1- Clinique médicale du travail , règles professionnelles et éthique
« La santé (…) c’est d’avoir les moyens d’un cheminement personnel et original vers un état de bien-être physique, mental et social » (Christophe Dejours ). Construire sa santé au travail est donc avant tout une affaire de marges de manœuvre. Travailler c’est, à chaque instant, s’affronter à la réalité. Cela ne peut se concevoir seul. Le travail n’est pas solitaire mais solidaire. On y construit son « existence au monde » par et pour les autres. Autour d’un système de valeurs construit collectivement sur le travail, la manière de le faire, son résultat. La maîtrise du travailleur sur son travail est un facteur personnel d’accomplissement puisqu’il confère la reconnaissance des autres professionnels.
Pour la psychodynamique du travail la reconnaissance est un jugement qualitatif proféré sur le travail. Elle procède de deux jugements. D’une part un Jugement d’utilité (économique, technique, social) proféré par la hiérarchie ; il donne le statut de travail, il permet les coordinations professionnelles. Et d’autre part un Jugement de beauté, sur la belle ouvrage (conformité du travail accompli avec les règles du métier, style original), proféré par des pairs ; il a un impact majeur sur l’identité. Cette Reconnaissance permet alors la communauté d’appartenance, le collectif de travail, les coopérations entre pairs. La reconnaissance est dans le registre du Faire, elle ne porte pas sur la personne. Dans un deuxième temps elle est rapatriée dans le registre de l’être. Travailler ce n’est donc pas seulement produire, mais se transformer soi-même. La Reconnaissance de la Contribution permet de transformer la souffrance au travail en plaisir de l’accroissement de l’identité, armature de la santé mentale.
Pour permettre au sujet d’échapper au mécanisme qui le broie, il faut lui permettre de comprendre le processus délétère qui annihile sa capacité d’agir. Ce travail clinique individuel passe par la parole et repose sur la confiance dans la « capacité élaborative » des travailleurs à penser leur travail, à participer aux transformations des organisations du travail et à recomposer l’agir ensemble.
2- L’émergence de la clinique médicale du travail
Permettre au salarié de retrouver son pouvoir d’agir
Guidé par la clinique médicale du travail, le médecin a pour objectif de soutenir la réflexion du salarié et de l’aider à élaborer une parole propre sur les enjeux de son travail. L’objectif de ce travail clinique est la reconquête par le salarié de son pouvoir d’agir afin de lui permettre de recouvrer sa capacité à construire sa santé au travail. Par cette pratique clinique, le médecin appréhendera mieux le « travail singulier » du sujet, les effets irréductiblement personnels du « travailler ensemble ». Le médecin du travail y adosse ses préconisations médicales dans l’intérêt exclusif de la santé du salarié, et en nourrit son action de prévention primaire collective ou de sauvegarde. L’analyse clinique ne sépare pas les conditions de travail des salariés, de l’évolution des rapports sociaux du travail et des organisations du travail, ni des conflits qui les accompagnent, y compris au sein même de la santé au travail.
La question de la compréhension
Pour comprendre les difficultés du salarié, l’effort du médecin du travail doit être entièrement tourné vers une « disponibilité à comprendre avec » qui naitra de ce qui émergera du récit du sujet. Dans la consultation, le salarié raconte le travail prescrit, le travail réel, son engagement, ses émotions. Mais ce qui le malmène peut échapper à sa compréhension parce que la quotidienneté de son travail le contraint « à faire avec », et donc à faire répression aux affects trop douloureux, « pour tenir malgré tout ». Le salarié peut rejoindre « le cadre de compréhension » proposé par cette consultation, s’il y reconnait une opportunité pour agir pour sa santé, dans un espace qui ne serait pas porteur de jugement sur ses actions professionnelles.
