DEMOCRYPTE

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Billet de blog 18 septembre 2011

DEMOCRYPTE

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VIE DE CESAR SARKOMINUS XVI

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Chapitre XVI : Où Démocrite raconte sa première journée passée aux Enfers


Résumé des épisodes précédents : Le sage Démocrite et son jeune compagnon, Protagoras, ont rencontré Sarkominus. Ayant reçu, quelques dizaines d’années plutôt, une lettre d’Auguste Comtus contenant des prédictions sur le règne de Sarkominus, Démocrite a jugé à propos, d’enquêter afin d’éclaircir la question des « prémonitions » qui défient sa philosophie radicalement matérialiste. Grâce aux « prédictions », Sarkominus et ses conseillers projettent à présent de conquérir l’Olympe et Démocrite constate que son enquête n’aboutira que s’il descend aux enfers pour y rencontrer Auguste Comtus, enfermé au fond du Tartare. C’est ce qu’il entreprend, tandis que Protagoras reste au Palais de Sarkominus pour y copier quelques uns de ses livres.

1. Où Démocrite raconte sa descente aux enfers


   
J’ai passé ma journée à copier le « D’Homère, ou de la correction épique et des termes qui lui sont propres », aussi n’ai-je pas grand chose à raconter me concernant. Je reproduis donc les premières pages du journal Démocrite qui relate sa descente aux Enfers en compagnie d’Orphée.
Après une heure de marches dans la campagne, nous trouvâmes une anfractuosité dans une roche : il s’agit, m’assure Orphée, de l’une des entrées qu’empruntent les âmes pour rejoindre les Enfers. Orphée me tendit une fiole de kykéôn que je bus d’une traite. Après quoi mon guide m’invita à le suivre et, posant ma main son épaule, je me suis laissé guider dans l’obscurité. Nous devions nous abstenir de torches, par discrétion et pour que nos yeux s’accoutument à la pénombre. Orphée m’avertit que nous allions entamer la descente d’une longue enfilade de marches.
Nous en avions foulé quelques centaines, quand Orphée posa sa main sur ma bouche. Puis, me tournant le visage en tirant légèrement ma barbe, il attira mon attention sur une lueur d’où bruissaient quelques voix lointaines. Nous avançâmes dans sa direction en silence, jusqu’à ce que je distingue une alcôve qui possédait un puit de lumière qui éclairait un vieil orme.
Pendues aux branches, deux Erinyes hideuse conversaient avec Morphée. L’une d’elle, avec ses doigts griffus, cueillis dans l’arbre un fruit rouge-verdâtre : « C’est curieux cette samare n’a pas d’adresse, dit-elle. Elle contient ce songe creux : « J’entrerais victorieux dans Persépolis et les peuples de la Terre me glorifieront du titre de César Libérateur. » A qui est destiné ce songe, Morphée ? »
« - Ah oui ! Y’a un malaise !..., admit Morphée. C’est un songe creux réservé pour Dobélioubouche, mais comme il a été destitué, je ne sais pas ce que je pourrais en faire... Et si on l’envoyait à Kouchnerus ?... »
« - Bien vu ! Va Songe creux ! Cherche ta tête creuse !, s’écria l’Erinyes riante, avant de souffler sur le fruit ailé qui, par le puit de lumière, s’éleva vers le ciel. »
« - Voilà une autre samare qui dit : « Je garderais toujours auprès de mon maître ma place de sous-merde (car c’est ainsi que je me m’appelle moi-même dans mes propres rêves)  », lu la seconde Erinyes.
« - Pour Hortefeucus ! », répondit Morphée. Et aussitôt l’Erinyes s’écria « Va Songe creux ! Cherche ta tête creuse ! », après quoi elle souffla sur la samare, qui s’envola.
« - Pressons-nous mes chéries, reprit Morphée, nous avons reçu la commande de riches clients la commande d’un envoi en nombre. Une campagne intitulée « Je confie tout mon argent aux ploutocrates, parce que j’utilise Dentifricus, le dentifrice de l’homme qui ramène la croissance avec les dents. » Après quoi, nous rentrerons au centre de tri pour y préparer les courriers du cœur de demain. »
Nous reprîmes notre descente en redoublant de précaution, dans obscurité la plus totale.
Nous débouchâmes sur une plaine immense éclairée par des torches rougeoyantes. Au loin je devinais le Styx, fleuve marécageux qui ceinture les enfers. Plus près de nous, autour d’une guérite, deux êtres conversaient avec vivacité. Orphée m’invita à m’abriter des regards en me dissimulant derrière des rochers. Puis, il se dirigea vers la guérite.
