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Billet de blog 9 juin 2015

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Paul Celan, Tenir-debout-pour-personne-et-pour rien

Il y a parfois dans un film une image qui est là comme un accident, de celles que l’on coupe au montage, d’ordinaire, et qui soudain ouvre sur des abimes. Deux visages d’hommes côte à côte, dans ce temps mort qui suit l’interview. L’un des deux est le fils du poète Paul Celan.

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Il y a parfois dans un film une image qui est là comme un accident, de celles que l’on coupe au montage, d’ordinaire, et qui soudain ouvre sur des abimes. Deux visages d’hommes côte à côte, dans ce temps mort qui suit l’interview. L’un des deux est le fils du poète Paul Celan.

L’autre est Bertrand Badiou, traducteur et enseignant à l’ENS, intime spécialiste de Celan. Les deux hommes se connaissent très bien : après la mort de sa mère Gisèle en 1991,  longtemps après le suicide de son père en 1970,  Eric Celan a donné, découvert, étudié lui-même toutes les archives, lettres, messages, poèmes. Il a en somme ré-étudié son enfance.  Il vient de relater, en termes mesurés, choisis, rodés, que c’était la galère, avec ce père-là. Que non, il ne lui rendait pas visite à l’hosto psy, que oui, il était d’une exigence folle côté école, que … En fait il dit peu, juste ce qu’il faut, mais son regard, lui, dit une transmission. Il est sombre, doux comme celui d’un faon, traversé de Schwermut, mélancolie peut-être  aussi venue de Czernowitz, Bucovine. Aujourd’hui en Ukraine.

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Czernowitz , "la ville où il y avait plus de libraires que de boulangers © DR

 A l’instant où l’interview s’interrompt sur un silence, la camera tourne encore,  Eric Celan songe, Bertrand Badiou lui jette un bref coup d’œil, son visage se crispe  un peu : message reçu bien sûr. Parfois, il vaut mieux s’éprendre d’un poète qu’être son fils.

Et ainsi, le documentaire sur Paul Celan qu’Arte diffuse demain est-il aussi, en creux, un documentaire sur une filiation qu’on pressent un peu écrasante. Voilà qui donne du relief à un film qui en manque souvent, sauf à considérer que les plans sur des néons de sex shop ( Celan découvre Montmartre, dit la voix off) ou la petite foule déambulant entre les döner de la rue Saint Séverin vous fait ressentir l’angoisse qui pouvait saisir Celan sur un paisible marché de Noël allemand… Mais si comme le dit Bertrand Badiou la remarquable correspondance entre la poétesse et écrivain autrichienne Ingeborg Bachmann et Paul Celan est « la trace d’une impossibilité », le film, lui, cherche l’impossible trace.

 Czernowitz, Bucovine, aujourd’hui en Ukraine, est désormais une autre ville. Cette « capitale clandestine », cette ville « où l’on trouvait plus de libraires que de boulangers » , majoritairement peuplée de juifs avant la seconde guerre mondiale existe davantage dans les livres d’Aaron Appelfeld, natif lui aussi du lieu, que dans la réalité. Une vie intellectuelle intense, anéantie par la Shoah en dépit d’un maire extraordinaire qui parvint à sauver 16 000 personnes. Toute l’histoire de Paul Celan est contenue là, disparition d’un monde, culpabilité intense. Il n’est pas parvenu à convaincre ses parents de le rejoindre dans sa cachette : son père est mort du typhus en transfert, sa mère d’une balle dans la nuque dans un camp. Cette mère éprise de la littérature allemande qui avait fait de lui, à jamais, un captif amoureux de cette langue qui était aussi celle de la mort. Celan va scander,  briser,  babeliser l’allemand, mais n’y renoncera pas, alors même qu’il en parle beaucoup, des langues, et qu’il est remarquable traducteur.

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Paul Celan et Ingeborg Bachmann, au moment où elle le présente au groupe 47 © DR

Est-ce justement cela que perçurent confusément les écrivains allemand du groupe 47, cette rage incluse dans le langage même ? C’est l’un des passages importants du film, qui recadre les rapports du poète avec ces jeunes écrivains, issus de la première génération post-nazisme ( au nombre desquels Gunter Grass, Henrich Boll, Martin Walser, ou même, sur le tard, Peter Handke) auprès desquels Ingeborg Bachmann l’avait introduit. On voit souvent le nom de Celan figurer désormais parmi les membres du groupe 47. Ce fut un fiasco, au contraire : la lecture d’un de ces poèmes  les plus connus et les plus bouleversants, cette Fugue de mort ( Todesfuge) inspirée par sa mère, fut brocardée. A l’évidence, ce qui nous émeut aujourd’hui, cet homme sombre et raide sur sa chaise de skaï ( rares archives de lectures par Celan dans le film) fut brocardé par ces jeunes écrivains qui se réclamaient de l’ « humanisme socialiste ». «Il lit comme Goebbels », ou encore « il psalmodie comme à la synagogue ». Comme quoi les jugements littéraires étaient pour le moins imprégnés de l’histoire toute récente. Celan, lui voyait partout en Allemagne, cette terre d’angoisse, d’anciens nazis. La paranoiä ne l’épargna pas, mais se trompait-il tant que cela ? « Les assassins sont encore parmi nous », écrivait en écho Ingeborg Bachmann, fille de nazi autrichien. Et il fallut attendre les années 2000 pour que Gunter Grass dise enfin qu’il avait intégré la waffen SS à dix-sept ans, ou apprendre que Martin Walser avait adhéré au parti nazi ( à dix-sept ans aussi).

En dépit des riches apports de Bertrand Badiou,  cet Ecrire pour rester humain, qui retrace une existence  hantée où les moments de gaîté se limitent à des chants révolutionnaires entonnés aux côtés de son fils en 68 ou un séjour breton ébloui, est un peu frustrant, et tant mieux : il n’en renvoie que davantage à la lecture.

Paul Celan, écrire pour rester humain,  de Ullrich H Kasten,le 10 juin à 22h25 ( avec rattrapage possible pendant une semaine) Arte.

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© DR

La longue histoire de Paul Celan avec Ingeborg Bachmann, à la fois amoureuse, littéraire, amicale, est évoquée à plusieurs reprises. Pour en lire plus, se reporter à la remarquable édition de leur correspondance publiée il y a trois ans : Le temps du cœur, traduction de Bertrand Badiou, 425 pages, éditions du Seuil, 30€.