La question de l’élaboration
La clinique médicale du travail prend en compte l’engagement subjectif dans le travail et la relation que le travailleur entretient avec son environnement, les autres et le monde. Il existe une distance parfois très importante entre ce que fait le sujet et ce qu’il est en mesure d’en dire. L’activité est en avance sur la raison et peut rester obscure aux yeux de celui qui la réalise. Mais cette énigme de l’activité est accessible à la prise de conscience et le lieu de la consultation peut ouvrir un espace d’élaboration entre une activité incarnée, vécue et la nécessité de la mettre en mots, dans un langage commun et d’en rendre compte. Quand le travailleur doit faire face à des interrogations ou à des critiques, quand il s’interroge sur ce qu’il a fait, quand il constate l’écart entre son activité et ce qu’il voulait faire, ou entre son activité et les attentes d’autrui, son identité peut vaciller. Le médecin du travail, dans le lieu et le temps de la consultation, peut proposer une possibilité d’élaboration nécessaire pour lui permettre de sortir des impasses de l’activité.
3- Cette clinique n’est accessible que par la parole
Faciliter le récit
La mise en récit du travail permet d’appréhender l’engagement subjectif du sujet, son « travailler » et ainsi, de mieux comprendre ce qu’est le travail du salarié, ses enjeux, le rapport de celui-ci à ce travail, ce dont il le charge, ce qu’il en attend, et ce pourquoi il en est rendu malade. L’objectif du médecin est de soutenir la réflexion du patient et de l’aider à élaborer une parole propre sur les enjeux de son travail en lui permettant de comprendre le processus délétère qui annihile sa capacité d’agir. Il fait raconter dans le détail une situation de travail dans laquelle le salarié a été mis en difficulté, les premiers incidents qui l’ont malmené. Le médecin facilite le récit en manifestant ses difficultés à comprendre l’activité du salarié, pour ne pas coller au discours et éviter les chausse-trappes dans le récit qui s’accroche au « relationnel » et « comportemental » de collègues ou de la hiérarchie. Les sujets expriment toujours en premier les relations professionnelles qui font écho ou qui se présentent comme la cause première de leur souffrance.
Ces récits de l’activité de travail peuvent permettre d’approcher ce qui fait potentiellement souffrir les salariés, c’est-à-dire des vécus de surcharge, d’injustice, d’humiliation, de non reconnaissance de leur contribution, de marginalisation, d’isolement. Ils peuvent exprimer aussi l’impossibilité à coopérer, à anticiper, le sentiment de devoir tricher avec les règles pour simplement pouvoir travailler. Le sentiment de ne pas avoir les moyens de faire ce qu’il faudrait, et ne pas se reconnaître dans ce qu’on est contraint de faire, est très fréquent à l’atelier ou au bureau. Le fait de parler de son travail permet au salarié un niveau d’élaboration plus complexe, et de prendre conscience des enjeux de son activité et de ses dimensions conflictuelles. Quand le salarié peut mettre en récit son activité et rendre compte de ses impasses, il ramène dans l’espace de la consultation des contradictions et des dilemmes qu’il affrontait seul, comme s’il s’agissait de questions personnelles sans lien avec le travail et les collègues.
Dans certaines situations professionnelles, il peut être nécessaire au médecin du travail de vérifier la compréhension des évènements qu’il s’est forgé, afin de ne pas se fourvoyer. C’est dans ces circonstances que peut apparaitre l’intérêt de la reformulation de ce que croit comprendre le médecin du travail en écho au récit du sujet. Cette reformulation doit être prudente au regard du risque de déstabilisation des processus défensifs professionnels, respectueuse du sujet, et ouverte à plusieurs explications possibles. Quand un sujet « rebondit » sur la reformulation et débloque le récit en y apportant de nouveaux éléments du côté de l’activité de travail, l’élaboration peut à nouveau se déployer, et un saut qualitatif dans la compréhension du lien santé-travail avoir lieu.
Le récit impossible
Quelquefois le médecin du travail ne comprend pas du tout. Si la situation actuelle d’un salarié est très douloureuse, en cas de difficulté importante pour l’appréhender, il faut lui proposer de raconter des situations antérieures. Cela permet de saisir, pour les situations passées, les dynamiques de l’activité de travail, le travail collectif, le déploiement ou non d’un engagement subjectif dans le travail, de son « travailler ». Par son récit le sujet effondré aujourd’hui reprend pied dans une activité de travail où son pouvoir d’agir s’est construit dans la confrontation à la résistance du réel. Cette investigation compréhensive de la trajectoire professionnelle passée peut éclairer alors la situation actuelle.