« - Qui voilà !?! Orphée en personne, s’exclama un vieillard à la verdeur divine, qui me paru être Charon. Dommage pour toi, à cette heure là, elle n’est pas de service, ta poulette ! »
« - Qu’est-ce que ça t’apporte de venir ici ?, demanda l’autre personnage, que je reconnu pour être Hermès. Tu sais que tu n’as pas le droit d’approcher Eurydice à moins de cinq cent mètres ?… Le juge a été clair avec toi. Ton truc, ça s’appelle du harcèlement amoureux ! Non seulement tu risques pas mal d’ennuis en traînant par ici, mais le pire, c’est que tu te fais du mal ! Et tout ça pour quoi ? Tu ne l’apercevras même pas. »
« - On peut parler d’autres choses, supplia Orphée, visiblement agacé. Vous parliez de quoi ? La conversation avait l’air animée… »
« - C’est le vieux !, fit Hermès. Il est tombé sur le dernier roman d’Apulée qui contient une description de notre ami Charon pas piquée des vers… Il l’a mal prise le Charon ! »
« - Ecoute moi ça, se récria Charon, en prenant Orphée à témoin, tu va me dire si ce n’est pas un truc d’enfoiré : « Alors tu arriveras au fleuve de la mort : Charon en est le gouverneur. » Déjà, c’est tout faux ! Moi, je suis un employé, ici ! Mais, écoute la suite : « Il exigera aussitôt le péage : c’est ainsi qu’il emmène les voyageurs sur l’autre rive dans sa barque cousue de cuir. » La grosse calomnie ! La barque de cuir, ça fait longtemps qu’elle est au rebus. Depuis l’explosion démographique, on s’est doté d’un navire spacieux ! Mais écoute le meilleur est à venir : « Ainsi même chez les morts existe la cupidité et Charon, le percepteur de Pluton, ce si grand dieu, ne fait rien gratuitement. Mais quand il meurt le pauvre doit emporter son viatique et s’il n’a pas d’argent sous la main, personne ne voudra de son dernier soupir. Tu donneras à cet horrible vieillard en guise de frais de transport une des deux oboles que tu transportes pour qu’il la prenne de sa main dans ta bouche. » (1) C’est écœurant ! D’abord : moi, je ne touche rien dessus. Les Enfers, c’est un service public ! Dire que c’est une taxe, c’est vraiment de la mauvaise foi ! Ce qu’il oublie de dire c’est que c’est pas une taxe : c’est une franchise ! Et les hommes savent très bien pourquoi, nous avons dû mettre en place la franchise. Parce que ce n’est pas tout de faire des explosions démographique, il faut penser que chez nous, aux Enfers, on travail à moyen constant ! Moi, je suis toujours tout seul à faire le passage ! Les juges, ils sont toujours trois ! Avec la franchise, nous avons voulu les responsabiliser. C’est vrai, c’est trop facile : je meurs, et ensuite je me laisse assister… Je ne cesse pas de le dire ; il faut que les morts soient autonomes. Et puis, la franchise, ce n’était pas mon idée, parce qu’au bout du compte, ça me fait le double de bouleau, vu qu’il faut que je remplisse des dossiers pour ceux qui ne peuvent pas payer. Et, moi, la paperasse, merci bien… Moi, je l’ai dit à Hadès : « Si j’ai fais marine c’est pas pour gratter du papier ! » Et il m’a répondu : « C’est vrai. Mais il faut être polyvalent. » Et puis, c’est pas bon pour moi, le truc d’Apulée. Parce que quand ils veulent te chercher des poux au moment de ton évaluation, il te les ressorte les messages client. »
« - Tu sais, là haut, on a les mêmes problèmes que vous ! », fit observer Hermès.
« - Oui, mais vous, ce n’est pas tout à fait pareil…, reprit Charon. Je sais, comme tu dis : il ne faut pas cliver les Enfers, le monde Marin et l’Olympe parce qu’il faut qu’on reste solidaire... Mais vous, vous avez la Nature, l’ambroisie, les nymphes et nous travail dans l’humidité, le souffre, avec les Erinyes et l’autre clébard qui fait du raffut pour un rien. Il va falloir mettre la question de la pénibilité à l’ordre du jour de la prochaine assemblée générale des dieux. »
« - J’ai informé Zeus de vos difficultés, fit Hermès. Il vous a envoyé Proserpine pour renforcer votre équipe… »
« - Proserpine !, s’exclama Charon. Pour mettre l’ambiance, celle là ! Elle a convoqué Rhadamanthe, Minos et Eaque, pour leur dire : « C’est moi, la chef des Juges des Enfers ! » (2) Tu veux que je te dise, la Justice, dans les Enfers, c’est de l’abattage. J’en parlais avec Minos : on n’a plus de plaisir à faire notre travail ! Alors qu’il y a encore quelques décennies, aux Enfers, il y avait une super ambiance… »
« - A propos, tu as qui dans ta liste de demain ? », demanda Orphée.
Charon regarda Orphée très étonné.
« - Je peux savoir, si c’est pas indiscret… Moi, ça m’intéresse », reprit Orphée.
« - Bah ! T’as raison !, fit Charon. Bien sûr ! C’est super intéressant… Si tu as que ça à faire, la liste est affichée dans la guérite. » Il murmura à l’adresse d’Hermès : « Il ne va pas mieux ce garçon ! »
« - Qu’est-ce tu veux, répondit Hermès, il ne se soigne pas. Il se complait dans sa souffrance. Tous les jours, il compose des odes et des hymnes, tous plus beaux que les autres, et toujours dédié à Eurydice. Récemment, Zeus a piqué une colère et lui a dit : « il faut que tu vois des femmes, déesses, nymphes, humaines... avec l’explosion démographique, il y en a plein des femmes sur la Terre ! » Tu vois comment il peut-être Zeus quand il est vraiment en colère ? Orphée a eu l’air de comprendre qu’il devait faire un minimum d’effort. Mais, tu sais ce qu’il a fait ? Il est allé s’installer à Lesbos et l’a retrouvé en train de composer des poèmes avec Sapho. Et il nous a dit : « faudrait savoir ce que vous voulez, vous m’avez demandé que j’aille voir des femmes ! » Là, on a jeté l’éponge ! »
« - Tiens !, s’exclama Orphée. Demain, vous aurez une célébrité ! Le philosophe Démocrite. »
« - Bah ! C’est super, ça !, lança Charon. Mais il ne faudra pas qu’il l’a ramène ! C’est un service public, ici. Toutes les âmes sont pareilles ! »
« - Bon… Cela m’a fait plaisir de vous revoir. Je vais remonter », fit Orphée.
« - Et bah oui… T’es descendu, t’as lu le liste des morts de demain et ça t’a remonté le moral. Y’a rien de tel », commenta Charon.
