QUE SAIT-ON ?...
Que sait-on des êtres abrutis de canicule urbaine, dans le labyrinthe de leurs vies tellement esquintées qu’ils semblent ne plus pouvoir rien exprimer de leur souffrance de la faim, de la soif et des chaleurs ? Tellement habitués à être invisibles tantôt dans la fournaise, tantôt dans la froideur des villes, à longer les murs jusqu’à s’y écorcher les corps ou pour s'y fondre, que plus personne ne les connaît ni ne les voit ? Rien...
On ne sait rien... Sauf, peut-être, ce que savent en écrire des âmes sensibles, qui publient, non par simple élan de contrition, des récits qui créeraient bien des embarras aux amateurs d'auto-fictions à la mode de certains écrivains contemporains engoncés dans leurs problématiques personnelles et, parfois, trop hédonistes.
Le sujet (qui n'en est pas un, d'ailleurs) est risqué. Dieu - qu'on devine décidément absent - sait pourtant que la gageure est importante, quand il s'agit de rendre compte de ces existences en apnée, cachées, pantelantes au bout d'un fil si ténu qu'on se demande comment il peut tenir encore aux poutres pourtant délabrées d'un destin aux solives vermoulues par diverses infortunes. Juliette KEATING - bien connue sur Mediapart, et louée à juste titre pour la publication régulière, sur son blog, d'articles de très haute qualité plébiscités pour la justesse de leurs réflexions et leur teneur stylistique impeccable - s'est obstinée à relever pareil défi. Et a donc inventé, "Awa". Du nom d'une femme d'origine peut-être africaine, cloîtrée dans un cloaque que figent encore un peu plus les assauts de chaleurs météorologiques difficiles à supporter pour le commun des mortels.
Awa, résignée à baigner, nue, dans la crasse et la transpiration d'une misère que nulle image probante, nul écrit édifiant ne sauraient vraiment représenter tout à fait ou faire surgir, de manière assez éloquente pour affoler de vraies alertes et de réels secours. Echouée dans un monde rétréci par ses allées et venues hébétées et raccourcies, puisque seules la fringale, la chaleur, la saleté sont les interlocutrices qui la tutoient et la malmènent, dans le silence de sa déréliction, Awa se cogne entre les murs rétrécis d'un taudis. Obligée de voler une bouteille de lait pour se nourrir, (et qu'elle préfère à la mendicité qui dérangerait trop ce qui lui reste de dignité pour soi), son existence se déroule la plupart du temps entre les draps d’un inconfort qui semble s'être résigné. C'est, justement, grâce à une économie de mots, que Juliette KEATING parvient à nous faire sentir les odeurs et les failles de cet univers en quasi putréfaction. Awa loge, sans autorisation ni bail bien sûr, dans un immeuble qui menace de s’effondrer et où habitent, également, quelques autres personnes presque aussi infortunées qu’elle.
Awa est donc son nom. Un nom d’emprunt. De prêt, plutôt, puisque c’est ainsi que l’a baptisée Thomas, qui l’a sauvée de la mort, la recueillant vers ses 4 ans, dans une cabine téléphonique où elle fut abandonnée. Tout comme le nom précis de cette femme est impossible, effacé, le nom de l'endroit de sa survie est aussi indéterminé. Ce pourrait être rue d’Aubagne à Marseille ou dans une ville périphérique de Paris, ou encore l'un de ces logis qu'affectionnent les "marchands de sommeil" qui subsistent encore dans la Capitale, entre la Goutte d’Or et La Chapelle. Qu'importe la véracité des noms, des lieux?
Femme sans identité réellement authentifiée, donc. Dans un monde qui ne lui prête pas une seule demi journée l’attention qu’elle mériterait pourtant. Un monde qui ne mérite donc pas d’être, à son tour, plus clairement authentifié...
LA DESCRIPTION D'UN QUOTIDIEN À LA FOIS PRÉCIS ET ABSTRAIT
Qu’on ne s’y trompe pas : jamais Juliette KEATING ne s’autorise à juger, par surplomb: l’auteur se préoccupe surtout de décrire le quotidien mité d’avenir et surtout de présent qui épingle cette femme au nom de baptême depuis longtemps oublié. Awa est peut-être toutes les femmes. Toutes celles, en tout cas, qu’on laisse vagir dans les ombres, les replis, les dénuements de toutes sortes. D’ailleurs, Awa vit nue pas seulement l’été : elle se défait de ses oripeaux qui ne sont pas même habits. Comme si elle tenait à vivre – mais ne le sait pas - comme persuadée d' être définitivement sans défense ni protection. D' être, sans plus en être vraiment instruite, même si on le lui a dit, LA femme. La première : Eve. Et l'on pardonne volontiers à l'auteur de tomber un tout petit peu dans les pièges du premier roman publié: en explicitant un peu trop, justement, ce choix du nom d'Eve/Awa. Car on comprend assez vite l'enjeu de ce choix. Détail vraiment véniel, puisque la somme du récit témoigne d'une maîtrise de style et de précautions qui ne sont jamais coquetteries pour éventuellement nous émouvoir avec larmes artificielles ou sirop de compassion facile. Ce qui n'est jamais le cas, ici. Car Juliette KEATING décrit, plus qu'elle n'analyse, le quotidien rugueux et quasi abstrait, d'une destinée. Lequel quotidien est aussi occupé, pour cette femme démunie, à tenter de secourir une autre habitante de l'immeuble où elles entassent leurs solitudes et qui s'apparente à un mouroir, et, de toute façon, voué à la destruction: une vieille femme malade qui ne tolère habituellement que les visites de son fils Raphaël, homme brutal et inquiétant qui tente d'amadouer et séduire Awa.