Dans des situations cliniques très difficiles, il est parfois impossible au médecin du travail de comprendre la dynamique du « travailler » et d’instruire le lien santé-travail. Quelles en sont les causes ? Les conditions d’un travail clinique en confiance peuvent ne pas être réalisées. Une « idéologie défensive professionnelle » interdit toute représentation de l’activité de travail. Une pathologie mentale originaire ou réactionnelle fait empêchement à la mise en récit des difficultés majeures du « travailler ». Le récit sur le travail du sujet peut ainsi être lisse, trop normalement lisse ! Le médecin du travail « ne voit pas le sujet travailler », ne se le représente pas. Il n’est alors pas en mesure de déployer une pratique en clinique médicale du travail.
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Une monographie de clinique médicale du travail pour donner à comprendre, Monsieur C. ou la souffrance éthique du manager
Monsieur C., est en arrêt de travail prescrit par son généraliste depuis 2012 pour un syndrome anxiodépressif important dans un contexte professionnel affectant également certains collègues « dont deux se sont suicidés dans la même semaine ». Cet arrêt a été déclaré comme accident du travail par M. C. avec un certificat médical de son médecin traitant.
M. C. a commencé à travailler à l’âge de 18 ans en 1981. Il fait pendant 2 ans et demi un CAP de métallier - serrurier en travaillant dans l’atelier de ferronnerie d’art de son père. Puis il fait son service militaire. Il enchaine par la suite des petits boulots avec un travail de déménageur pendant 8 mois. Il y adjoint par la suite une activité de démarchage commercial dans un groupe d’assurances qu’il intègre formellement en 1985. En janvier 1988 il devient attaché d’inspection, activité de commercial en assurances rémunérée par un revenu de SMIC amortissable sans frais. Tout à la commission. Malgré le cadre contractuel difficile, M. C. juge cette période positivement : « C’était riche, cela faisait partie d’un parcours ; j’en garde un bon souvenir, cela m’a sorti de ma timidité ! ». Début 1988 M. C. se met à son compte comme agent d’assurance et crée un portefeuille. Il tient cette activité professionnelle jusqu’à juillet 1998. « On a bossé très dur ; j’avais un sens du service client ». Il a alors un minimum de marges de manœuvre et gère un budget pour les petits sinistres. Il déploie la vente, l’expertise et le paiement des sinistres. Il travaille en couple, beaucoup, trop. « J’ai pas fait beaucoup de fêtes avec mes enfants ! ». Et après 10 ans il décide d’arrêter cette activité trop envahissante qui fragilise sa famille.
M. C. devient commercial en juillet 1998. Il travaille 1 an et demi dans les placements financiers. Et en septembre 2000, M. C. intègre l’entreprise P., où il devient responsable d’une agence de quatre personnes dans une fonction de responsable de marché des particuliers. Sur ce département ils sont pour quatre agences, quatre responsables de marché aux particuliers, deux autres agences ayant les marchés professionnel et agricole. Il fait de la coordination managériale à 30% de son temps et est responsable de marchés à 70%. Au bout de deux ans, il est le premier à devenir responsable de trois agences, puis de cinq. Il fait alors exclusivement du management. « Je travaillais de 6 à 21 heure ; j’y allais le samedi et le dimanche. … Pour moi, je ne travaillais jamais assez ; j’étais dans le trip de réussir ! ». Mais il n’est pas carrieriste : « on est toujours venu me chercher ! ». M. C. se considère comme « besogneux », mais un travail qui n’est pas de l’œuvre. Il abat beaucoup de travail, trop peut-être, pas comme son père qui prenait le temps qu’il faut pour « la belle ouvrage ». M. C. y développe un activisme professionnel non régulé, dont le poids a pesé sur sa famille. Mais M. C. trouve plaisir dans ce travail : « le plaisir c’est le client, la satisfaction du sinistre que l’on peut payer ! ». Et il est fier du management qu’il y développe, fier du transfert des connaissances à son équipe, mais encore plus « d’y voir grandir les gens » dans leur travail. « Ce qui m’intéresse c’est l’humain ; le travail c’est notre colonne vertébrale ». Il est fier de n’avoir jamais connu alors de grave conflit avec ses collaborateurs, de démission, d’arrêt maladie en rapport avec le travail. « On n’est que de l’humain ! J’avais les meilleurs résultats. J’étais franc, et je disais ce qu’il fallait dire sur le travail ».
