce monde vers un autre corps qui se trouverait dans un autre monde ? », demanda Bessonus.
« - Non..., répondit Fillionus qui trouva la question de Bessonus touchante de naïveté. Notre âme, qui est composée d’atomes, disparaît avec notre corps. Quand je dis qu’il y a, qu’il y a eu et qu’il y aura dans l’univers infini, une infinité de Fillionus et de Bessonus, je veux dire, que l’un comme l’autre, nous sommes des assemblages d’atomes accordés les uns aux autres pour permettre à une passion singulière de s’exprimer. Cette passion singulière, cherchera nécessairement à se manifester dans d’autres mondes, aussi suscitera t-elle des assemblages d’atomes semblables à nous-mêmes. Par exemple, ma passion à moi, c’est de couper. Et dans ce monde, je réalise cette passion, par exemple, en coupant dans les budgets. Petit, je coupais les pattes des lézards et les ailes des mouches, mais avec la maturité, j’ai découvert que ma vocation c’était de couper dans les budgets. Mais, c’est une manière parmi d’autre de réaliser cette passion. Dans un autre monde, il y a peut-être un Fillionus poète ! Car l’art poète n’est-il pas de couper les phrases en petits bouts pour en faire des vers ? Et dans un autre monde, peut-être y a t-il un Fillonus bûcheron, qui coupe les branches des arbres, pour les empêcher de se développer et pour qu’ils restent mesurés. Quand je regarde le ciel étoilé, je devine une infinité de mondes habités par d’autres Fillionus qui réalisent cette même passion de couper. Et ce qui est vrai pour moi, l’est tout autant pour vous. Par exemple, vous qui avez la passion de trahir vos amis... »
« - Ah non !, s’écria Bessonus. Je ne suis pas un traître ! »
« - Pardonnez-moi..., reprit doucereusement Fillonus. Vous qui aimez entraîner vos amis de nouvelles aventures... »
« - J’aime mieux ça ! », approuva Bessonus toujours froissé.
« - Et bien, continua Fillonus, peut-être avez vous été, ou êtes vous ou serez-vous, dans un autre monde, un guide qui amène un groupe d’amis au fin fond d’une forêt, d’une forêt perdue, loin de toute habitation et de tous secours. Et peut-être, à la nuit tombante, leur proposez-vous de s’abriter dans une cabane de bûcheron. Puis, satisfait de leur avoir offert cette nouvelle aventure, vous rentrez chez vous... Et moi, dans ce monde-là, j’arrive avec une grosse hache... »
Bessonus frémit en apercevant l’affreux rictus et le visage rougeoyant de Fillionus qui qui venait de s’abîmer dans une rêverie profonde. Après quelques instants, Fillonus se ressaisit et plongea son regard dans celui de Bessonus pour dire : « Ce n’est pas un hasard si nous nous sommes rencontrés, mon cher Bessonus, et je ne doute pas que, dans l’infinité des autres mondes semblables et dissemblables au nôtre, nous nous rencontrerons toujours et encore, car nos deux passions sont faites pour s’accorder... »
Bessonus sursauta et se piqua le doigt avec son stylet.
Les yeux de Fillionus se révulsèrent. « Vous vous êtes coupé ? » dit Fillionus en effectuant un bond jusqu’à Bessonus avant de lui empoigner la main avec une force insoupçonnable. « Vous vous êtes coupez ! Laissez-moi vous aider ! », gémit Fillionus en portant le doigt de Bessonus jusqu’à sa bouche afin de cautériser la plaie en effectuant de grandes succions et en poussant des râles puissants. Puis, le visage frais, Fillonus murmura : « Bessonus, n’oubliez pas... Si vous avez des amis auxquels vous voulez faire vivre de nouvelles expériences... Envoyez-les moi.... »
4. Où l’on apprend comment Bessonus devint Haut commissaire à la question métèque
Bessonus fut bien aise de voir arriver Sarkominus et l’ensemble des membres du grand Conseil.