« - Tu remontes, et qu’on ne te retrouve pas à traîner dans les parages ! », fit Hermès.
Orphée revint vers moi. Il me murmura qu’il avait ajouté mon nom à la liste, que je pourrais prendre le bateau de demain et qu’il me fallait à présent m’introduire dans le centre de transit dit des « ministres de la morts » qui se trouvait sur ma droite à une dizaine de minutes de marche. Il ne fallait surtout pas que j’aille vers la gauche, car on y trouvait un autre centre de transit réservé aux morts sans sépultures, qui y subissaient une quarantaine de cent années avant de pouvoir pénétrer dans les Enfers. Je décidais donc de rester une dizaine de minutes encore avant de me mettre en route.
« - On peut dire que ça ne s’arrange pas !, fit Charon. Il me fout une angoisse ce type. »
« - Tu sais, répondit Hermès, il n’est pas à plaindre. Dans le cadre du plan de restructuration de l’Olympe, les dieux ont été incités à créer leurs propres cultes. Et il ne s’en est pas mal tiré, il a bien vendu ses compétences : le chant, la transe, la découverte des mystères de la mort et de l’amour éternel. Cela marche très bien. Enfin… Y’a une demande. »
« - On m’a sollicité, mais moi je ne pourrais pas me lancer en indépendant… », fit Charon.
« - Faut voir, lui répondit Hermès. Tu pourrais obtenir une concession et organiser des croisières sur le Styx dans le cadre de « Feun dai ». Cela pourrait payer. »
« - Mouais…, fit Charon. Ce que je sais, c’est qu’ils nous mettent une drôle de pression avec cette histoire de « divinabilité. » Cela ne suffit plus d’être un dieu, il faut avoir des compétences divines et faire des performances divines ; on doit recenser le nombre de fois où l’on est cité dans des épigrammes et ex-voto, faire des rapports sur la densité de notre réseau de temples et évaluer notre taux de retour d’activités divines... Avant t’étais un dieu, t’étais un dieu ! Mais maintenant tu sais même plus. Les enfers, c’est vraiment plus ce que c’était… »
Dix minutes passèrent et je me mis en route. Je longeais les parois rocheuses et après une longue marche j’aperçu une sorte de camp.

2. Où Démocrite raconte son entré dans le centre de transit dit des « ministres de la morts » et comment il est tenté de fuir.
Il s’agit d’un cirque immense. Une multitude d’âmes, des milliers peut-être, y dorment, pêle-mêle, les unes sur la terre battue, les autres sur des gradins, blotties contre leurs sacs de voyage. Je marche au milieu des âmes, en prenant soin de ne réveiller personne. Je zigzague entre elles et dois parfois les enjamber - car les âmes sont constituées d’un assemblage d’atomes, aussi sont-elles en quelques manières des corps. Elles ont le plus souvent un aspect blanchâtre, grisâtre et leur teint livide offre un spectacle saisissant lorsqu’elles portent des habits colorés ou précieux. D’autres, probablement s’agissent-ils d’Egyptiens, semblent recuites et sentent la saumure. D’autres offrent un spectacle peu soutenable en raison de chairs corrompues qui subsistent encore.
Parvenu à l’extrémité du camp, je me suis retourné et mon regard a embrassé l’ensemble du tableau. J’ai honte de l’avouer, mais j’ai cédé à ce que mon ami Hippocrate appelle « l’hystérie. » Comment vous décrire la chose ? J’en ris à présent, mais, tout d’un coup je me suis mis à courir avec l’intention de fuir ces lieux. J’ai aperçu un escalier au milieu des gradins et j’ai imaginé qu’il pouvait me conduire vers une issue. J’ai grimpé quelques marches, puis je me suis de nouveau retourné pour vérifier si le même spectacle triste et désolant s’offrirait à mes yeux. A la vu des amas de corps qui jonchaient le cirque, la colère supplanta le sentiment de désolation et, tremblant, furieux, j’ai crié, par trois fois, sur un ton accusateur : « J’ai deviné qu’il se prépare ici quelque chose de monstrueux ! ». Ma voix a résonné dans tout le camp.
J’ai réveillé de nombreuses âmes. Elles m’ont conspuée, tout particulièrement des mamans très énervées, qui brandissaient les bébés hurlants que j’avais terrifiés. J’ai eu honte ! Je voulais me cacher ! Je désirais plus ardemment encore fuir ces lieux. Alors j’ai escaladé de nouvelles marches dans l’espoir de trouver une sortie.
Tout à coup, j’ai entendu une voix de femme. Elle m’a dit : « mais où fuis-tu ? ». Je me suis retourné. Vous n’imaginez pas à quel point cette femme est belle (et combien la beauté, en ce genre d’instant, a un pouvoir réparateur). J’étais confus. Je redescendis quelques marches pour l’approcher. Je me suis aperçu de sa grande jeunesse. Elle est brune, blanche de peau, diaphane presque, habillée d’une longue robe blanche et d’une cape couleur fauve. Elle a des yeux magnifiques, en amande, grands, des pupilles dilatées par l’obscurité ou peut-être par la myopie. Je me suis excusé d’avoir causé ce remue-ménage. Elle m’a dit – d’une voix douce dans laquelle j’ai discerné une pointe d’ironie : « en effet, il est très tard. »
J’ai été blessé par sa condescendance. Aussi me suis-je employé à affecter une sorte de distance et de hauteur pour répliquer à sa remarque.