M. C. alors est confronté à une nouvelle organisation due à son nouveau supérieur hiérarchique de rang « N+3 » arrivé il y a quatre ans. Il a alors perdu un grand patron qui « transpirait son entreprise ». Ce dernier disait « qu’il fallait aimer les clients qui nous font vivre ! ». A contrario, il découvre progressivement, dans ce nouveau management, une rupture majeure avec les valeurs de cette entreprise qu’il connaissait. Dès la première réunion il entend ce nouveau «N+3» dire : « j’en veux pour mon pognon ! ». Que les salariés de l’entreprise y étaient toujours trop payés. Et il est confronté à des pratiques managériales qui sont déclinées jusqu’à lui d’une telle façon qu’il les perçoit comme « désincarnées, instrumentalisantes, manipulatrices ! ». « J’ai senti alors une mécanique qui détruit ; mon «N+3» ne disait jamais bonjour ! ». Il fallait trouver des « cas RH » dont l’entreprise devrait se débarrasser. « Je n’en avais pas ! ». Il perçoit le changement dans l’esprit de l’entreprise. Une gestion par « de faux indicateurs virtuels » est instaurée. Et « on met du virtuel dans le suivi. La plupart de mes collègues étaient fatalistes. Ils ont trouvé des « cas RH », de harcèlement ! ». « On était deux (parmi les responsables de marché) à ne pas avoir de « cas RH », avec Christophe », qui s’est suicidé deux jours après l’arrêt maladie de M. C.. « On échangeait nos savoir-faire et nos doutes ». Ce collègue à la formation brillante, avec lequel il avait une coopération professionnelle de « pair », venait du milieu agricole et était monté rapidement par le rang. Fidèle à la tradition familiale, ce collègue portait depuis toujours les valeurs de cette entreprise et était très affecté par le nombre de dysfonctionnements croissants exponentiellement qui touchaient les exploitants agricoles dont il était personnellement chargé. Il n’acceptait pas tout à n’importe quel prix ; il avait comme M. C. de bons résultats.
Six mois avant son arrêt maladie, M. C. est contraint d’intervenir pour protéger ses salariés, face à un client qui mettait directement en cause son entreprise, avec des panneaux accrochés sur sa voiture garée devant son agence. Il sait que ce client a raison de se plaindre. Mais il ne peut rien faire. Il intervient « contraint et forcé, pas à l’aise, un peu honteux ! ». « Ce n’est pas une expérience dont on sort grandi » analyse-t-il aujourd’hui, où il se rend compte qu’il doit faire ce qu’il réprouve depuis un an. Une autre fois il se fait traiter de voleur par un client victime d’une accumulation de dysfonctionnements qui font honte à M. C.. Et il doit encaisser la remarque : « des ouvriers comme vous, faudrait les mettre dehors ! ». Il en est très affecté, « ce n’était pas prévu dans mon contrat ! ». Il trouve cela injuste. M. C. est alors confronté au management de son supérieur «N+1» où il ne retrouve pas l’humain. « Quand on va prendre une douche froide comme manager, on doit la rendre tiède ! Nos managers au contraire nous la rendent glacée ! ». Il est confronté à un monde virtuel où le travail réel n’est pas pris en compte. S’y substituent des jugements sur l’individu, pas sur ce qu’il fait. Il apprend qu’il va y avoir une réorganisation des « secteurs » et que sa direction voulait le changer de secteur pour en redynamiser un autre. Cela l’intéresse à la fois pour aider son «N+1» et pour rebondir puisqu’il était le seul à ne pas bouger parmi les responsables d’agence. Mais son manager lui assène « t’as le goût du challenge ou c’est vénal ! ». M. C. vit cette remarque comme méprisante et déniant sa compétence et ses contributions antérieures. « J’avais tout le temps le maximum de la part variable et mon «N+1» ne l’acceptait pas ! Je me suis dit alors, je ne changerai jamais de secteur, j’étais vachement vexé ! ». Son «N+3» n’entend rien et campe sur la réforme dont il est le concepteur, réforme qui a spécialisé un département dans la gestion d’un seul type de prestation alors qu’auparavant tout y était traité.