« - Salut à toi Bessonus !, s’exclama Sarkominus. J’attends avec impatience ton rapport sur l’avenir du pays de Droite. »
Bessonus saisit ses feuillets et se lança dans son discours : « Ô magnifique Sarkominus, je vais modestement te rendre compte des progrès titanesques que j’ai accomplis dans la mission sublime que tu m’as confié : définir la prospective du pays de Droite. Je suis parvenu à une conclusion irréfutable : le devenir du pays de Droite dépend de l’abrogation de l’idée d’espérance ! »
« - Voudras-tu nous éclairer ? », demanda Sarkominus.
« - Certainement, grandiose César ! Qu’est-ce que l’espérance sinon la propension des hommes à regarder vers le passé ? L’idée d’un avenir meilleur vient d’un jugement que l’homme fait sur le passé, et qui l’amène à considérer que ce qui s’est réalisé n’a pas tenu toutes ses promesses ? L’homme qui espère est toujours un homme qui soutient que si le passé avait été différent, le présent le serait aussi, et l’avenir de même. Prenez, par exemple, les pauvres. Ils vous disent que si les arbitrages et les règles du jeu avaient été différents, ils n’auraient pas été réduits à la pauvreté, et par conséquent, si ces règles et arbitrages avaient été différents, il serait actuellement et dans l’avenir libéré de la misère. Les hommes qui vous parlent d’espérance et d’un meilleur avenir prétendent avoir les yeux tournés vers le futur, mais en réalité, se sont des gens qui passent leur temps à refaire le match. Qu’est-ce alors que l’espérance, sinon l’expression de la mauvaise foi des mauvais perdants ? »
« - Le raisonnement est imparable, approuva Sarkominus. Il a beaucoup de talents, n’est-ce pas. »
« - Je l’aime beaucoup, moi aussi », ajouta Fillionus.
« - De là, poursuivis Bessonus, j’en conclus que seul un être tourné vers le passé et donc profondément réactionnaire peut être animé d’espérance. Par conséquent, être progressiste, c’est-à-dire regarder vers l’avenir, suppose d’éradiquer l’espérance. »
Un tonnerre d’applaudissement accueilli la conclusion de son discours.
Sarkominus se pencha vers Fillionus et lui murmura : « Il est magnifique ! J’ai tout de suite su que ce garçon était plein de talents... Mais, dites-moi, Fillionus, n’était-ce point avec vous que j’avais parié que ce Bessonus serait capable de trahir jusqu’à l’idée même d’espérance ? » Fillionus fit une grimace, sortit sa bourse et étala dix sesterces d’or sur la table.
Bessonus reprit la parole : « Ma mission étant pleinement accomplie, je souhaite solliciter une faveur... »
Sarkominus, d’un geste, l’encouragea à parler.
« - L’éradication de l’espérance, poursuivit Bessonus, exige une lutte sans merci contre les métèques. Qu’on ne voit pas dans mes propos la moindre critique à l’encontre de l’excellent travail de mon ami Hortefeucus qui mène la chasse aux métèques exemplaire. Qu’on n’y voit pas non plus la moindre hostilité envers les métèques. Je rappellerais que, de même que Sarkominus à un père métèque, j’ai moi-même une mère phénicienne. Je n’ai donc aucune haine personnelle envers les métèques. Mais voilà : les métèques immigrent chez nous avec l’espoir d’une vie meilleure, pour eux et pour leurs enfants. Ce qui les fait courir, c’est l’espoir. Et par conséquent, ils peuvent contaminé les honnêtes citoyens en répandant parmi eux l’idée d’espérance. Si nous voulons éradiquer l’idée réactionnaire d’espérance, nous devons les expulser. Sans haine, bien évidemment, mais impitoyablement. Voilà la faveur que je demande : je souhaite être nommé, à la place de mon très cher ami Hortefeucus, Haut commissaire à la question métèque. »
Sarkominus se pencha vers Fillonus et lui murmura : « Décidemment, il a beaucoup de talents ! J’ai tout de suite senti que nous ferions des merveilles avec lui... Mais, dites-moi, Fillionus, n’étais-ce pas avec vous que j’ai parié que ce Bessonus serait capable de trahir jusqu’à sa propre mère ? » Fillionus fit une grimace, sortit sa bourse et étala dix sesterces d’or sur la table.