« Pardonnez-moi, lui ai-je dit, mais comment ne pas être révolté par ce spectacle ? Pour tout dire, il m’a fait bouillir le sang ! Il m’a fait perdre la tête à cause de la sombre prédiction qu’il semble porter en lui ! Il ne vous a pas échappé, qu’ici, l’inhumain s’est installé : sans doute les ballots colorés égayent-ils notre vue ; et là-bas, l’âme de cet enfant encore joueur à cette heure tardive, auprès de ces parents endormis, inspire t-il un sentiment de tendresse ; plus loin, l’âme de cette femme ensommeillée avec son mouchoir rouge serré entre les doigts, évoque la quiétude. Il faut en convenir, ce lieu est rempli de traces qui attestent d’existences singulières. La mort, sans doute, est la chose la plus naturelle. Mais, pourquoi, alors, ce spectacle s’assombrit-il du spectre d’un projet de déshumanisation ? Projet invisible, mais sensiblement présent, de part cette manière de parquer des hommes et des femmes qui furent tous animés d’une existence singulière. »
La jeune femme m’a adressé un profond sourire. Puis, elle m’a dit : « Merci ! Vous dites mieux que je ne saurais le faire, ce que je ressens… Mais, je vous en supplie, il est tard, vous devez trouver un coin pour dormir et vous reposer. Pardonnez-moi, je ne peux pas rester plus longtemps. Je dois reprendre mon service. » Et elle est repartie d’un pas rapide, et a bientôt elle avait disparu.
Je me suis assis et j’ai disposé mon ballot, pour m’en servir d’oreiller. J’ai fermé les yeux.
La peur est revenue. Cette jeune femme avait l’air bonne, ai-je songé. Pourquoi ne me suis-je pas jeté à ses pieds, pourquoi ne lui aurais-je pas confessé que j’étais un vivant et que je n’avais pas ma place ici ? Elle m’aurait écouté, et sans doute pris en pitié. Elle m’aurait guidé ensuite vers une sortie. Pourquoi ai-je fais l’imbécile à philosopher ? Cela m’appendra. Pourquoi ne lui ai-je point dis : je suis un insensé, sauvez-moi, je m’en remets à vous, dites-moi ce que je dois faire ? Pourquoi de tels mots n’ont pu passer le seuil de ma bouche ?
Je finis tout de même par m’endormir.
3. Où Démocrite raconte sa traversée du Styx
J’ai dormis fort peu de temps, car nous avons été réveillés par une voix hurlante qui sortait d’une petite tourelle. Bientôt des centaures ont encerclé le camp de transit. La voix hurlait de nous mettre en file et de nous diriger vers la porte de sortie.
Je devais me reprendre et à éviter le ridicule d’une nouvelle fuite. J’étais bien décider à m’en tenir à ma vieille maxime : « Chasse par la raison la peine rebelle de ton âme engourdie » (3) et j’observais attentivement tout ce qui se produisait autour de moi pour me le rendre pleinement intelligible.
Ma première observation fut que l’organisation était admirable. A la sortie du camp de transit, les centaures nous rangeaient en deux colonnes : les hommes valides qui portaient les ballots d’un côté, et les femmes, les enfants et les vieillards de l’autre. Cela me paru très ingénieux, car lorsque l’on fait des files mixtes on est perpétuellement retardé à cause de conversations déplacés entre hommes et femmes. Je ne crois manquer d’objectivité en affirmant que les centaures s’acquittaient consciencieusement de leur tâche, en particulier lorsqu’ils encourageaient les retardataires en poussant de grands cris.
Cette première et excellente impression ne dura pas.
Sur la barge, ce fut une bousculade incroyable : les âmes se poussaient et s’insultaient pour loger leurs biens dans les soutes du navire de Charon. L’opération prit plus d’une demi-heure. Après quoi les centaures comprirent ce que nombre d’entre nous avait compris depuis fort longtemps, à savoir qu’il n’y aurait jamais assez de places assises pour tout le monde. Les centaures changèrent leur plan et exigèrent que nous vidions les soutes afin de charger les bagages sur le toit du navire - d’où, de nouvelles bousculades et de nouvelles insultes entre les âmes. Lorsque les paquetages furent chargés, les centaures nous assemblèrent pour une « consultation électorale » : nous devions voter pour déterminer qui, des « civilisés » ou des « barbares », feraient la traversée dans les soutes. Je fis observer, que nous avions l’éternité devant nous, et que nous pouvions envisager de faire plusieurs allers-retours ; mais ma remarque ne fut pas prise en considération. Le vote eu lieu et ce furent les « civilisés » qui emportèrent les places assises. Les barbares, minoritaires, furent invités à voyager dans les soutes à bagages. J’avais refusé de prendre part à ce vote. En montant sur le pont du navire, j’ai dit aux centaures que j’étais Grec, ce qui est la stricte vérité.