Cela bouscule de façon majeure les compétences, la réactivité avec les chefs d’agence, le rôle des managers, la possibilité de traiter rapidement les problèmes. Et la situation se dégrade. Auparavant les sinistres « vol » étaient bien indemnisés, aujourd’hui cela ne marcherait pas. « Auparavant sur 10.000 clients j’avais 1 à 2 réclamations par an, aujourd’hui j’en ai 2 à 3 par semaine ! ». Il perçoit que son groupe ne fait plus de développement. Et son quotidien du travail de responsable de marché de particuliers devient « l’horreur ». Quand son «N+2» provoque une réunion, il espère creuser et comprendre, mais il n’y entend que la mise en cause de petites tricheries qu’il sait marginales. Il a l’impression que ses managers sont de moins en moins dans le coup et qu’il se retrouve seul dans le monde réel avec son équipe. Début 2012 dans une réunion de managers, son collègue Christophe a voulu aller sur le fond. « Il s’est fait envoyer ! On devait subir la honte ! C’était « dites-moi ce que je veux entendre » ! … Il était interdit de s’interroger sur le fonctionnement global de l’entreprise. On sentait qu’il n’y avait pas de pilote dans l’avion. La réforme était un trop gros dossier et il n’y avait pas eu de formation pour cette nouvelle organisation ». Il perçoit que sa direction ne pouvait rien faire. M. C. a honte de son entreprise depuis 1 an et demi. « On tombe dans le n’importe quoi. On a vendu des produits financiers à fenêtre ! » Il est confronté au non remboursement d’un sinistre au prétexte que le hangar qui a brulé ne serait pas assuré. Mais c’est lié initialement à un oubli de notre entreprise il y a des années lors de la visite de risque. « Je pense à mes parents, s’ils étaient concernés je n’accepterais pas cela ! ». C’est le premier dossier qui a marqué le début d’une fracture éthique et l’émergence d’une souffrance morale grandissante.
M. C. a tenu au travail, cette dernière année, en clivant son activité en deux secteurs, celui auprès de ses collaborateurs, le travail dont il est fier, qu’il a tenté de préserver en y déployant toute son intelligence avec un temps de disponibilité pour cela de plus en plus contraint, et celui du monde virtuel d’un management général de son entreprise de plus en plus vide de sens et d’espoir, où il se tenait à distance protectrice. Dans ce contexte de réorganisation du groupe profondément délétèrere, M. C. constate qu’il travaille moins bien sur la fin. « Je ne pouvais plus manager, je subissais la honte de l’entreprise » qui accumulait les dysfonctionnements de l’après-vente. « A la fin, je n’étais pas disponible pour mon équipe. J’ai pu être injuste. Cela m’a inquiété ». M. C. perçoit que son travail de manager est de plus en plus impossible à réaliser. Les ressorts de valeurs humaines et de prise en compte du travail des hommes de ses agences qui guident son management, risquent de s’effondrer dans ce contexte. Il doit de plus en plus faire ce qu’il réprouve. Il perd progressivement sa capacité d’agir sur le réel. Et M. C. commence à douter de lui-même, de ses capacités. « J’avais plein de trous de mémoire ; quelle est ma valeur ajoutée ? ». Il a l’impression sur la fin que les choses n’ont plus de sens. Alors qu’il devrait passer tout son temps à manager, il n’y consacre que 10 à 20% du fait de l’importance des réclamations qu’il a à gérer pendant 80% de son temps en tentant, souvent sans succès, de les rattraper. La dernière année de travail a vu surgir progressivement des « troubles cognitifs en secteur », des troubles de la mémoire, de la concentration, en écho de sa souffrance éthique professionnelle selon une procédure psychique défensive et inconsciente. Cela a pour effet d’anesthésier sa capacité à penser les causes de l’insupportable professionnel qui devient de ce fait impensable ! Au risque de le faire douter de ses capacités professionnelles ! Le doute de soi fait écran à l’effondrement du sens du travail, à l’analyse de ses causes et à son incapacité à agir sur celles-ci. Retravailler en début de semaine génère les derniers mois, un mal-être grandissant pour lui qui a toujours connu le plaisir du travail. Les maux de tête sont de plus en plus fréquents. Des « pleurs sans raison » apparaissent devant un film ou l’évocation d’évènements anciens douloureux. Il est fragilisé. Une perte de l’élan vital s’instaure progressivement.