« - J’ai encore un point à soulever, lança Bessonus. Je veux dire un mot sur les êtres le plus répugnants de la terre ! Je veux parler des traîtres ! Des traîtres à leur nation qui viennent en aide aux métèques. Si l’on peut comprendre qu’un métèque cherche à venir dans notre pays sublime, il ne saurait y avoir la moindre tolérance envers ceux qui leur apportent leur solidarité et qui se rendent complice de leur espérance. » (13)
Sarkominus s’exclama : « J’en ai assez entendu ! T’es où ma crotte (car c’est ainsi qu’il appelait son serviteur Hortefeucus) ? Ah ! T’es là ! Tu dégages du Haut commissariat à la question métèque, Bessonus prends ta place ! »
Horteufeucus bredouilla, désespéré : « Mais, la chasse aux métèques, c’est toute ma vie ! »
Sarkominus, avec un sourire attendri, rectifia : « Et si je te donnes, pour te consoler, le poste de Chef de la Milice impériale ? Comme ça tu continueras à chasser le métèque... »
Comme il avait toujours rêvé de devenir Chef de la Milice impériale, les yeux d’Horteufeucus s’inondèrent de larmes.
* Sur la philosophie de Démocrite et l'interaction entre Nécessite et Justice, voir Vie de César Sarkominus I,1 ; III, 3 ; IX, 3
Notes
(1) Sénèque, Questions naturelles Livre IV, 2 et III, 27
(2) Le Rhône, Montélimar, Vienne, Lyon
(3) Démocrite, Fragment A I, Diogène Laërce, Vie, IX, 34
(4) Xénophon, Les revenus, Chapitre 2. Des moyens d’augmenter le nombre des métèques.
(5)Démocrite, Fragment A LV, Strabon, Géographie, XVI, 757 ; Hippolyte, Réfutations de toutes les hérésies, I, II, 12 ; Démocrite, Fragment, A XL, Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, I, 13 La doctrine des gymnosophistes nous est connue par la Géographie de Strabon qui s'appuie sur le récit du philosophe et historien Onésicrite qui a accompagné Alexandre en Inde. Les actuels sadhus d'Inde pourraient être apparentés aux gymnosophistes.
(6) Strabon, Géographie, XV, 1, 63-66
(7) Fragment 32 et 33, Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 116
(8) Platon, République, Livre VI, 509b
(9) Hésiode, Les Travaux et les Jours
(10) Stobée, Florilège, III, XX, 53
(11) Le 03.11.2009, Fillon déclare : « Je suis inénervable donc je ne m'énerverai pas… »
(12) Epicure, Lettre à Hérodote, 45.
(13) En 2009, une polémique a opposé le GISTI à Besson à propos du « délit de solidarité », expression visant l’utilisation par les forces de répression, et en vue d’intimider les militants solidaires des immigrés sans papier, de l’article L. 622-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers. Cette disposition introduite dans la réglementation par le décret-loi particulièrement xénophobe de 1938 vise à combattre les filières de l’immigration clandestine, en punissant les personnes impliquées de cinq ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Par détournement du sens de la loi, l’article permet de poursuivre en justice des militants ou, plus simplement, de les intimider, de les interpeller et de les garder a vue jusqu’à 48 heures... De quoi décourager les vocations. En 2008, 4300 personnes ont été interpellées pour des faits d'aide illicite à l'entrée et au séjour d'immigrés en situation irrégulière. Dans la très grande majorité des cas les poursuites, sans fondement, sont abandonnées, car elles visent des militants solidaires et non des trafiquants de main d’œuvre étrangère.