Sur le pont, et j’ai remis ma pièce d’or à Charon. Quelques mètres plus loin, j’ai été stoppé par un Minotaure qui sa main sur mon torse et rapprocha son visage pour me flairer de près. Ses yeux se mirent à rouler dans leurs orbites – c’était, sans nul doute, ma chaire vivante qui lui causait ce trouble. Je pris un air dégagé, et évitais d’accorder trop d’attention à son souffle qui fouettait mon visage et à sa bave qui gouttait sur mon cou. Je ne dissimulerais pas que j’ai éprouvé quelques craintes d’être démasqué, et ce ne fut pas sans soulagement que j’entendis la voix tonnante de Charon proférer : « Oh ! Le gros bœuf ! Tu bouches le passage ! Allez ! On se bouge le fessier, parce qu’on a un bateau à faire partir ! » Le minotaure m’empoigna pour me désigner à l’attention de Charon et poussa un mugissement déchirant. « Si t’es pas content, hurla Charon, t’as qu’à en parler à ton éducateur ! » Tandis que le minotaure me relâchait, j’entendis Charon pester avec des « Merci pour le plan anti-glandouille ! », des « marre des emplois aidés », des « il va pas m’apprendre mon métier » et des « pas que ça à faire d’être tout le temps derrière eux ! »
Je profitais de la confusion pour m’engager dans l’allée pour trouver une place assise. Soudain, une âme souriante m’arrêta et m’attira par le bras, afin que je prenne place à ses côtés. « Vous serez bien, ici », me dit-elle fort aimablement. Le Minotaure continuait à examiner les voyageurs. Certains d’entre eux, ils les invitaient à s’asseoir. D’autres, il s’en saisissait, pour les propulser jusqu’au fond de l’allée d’un jet ou d’un coup de pied. Je fis observer à mon aimable voisin que les manières de cet animal étaient ignominieuses, mais celui-ci m’expliqua que « p’tit Minos » discriminait judicieusement les âmes, selon qu’elles arrivaient immaculées et dépouillées de toutes chaires corrompues ou au contraire suintantes de résidus charnels. Il approuvait les façons de « p’tit Minos » car, disait-il, une âme qui arrive aux enfers avec une présentation soignée, témoigne de son adhésion au « projet Enfers » et de sa « motivation » pour la « vie nouvelle. » Il avait hâte de rejoindre les bienheureux au Champs Elysée car ce lieu lui avait été recommandé.    
Lorsque nous fûmes tous embarqués, un groupe de musicien s’est mis à jouer de la musique, et le bateau pu entamer sa traversée.
Je profitais de ce voyage pour mener ma petite enquête sur les âmes. Je fis semblant de m’endormir, et imperceptiblement je m’épanchais sur l’âme qui était assise à mes côtés. Peu à peu, je suis parvenu à coller mon nez contre les « tissus » de cette âme, sans que celle-ci ne s’en rende compte.
La sensation chaude et l’odeur mielleuse de l’âme me confirmèrent la justesse de mes théories : les âmes sont bien des êtres corporels dont les tissus sont constitués d’atomes subtils et ronds. Quant à la senteur mielleuse, elle s’expliquait aisément : comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer dans « Des sens », la sensation du doux auquel participe le mielleux, est produite par des objets constitués d’atomes « de figure arrondies et non point trop petites » ; alors que l’acide est le fait d’atomes « anguleux de figure, plein de sinuosité, petit et subtil » ; tandis que l’astringent témoigne de la présence d’atomes ayant des « figures de grande tailles, aux angles nombreux et les moins arrondis possibles » ; tandis que le salé résultent atomes complexes, dont certains bords sont « scalènes » et d’autres arrondis ; l’âcre, évidemment, résulte d’atomes « petits et anguleux » (4). La conformation des différents atomes produit des ondes dont les rythmes spécifiques génèrent nos sensations distinctes. L’impression chaleureuse dans laquelle baignait la pointe de mon nez ne me surprit par non plus, car, comme je l’avais suggéré dans des « Causes relatives au feu et aux choses qui sont dans le feu », l’âme « est un composé igné » (5), c’est-à-dire formé d’atomes qui sont des analogons des atomes subtils produits par les flammes. C’est un peu technique, mais il s’agit d’atomes contenant beaucoup de vide, dont la forme ronde et lisse facilite une rapide rotation qui produit un échauffement qui meut le vide en souffle. La pâleur des âmes s’expliquait suffisamment par le fait que la sensation du blanc résulte des corps pourvus d’atomes lisses et ronds, « poreux et translucides », par opposition à la sensation du noir qui résulte d’atomes ayant des figures « rugueuses, scalènes et non uniformes » (6).
Je commençais à me convaincre que je n’allais pas perdre mon temps aux Enfers !
Après la traversée du Styx, les impressions furent plus désagréables : nous avons été déposés sur une fange informe. Les barbares sortaient des soutes brûlantes avec un teint rougeoyant. Les bousculades, les insultes et les échanges de coups reprirent lors du déchargement de nos bagages. Après quoi, on nous ordonna de nous remettre en file et de marcher au milieu d’algues glauques, et cela une heure durant. J’en profitais pour me frictionner le visage avec le chiton d’Orphée pour m’imprégner de l’odeur du héros puis, je m’enveloppais dans cet habit et préparait mes trois boulettes de viande. Nous approchions de l’antre de Cerbère.
Les centaures nous indiquèrent un souterrain obscur, où résonnaient les clameurs d’airain du chien infernal. La longue file des âmes y pénétra. A l’instant où je sentis mes tympans près d’éclater sous la violence des aboiements, j’ai tendu en hauteur mes boulettes de viande. Les hurlements cessèrent. Je me sentis reniflé, simultanément, par en haut, par en bas et par derrière. L’une après l’autre, les trois langues baveuses de l’animal virent laper les offrandes que je tendais bien haut. Après m’être éloigné, les aboiements reprirent.
Les centaures, qui nous attendaient à la sortie, nous annoncèrent que nous allions faire une pause et que nous serions appelé pour nous présenter au tribunal. Chacun posa son sac et s’allongea à même le sol.
Après une bonne demi-heure d’inactivité, je me suis levé pour demander aux centaures s’ils voyaient quelques inconvénient à ce que je prélève quelques algues et plantes qui poussaient ça et là, pour les intégrer ultérieurement à mon herbier. Mon initiative devait être inhabituelle, car elle sema la panique parmi les centaures : ils se mirent à gambader en tout sens autours de moi, puis ils se figèrent en pointant dans ma direction une arme curieuse, qu’ils tenaient dans leur poing et au bout de laquelle je remarquais deux petits dards. Ils hurlaient : « A terre ! Vite ! Les mains derrière la nuque ! Première sommation ! Attention ! N’opposez pas de résistance ! A terre ! » Je m’exécutais prestement sans chercher à comprendre. Quand je fus étendu à terre sur le ventre, les centaures m’invitèrent à poser ma question. Mesurant l’audace de ma démarche, je me confondis en excuses, et prétendit avoir « oublié » ma question. Ils me répondirent sur un ton bienveillant, que je n’avais point à m’excuser, car il était fréquent que les gens oublient leurs questions. Après quoi ils m’intimèrent de regagner ma place.