En mars 2012 une réunion de travail des managers conduite par son «N+1» s’est mal passée. Juste avant celle-ci, de façon qu’il jugé arbitraire car sans explication, trois managers sur six se voient refuser une journée de congé. Et lors de cette réunion ils entendent ce jugement par leur «N+1» : « J’étais en réunion avec les chefs, et la Direction Générale s’interroge sur vos journées et vos résultats. Je vais donc vous accompagner. Je ne veux pas qu’on parle de l’action commerciale en cours ». Pour M. C. cela lui « fait un choc. Je trouvais cela injuste. Je suis dans l’entreprise depuis 12 ans, je suis le premier de la région. Je n’avais plus envie de me dire que c’était de la manip comme je me le disais avant pour me rassurer ». Et M. C. argumente lors de cette réunion et dit qu’il en parlera au directeur général « parce qu’on a un service client défectueux et qu’on devrait avoir les mêmes exigences avec tous les services ! ». Jamais M. C. n’avait réagi comme cela. Il a l’impression qu’il ne peut plus « fonctionner » maintenant dans ce monde.
Son collègue Christophe qui s’était exprimé en décembre, n’a rien dit cette fois-ci. Il se suicide deux jours après. M. C. retourne dans son bureau à la fin de la réunion et rentre chez lui. Et le soir il dit à sa femme : « je ne retournerai pas dans cette entreprise ». Il ne s’était jamais arrêté depuis 31 ans. « Mon arrêt était un non-sens sauf si je pense à ma santé ».
Aujourd’hui repenser à ce qu’a dit son «N+3» via son «N+1» dans la réunion du 26 mars 2012 lui est toujours insupportable, à lui qui a tenté de compenser avec d’immenses difficultés les insuffisances et échecs de son entreprise. Et il prend conscience de son sur-engagement professionnel qui était aveuglé par un activisme non régulé : « j’acceptais des choses contre ce que je suis vraiment, alors qu’il y avait de gros problèmes de fond ». Et M. C. perd définitivement l’espoir de voir s’améliorer la situation : « J’avais le sentiment que je ne changerai pas le système. Même après la mort de Christophe cela ne changerait pas les choses ! ». La mise en cause de la réalité de son engagement professionnel lors de la réunion managériale de mars 2012 a provoqué l’effraction de ce secteur virtuel sans valeur humaine, dans la zone de son travail réel avec ses collaborateurs. Mais il y était déjà de plus en plus fragilisé par des activités de « minage » liées à l’irresponsabilité de son entreprise. Devoir faire, cette dernière année ce qu’il réprouvait, en lieu et place d’un travail dont il était fier, a progressivement fragilisé M. C.. Cela a causé l’effondrement de sa capacité professionnelle, « sidérée » par le jugement à l’emporte-pièce de sa hiérarchie lui assénant, lors de la réunion de mars 2012, qu’il ne travaillerait pas !