Comme si, seuls, des destins abîmés osaient réparer ceux des autres eux-mêmes fracassés. Les femmes, dans ce roman, sont des exemples (non des héroïnes) valeureux d'existences exténuées. La raréfaction des paroles, des dialogues, excepté à la fin du roman, contribue à mettre en relief cette certitude que les mots exprimés ne suffisent plus pour dire et désigner le bord de l'abîme. Dans un chapitre où Awa finit par rencontrer le fils qui visite sa vieille mère souffrante, s'échangent cependant ces mots: "Elle parle plus depuis trente ans.Tu crois qu'elle va te répondre ?" ... "Le jour de l'enterrement du père, j'étais encore petit. Une attaque au cerveau. Elle entrait dans l'église, l'église de leur mariage, de mon baptême aussi et boum, tombée tête la première sur la dalle, dans le coma pendant des jours. Elle a bien récupéré tout, à peu près, sauf la parole. Allez, viens m'aider". ... "Ouvre le rideau, je veux te voir. Avec cette chaleur, pas moyen de cicatriser. Il faut me nettoyer ça, hein? Viens m'aider: c'est à cause de toi, cette blessure après tout".
Comment ne pas interpréter, dans l'écho de ces mots "c'est à cause de toi, cette blessure après tout", l'allusion à peine masquée au péché originel toujours réactivé quand il s'agit d'Eve? Voilà Awa ainsi couverte de mots qui réactivent, rafraîchissent son existence, tout en la laissant dans la nudité à laquelle elle tient pour éprouver le monde comme il l’écorche ou, plus rarement, le caresse, ignore, en tout cas, qu’elle est cette femme-là. Il fallait l’attention maniaque et l’obsession précise de KEATING pour la vêtir de ce qui lui échappe. Non par des mots faciles qui la pareraient d'atours assez loqueteux ou assez dignes pour attirer l'attention.
Il est difficile de conter le fil linéaire du récit d'Awa, car il faudrait alors révéler les quelques péripéties cependant jamais spectaculaires mais volontairement opacifiées par un halo flou qui superpose diverses séquences. L'enjeu ne se situe d'ailleurs pas dans la narration d'une fable, mais bel et bien - et c'est justement son immense mérite - dans la pure écriture qui porte et densifie la lecture.
LA PUISSANCE DU LANGAGE ET DE L'ÉCRITURE
J'ignore pourquoi, alors que le récit ne révèle pas très tôt la qualité de la peau sombre d'Awa, j'ai immédiatement deviné qu'il s'agissait d'une femme Noire. Comme si le texte, dans l'agencement de ses phrases, de ses syntagmes, créait bien vite sinon une identité, du moins une apparence de peau, de race qui ne compte d'ailleurs pas tellement dans la densité du récit. Car Awa est bien sûr LA femme mais aussi est surtout, peut-être TOUTES les femmes. De peau, de race, d'origine universelles. Et que cet abandon, cette négligence ou ces fausses amours prodiguées sont ceux de la plupart d'entre elles. M'a intrigué aussi, quelques instants, ce choix du W pour le prénom choisi par Thomas, celui qui sauva Awa. W ou le souvenir d'enfance, de PEREC, est venu, subrepticement, s'interposer dans mes réflexions. Car qui nous dit que cette femme, sans famille ni origine précises, n'est pas, également, d'une certaine façon, consanguine de tous ceux qui, enfants de déportés, d'exilés malgré eux, sommés de vivre ensuite noyés dans le brouillard de l'amnésie de leur enfance? Le lecteur de cet article excusera, je l'espère, volontiers, cette éventuelle élucubration qui demeure purement hypothétique. Qu'il la prenne, plutôt, comme une tentative de souder, entre deux oeuvres, une perfusion comparative qui vaut ce qu'elle vaut.
Reste qu'on ressort, vraiment, abruti de questions qui n'exigent pas toutes des réponses mais sérieusement secoué, par ce roman rigoureux et âpre qui, jamais, ne donne envie de quitter le wagon de la vie, même en apprenant qu'à son bord, survivent de tels destins. Et que nous revint, une fois la dernière page du roman refermée, cette réflexion de l’auteur Louis GUILLOUX qui, à propos de son récit Le Pain des Rêves (mais la comparaison stylistique entre lui et Juliette KEATING s'arrête là) avoua qu’il fit en sorte de « Sauver ce qui peut être sauvé des vies dérisoires, en les ensevelissant dans ce qu’elles ignoraient de grand, en elles ».
Le talent littéraire de Juliette KEATING est indéniable. Puisque elle paraît avoir visé le même objectif. Et devrait lui valoir l'une des grandes places dans le choix des spécialistes littéraires de la plupart des médias et pour les mois à venir. Saluons aussi, au passage, Virginie SYMANIEC, fondatrice des éditions "LE VER A SOIE", qui eut le beau réflexe et l'élan de publier "Awa". Une publication plus que cohérente, dans la lignée des autres livres de cette collection qui, par mûriers interposés, semble savoir intelligemment cultiver à la fois bonnes feuilles et excellents fruits, bois solides et liqueurs noires...
Juliette KEATING, Awa, éd. Le Ver à soie, 2019.
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