4. Où Démocrite est, une nouvelle fois, tenté de fuir
Je me suis rassis, un peu amer. Je ne m’explique pas la chose, mais je fus pris de nouveau du désir irrépressible de quitter ces lieux. Je luttais contre la peur en cherchant des objets sur lesquels je puisse concentrer mon attention et exercer ma réflexion, mais l’idée qu’il était grand temps de fuir me revenait sans cesse à l’esprit. Des questions me taraudaient : qu’avais-je de si important à faire ici, ou à apprendre des Enfers ? De toute manière, vu mon âge,  les Enfers, je les découvrirais bien vite. Pouvais-je tolérer d’être traité ainsi ?
Le plus discrètement possible j’inspectais les lieux pour découvrir un moyen de fuir. Mon attention fut attirée par un égyptien qui se tenait à quelques mètres de moi. Je lui trouvais une attitude étrange : ses petits yeux sombres, incrustés dans son visage parcheminé, glissaient rapidement d’un point à l’autre de l’espace. Il me sembla qu’il recherchait lui aussi un moyen d’évasion. Je tentais discrètement de me rapprocher de lui. Je me disais qu’une action menée à deux augmenterait nos chances de succès. On est généralement plus efficace quand on joue collectif.
Je ne l’avais pas encore rejoint, qu’il se leva et se mit à courir. J’ai pensé, sans bien savoir pourquoi, que ce garçon avait sûrement des compétences pour réussir une évasion.
Alors, sans délais, j’ai couru avec lui.
Notre départ était bon et, surtout, le moment choisi, était véritablement parfait. Après une minute de course, jetant un coup d’œil derrière moi, j’ai pu constater la désorganisation des centaures, qui, courant en toutes directions, ne s’élançaient que pour s’arrêter et revenir en arrière, révélant leur incapacité à se coordonner et à organiser notre poursuite. Leurs gesticulations dérisoires me mirent du baume au cœur.
L’Egyptien me précède depuis le début d’une bonne dizaine de mètres. Je suis très optimiste, car, dans ce genre de course, ce qui prime, c’est la gestion de l’avance prise sur les poursuivants.
Au bout de cinq minutes de course, je constate que l’Egyptien a pris une trentaine de mètres d’avance sur moi. Je déprime un peu. Mais je ne peux pas lui en vouloir : il n’a aucune raison de m’attendre. Après tout, je cours de ma propre initiative. Je faiblis. C’est l’âge, ici, qui entre en ligne de compte. Les points de côtés et les difficultés à respirer ralentissent mon allure.
Bientôt, l’Egyptien disparaît à l’horizon.
Je ne peux pas dire que je me sens seul, car les centaures, derrière moi, gagnent du terrain : j’aperçois leurs ombres, heureusement lointaines. Je reste animé d’une immense résolution, et pour tout dire : d’une volonté inébranlable. Mes douleurs elles-mêmes me fortifient : elles se transforment mêmes en aiguillons. Je perds toujours de mon avance, mais je compte bien avoir mes poursuivants à l’usure. Dans ce genre de course, ce qui prime, c’est le mental.
Je compris bientôt ce qui m’avantageait sur les centaures. Ceux-ci ne sont point des centaures terrestres, mais des âmes de centaures. Peut-être s’agit-il des centaures qu’Héraclite massacra au cours d’un banquet. Comme ils sont des âmes constituées d’atomes remplis de vide et reliés entre eux par des liens souples et lâches, les âmes des centaures rencontrent la résistance de la masse aérienne, un peu comme une voile de navire déployée entrave la course d’un navire, si le vent ne souffle pas. Les corps vivants comme le mien, ou embaumés, comme celui de l’Egyptien, ont l’avantage de fendre la « mer aérienne. » Cette nouvelle découverte raviva mes espérances, et, de fait, j’ai regagné une cinquantaine de mètres sur mes poursuivants. Dans ce genre de course, la clé de la victoire, c’est de savoir utiliser ses atouts et d’exploiter au maximum les faiblesses de l’adversaire.
Tout à coup, je ressens une vive inquiétude. Au loin, devant moi, j’aperçois des ombres et de la poussière. Je devine des coureurs arrivant de face. En tête de ce groupe je découvre l’Egyptien, qui a prit le chemin en sens inverse, poursuivi par d’autres centaures qu’il a du rencontrer en chemin. A l’instant de nous croiser, par une sorte de communion d’esprit, nous adoptons l’un est l’autre un air indifférent et dégagé. Nous allongeons le pas pour donner quelque chose d’élégant à notre course, nous efforçant de nous faire passer pour d’aimables joggers. A l’instant où je croise l’Egyptien, je crois reconnaître l’un de mes condisciples. Le nom d’Abidos me vient à l’esprit. Il a reçu, avec moi, l’enseignement de Mochos, le Phénicien. Parvenu à la hauteur des centaures qui poursuivent l’Egyptien, je renonce à leur adresser un « bonjour », de peur que cela fasse « trop. » Nous nous croisons sans encombre.