Les conséquences délétères de ce stress post-traumatique vont faire le lit de l’effondrement anxio-dépressif à l’origine de son arrêt de travail. Une part de son travail était de compenser les conséquences d’un management virtuel, ce qui générait un sentiment honteux. Il a dû justifier l’injustifiable à ses yeux. Il le faisait par devoir et loyauté envers son entreprise. Mais entendre qu’il ne travaillerait pas était injuste et insupportable. Même ce qu’il devait faire par devoir n’était pas reconnu ! Quant au travail réel de manager de proximité, il n’avait plus de sens et sa contribution définitivement déniée par son entreprise ! Cela remettait en cause les valeurs humaines qui le structurent dans son métier de manager, c’était effondrer le socle de son identité professionnelle. Et l’empêchement d’avoir le temps de penser, effet collatéral de son activisme, n’était plus opérant devant ce qu’il percevait comme la mise en cause de ses valeurs morales, soubassement indissociable de son engagement dans le travail. Ce « travailler » était alors brutalement sidéré par ce « traumatisme psychique » généré par la réunion de mars 2012. Alors pour M. C., « retravailler dans l’entreprise, ce serait se déshonorer ». « Ces missions (où il fallait expliquer l’injustifiable), c’était pas du boulot ! Le travail c’est nos valeurs vis-à-vis des clients ! … Je crois qu’être commercial c’est de vendre beaucoup et bien. On vendait de façon honteuse ! Mes commerciaux dans les grandes surfaces où ils faisaient leurs courses se faisaient prendre à partie par nos clients. Je me suis engueulé avec un copain parce que l’argent de son père ne pouvait pas lui être restitué après 13 mois ! … Je suis incapable physiquement d’aller dans l’entreprise ; je la raye dans ma tête ». M. C. est fier d’avoir fait un choix d’homme, mais s’interroge sur le fait d’avoir mis sa carrière en l’air en travaillant de cette façon.
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4- Les défenses psychiques face à la peur ou la honte
Les stratégies défensives psychiques visent à protéger les sujets. Mais en les empêchant de penser les causes de leurs difficultés, ces défenses les empêchent d’agir pour transformer leur travail. Permettre aux salariés, par l’attention portée aux difficultés de leur travail, de retrouver la capacité de les repérer est alors essentiel.
La peur empêche
Souvent à l’origine d’une souffrance professionnelle délétère apparaît la peur de fauter et de perdre son emploi. Peur de ne plus arriver à faire ce qui est demandé, de couler dans son travail, de ne plus pouvoir tenir, de ne pas respecter les prescriptions parce que c’est impossible, peur de perdre son emploi. Douleur morale avec un vécu d’injustice, où quelque chose s’est cassé, que le sujet n’arrive pas à nommer, ou pour lequel il ne fait pas lien avec ce qui lui arrive. Permettre au sujet de tenir le seul point de vue du travail dans son récit ; éviter dans la narration, les jugements sur les personnes. Faciliter des descriptions précises de ce qui fait difficulté ou controverse dans l’activité de travail. Mettre en lumière ce qui apparait comme des désaccords non débattus. Repérer pour en discuter des conduites professionnelles paradoxales. Tout cela peut permettre au sujet de contourner ses défenses psychiques qui l’empêchent de penser les causes professionnelles de sa peur.
La honte sidère la capacité d’agir
La honte peut aussi émerger. Honte de faire ce qu’on réprouve et qu’on a du mal à nommer, de faire des choses contraires à la conception qu’on a de la qualité, du « beau travail », d’un travail dont on était antérieurement fier. Honte aussi d’avoir laissé faire des pratiques de management qui apparaissent comme injustes, honte d’avoir dû mentir aux clients, vendu ou délivré ou présenté des objets dont on sait que ce qu’on en dit est faux. Devoir mal travailler, devoir faire ce que l’on réprouve génère la perte de sens du travail, la souffrance éthique, la « dé-sol-ation », qui génère la honte et la haine de soi. Cet engourdissement de la conscience morale est à l’origine d’un déni de ce qui fait souffrir le sujet, qui devient acteur actif ou passif d’actes qu’il réprouve. Cela ouvre aux pathologies de la solitude et peut libérer la pulsion de mort.