Le stress a favorisé une libération massive de substances subtiles qui se répandent dans tout mon corps. Je ne ressens plus la moindre douleur ! Un second souffle anime ma course. J’accélère. J’accrois mon avance sur mes poursuivants. Mon bien-être est tel que je m’autorise à contempler le paysage : j’aperçois sur ma droite, la forteresse du Tartare avec, en son centre, une montagne au sommet de laquelle un être – Sisyphe assurément – pousse un rocher. Les centaures sont loin, sans doute démotivés par leur tâche absurde. Ils n’ont pas mon moral d’acier. Au fond, ils n’ont pas de vraie raison de courir, ils le font parce qu’ils en ont reçu l’ordre, contrairement à moi, qui conquiert ma liberté.
Soudain, une nouvelle inquiétude. Au loin, devant moi, j’aperçois des ombres de coureurs et la poussière soulevée par leurs foulées. Je me demande si nous sommes nombreux à courir ainsi sur les routes de l’Enfer. Mais, bientôt je reconnais Abidos l’Egyptien. Il a lui aussi une bonne avance sur ses poursuivants. Je suis content qu’il s’en soit si bien tiré, et qu’aucun de mes propres poursuivants n’ait profité de ce qu’il le croisait, pour l’attraper traîtreusement. L’Egyptien semble content de me voir. A l’instant où nous croisons, il dresse le poing pour m’indiquer que la lutte continue et moi je lève le pouce pour indiquer que tout est O.K.
J’accélère, certain que notre ténacité sera payante. Mais, peu à peu, s’impose à moi une évidence que j’aurais préféré me dissimuler : nous sommes sur une route circulaire !
Impression déprimante : j’aperçois de nouveau la forteresse du Tartare, avec sa montagne et, sur celle-ci, Sisyphe, courrant après son rocher qui dévale la pente. Je sens que plus que jamais je dois faire appel à ma vieille maxime : « Chasse par la raison la peine rebelle de ton âme engourdie. »
D’abord : il faut relativiser. Après tout ma situation n’a rien de très exceptionnelle. C’est toute l’humanité qui tourne en rond et va répétant les mêmes entreprises insensées. D’après moi, le problème vient de ce que l’homme raisonne à partir des impressions que lui procure ses cinq sens, alors que « les animaux privés de raison, les sages et les dieux ont plus de cinq sens » (7). Les animaux ne répètent pas leurs erreurs, car, par un autre sens, ils connaissent bien souvent les dangers avant mêmes qu’ils ne se manifestent et ils fuient d’instinct, le prédateur dès la première rencontre. Les hommes insensés, limités dans leur connaissance du monde par leur cinq sens, sont contraints à la répétition. Ils ignorent qu’ils possèdent cet autre sens qu’aura développer le sage : la créativité. Quand tout ce répète, il faut créer une bifurcation. Je comprends qu’il faut que je cesse de m’intéresser à mes poursuivant pour concentrer mon intérêt sur la route afin de découvrir un dénivelé propice où je pourrais m’élancer et créer une bifurcation. Dans ce genre de course, la clé, c’est la créativité, l’effet de surprise qui laissera les poursuivants complètement stupéfaits.
La fatigue et la douleur m’envahis. Je calcule mentalement, que si Abidos et moi-même, conservons la même allure, nous devrions nous croiser dans moins de deux minutes. Je m’interdis de déprimer et je re-mobilise mon énergie. Je ne peux pas m’autoriser à abandonner la course. Du moins pour l’instant. Si je dois déclarer forfait, ce sera une centaine de mètres après avoir croisé l’Egyptien. Il est important que, dans l’épreuve, mon condisciple reçoive le témoignage de ma solidarité. Je me promets de lui adresser, au prochain passage, tous mes encouragements et de lui crier : « on s’en fout des centaures ! Invente une bifurcation ! ». J’abandonnerais ensuite car je suis à bout, mais lui inventera une bifurcation. En l’encourageant, il saura que quelqu’un compte sur lui. Psychologiquement, cela l’aidera à conserver sa motivation. Dans ce genre de course, la psychologie, c’est très important.
Au bout d’une deux de minutes, j’aperçois, devant moi, des ombres et de la poussière. Je suis saisi par un doute, puis par la honte… N’est-il pas évident – quitte à abandonner la course - qu’il aurait mieux valu le faire avant, et non après, avoir croisé l’Egyptien ? N’est-il pas évident (je m’étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt !) que le moins déprimant, pour quelqu’un qui court sur une route circulaire, c’est d’ignorer que cette route tourne en rond à l’infini ? Comment donner à notre croisement un tour assez naturel pour qu’il ne cause pas un désarroi excessif chez mon camarade ?
Je me méprise d’avoir voulu m’octroyer le beau rôle de celui qui encourage avant de se rendre. Je me prétends sage et j’agis sans me soucier des conséquences de mes actes ! C’est une période étrange de ma vie : d’habitude je n’agis qu’avec la plus grande circonspection, et là, coup sur coup, j’enchaîne les passages à l’acte : aller chez Sarkominus, aller aux enfers, et maintenant fuir les enfers… Vieillir ne me réussit pas ! « La vieillesse est un délabrement général : elle possède tout, mais manque tout. » (8)
Nous nous rapprochons l’un en face de l’autre. Nous nous arrêtons tous les deux. Nous sommes exsangues. Nous attendons tous les deux, résignés, nos poursuivants respectifs. Les deux groupes de centaures nous encerclent et nous ordonnent de nous coucher à terre, face contre terre, les mains sur la nuque. Nous exécutons les ordres. Face contre terre, je ne vois plus mon camarade, mais je l’entends, tout d’un coup, à crier : « Non ! Pas le Taseros ! » puis, je l’entend hurler de douleur. Je ne tarde pas à découvrir, dans ma chair, ce qu’est le Taseros : c’est la petite arme de poing des centaures. Elle envoie un éclair, qui a pour effet d’impulser une agitation extraordinaire des atomes de l’âme. Le souffle qui anime alors les atomes est si violent, qu’ils s’emballent et heurtent de plein fouet le reste des atomes du corps, occasionnant la plus vive douleurs.
Les centaures nous ont traînés jusqu’à un petit temple, où nous recevons quelques des soins.
Mon désespoir aurait été total, si je n’avais revu la belle jeune femme du camp de transit. C’est elle qui veille sur nous. Elle m’a expliqué que ce temple accueillait les « âmes insensées. » Certaines y sont enfermées durablement : ce sont des âmes qui ne s’adaptent pas la « vie nouvelle » et qui ont l’obsession de revenir sur terre, généralement pour des motifs absurdes. Par exemple, elles prétendent avoir un rapport urgent à remettre à leur patron. Tout défaut de surveillance entraîne des escapades de ces âmes insensées, ce qui énerve Cerbère, animal qui hurle affreusement à leur approche et met ensuite des heures à retrouver son calme.
Nous aurons prochainement la visite de Léthéopathes chargés de déterminer la posologie de liqueur de Léthé qui doit nous être administré. Si la dose de cette potion d’oublie est trop puissante, nous risquons de devenir des ombres, de celles qui disent : « de nous, il est encore aux demeures d'Hadès une âme et une image, mais privée de tout sentiment » (9).
« - C’est votre fuite, évènement rarissime dans les Enfers, qui fait de vous une « âme insensée », m’a-t-elle dit en souriant. Mais vous me semblez censé. »
J’en ignore la raison mais, en présence de cette jeune femme, mon désespoir s’évanouit. Je n’éprouve pas pour elle de désirs triviaux – à mon âge ce serait ridicule. Je ressens seulement une paix intérieure chaque fois  qu’elle s’approche de moi.
5. Où Protagoras conclut
Dans la soirée, je remis à Orphée, de retour des Enfers, la copie du « D’Homère, ou de la correction épique et des termes qui lui sont propres. » Comme je lui demandais quel autre des livres de Démocrite il souhaitait, il me répondit qu’il aurait besoin de moi demain.
Je lui servis un dîner. Il posa plusieurs sacs d’or sur la table, en marmonnant sans dissimuler sa satisfaction : « Celui-là, c’est pour avoir trouvé Poppée, une courtisane sur le retour, qui fera une excellente épouse pour Sarkominus. Celui-ci c’est pour avoir conduit Démocrite jusqu’aux enfers. Et celui-là, c’est un acompte pour une médiation que j’ai proposé : essayer de convaincre Zeus de signer sa reddition sans condition, sans quoi Sarkominus donnera l’ordre à tous les peuples de la Mare Nostrum de cesser d’honorer les Olympien puis lancera une attaque foudroyante contre l’Olympe. »
« - Cette médiation a t-elle quelques chances de réussir ? », ai-je demandé en prenant un air faussement candide. Orphée me répondit en affichant un grand rictus.
« - Je crains surtout que Sarkominus renonce à son projet, fit Orphée en soupesant l’un de ses sacs d’or. Des peuples qui croyaient être éternellement enfermés dans le cycle de la tyrannie viennent de s’inventer un autre avenir : les Carthaginois ont fait tomber leur maître et les Egyptiens ont renversé Pharaon. Sarkominus est désespéré. Au début des révoltes, il avait envoyé Alliot-Maria proposer le savoir-faire, reconnu dans le monde entier, des forces de sécurité du Pays de Droite, qui savent régler les situations sécuritaires de ce type et il avait proposé aux deux pays, dans le cadre de coopérations, d'agir pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l'assurance de la sécurité (10). Sarkominus, l’ami des tyrans, craint avec raison que les peuples de la Mare Nostrum n’obtempèrent pas s’il leur intime l’ordre de cesser d’honorer les Olympiens. Résultat : le plan tombera à l’eau et adieu mes commissions. Ce qui serait malin, c’est qu’il tourne casaque, et se proclame « César Libérateur » en attaquant le tyran Muhammad le Tripolitain. Mais ces forces sont sans doute insuffisantes face à un adversaire aussi retors. Demain, Sarkominus accueille l’association internationale des ploutocrates, il nous faudra en profiter pour lui suggérer de demander l’aide des autres ploutocrates. Nous avons la nuit pour trouver de bons arguments. »
Notes
(1) Apulée, L'âne d'or ou les Métamorphoses, VI, 18
(2) Rachida Dati, garde des sceaux s'était illustrée sur Canal +, le 3 septembre 2007, avec cette sortie : "Je suis chef du parquet, ça veut dire quoi ? Je suis chef des procureurs, ils sont là pour appliquer la loi et une politique pénale."
(3) Démocrite, Fragment CCXC (Strobée, Florilège, IV, XLIV, 67)
(4) Démocrite, fragment A CXXXV (Théophraste, Du Sens, 65-67)
(5) Démocrite, fragment A CII (Aétius, Opinions, IV, III, 5)
(6) Démocrite, fragment A CXXXV (Théophraste, Du Sens, 73-74)
(7) Démocrite, Fragment CXVI (Aétius, Opinions, IV, X, 4)
(8) Démocrite, Fragment CCXCVI (Strobée, Florilège, IV, I, 76)
(9) Platon, La République, L. III, 368d
(10) Le mardi 12 janvier 2011, Michèle Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères et européennes déclare, à propos des révoltes en Tunisie et en Algérie, à l'Assemblée nationale, que « le savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité, permettent de régler des situations sécuritaires de ce type. C'est la raison pour laquelle nous proposons effectivement aux deux pays de permettre dans le cadre de nos coopérations d'agir pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l'assurance de la sécurité. »

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