Dans le récit, la honte ne s’énonce pas. Elle émerge en creux dans ce qui ne peut se dire. Il y a de véritables trous dans le récit du travail ; l’explicitation des conduites est alors incohérente. Le médecin du travail ne doit pas casser les défenses psychiques du sujet et se garder des jugements moraux. Par contre il doit permettre au sujet de reconstruire des règles professionnelles au rythme de sa compréhension de ces mécanismes délétères du travail, morceau par morceau. Et à son rythme qui ne sera pas le temps de la consultation, le sujet pourra retrouver son pouvoir d’agir.
5- Porter attention au corps engagé dans le travail
Notre attention se porte sur les signes évocateurs d’un affect, témoins de quelque chose d’impensé. Lors de la consultation quelque chose de singulier dans le récit fait parfois resurgir une émotion soustraite à la délibération et à la volonté du sujet. C’est l’attention portée au détail, à la parole, qui permet de reconnaître l’émotion du salarié comme un acte de connaissance sur son engagement dans le travail. En accusant réception de ces manifestations, le médecin reconnaît l’importance des affects, l’importance d’une émotion non résolue qui n’est pas allée à son terme et qui continue d’exister à l’état latent. Et le salarié fait l’expérience de la résistance de son propre corps à son pouvoir d’agir.
Il y a une connaissance corporelle de l’activité de travail, de la matière de travailler ; il y a une intelligence du corps. Le sujet perçoit l’environnement non pas comme des objets étrangers extérieurs, mais comme une partie ou plutôt comme un prolongement de lui-même. Il n’y a pas de « travailler » sans engagement du corps. Le corps engagé dans le travail souffre. Le symptôme s’éprouve par le sujet comme une limitation de sa liberté, comme une résistance à son pouvoir d’agir, à sa capacité d’être affecté. L’émotion ressentie, reconnue comme tension entre ses mobiles et l’organisation du travail, offre au salarié la possibilité d’ajuster ses choix à la réalité de son travail. Cela ouvre d’autres issues que la pathologie, aux conflits qui le traversent. Le salarié acquiert des capacités nouvelles pour expliciter sa position face à autrui et la défendre.
Dans les situations de sur engagement par exemple, le salarié perd la capacité de prendre soin de lui, d’être attentif à ce « corps sensible » qui l’alertait devant des possibles mécanismes délétèreres. Les pathologies de surcharge, « l’activité empêchée », lèsent et altèrent ce « corps engagé dans le travail ». Cela peut être une dépression masquée qui n’émerge que par des symptômes somatiques, un processus pathologique rhumatologique ou cardiovasculaire par exemple
6- Nommer médicalement l’étiologie pour permettre la guérison
Si la souffrance est un vécu individuel, c’est la compréhension de ses déterminants collectifs qui permet au sujet de sortir du vécu délétèrere. Ainsi, une pratique médicale peut contribuer à le rendre acteur de la transformation du travail, en remettant le travail réel au centre de la discussion sur les évolutions des organisations du travail.
La prise en charge médicale s’appuyant sur « la clinique médicale du travail » est importante pour la prévention et le soin. Après une anamnèse professionnelle étayée et une approche clinique inter-compréhensive, le médecin a pour objectif d’aider le salarié à élaborer une parole propre sur les enjeux de son travail.
Suite à cela, en nommant l’étiologie professionnelle, le praticien peut contribuer à la restauration de la santé du patient en lui permettant de sortir d’un mécanisme culpabilisant.
Le passage par un écrit médical attestant du lien santé-travail pour une pathologie peut alors être nécessaire. Il ne s’agit pas ici d’un écrit de constat médical comme l’est un certificat de coup et blessures, mais d’un écrit étiologique de diagnostic où, quand cela est possible, la causalité professionnelle est indiquée car elle conditionne la prévention et les soins à venir.
NB: Des éléments sur la clinique médicale du travail sont empruntés à :
Huez Dominique, Riquet Odile, (2008), Savoir-faire clinique et action en médecine du travail. Archives des Maladies Professionnelles, 30ème journée de Santé et Médecine du travail de TOURS, juin 2008, pp 373-379,
et des mêmes auteurs in Cahier SMT n° 27, 2013 : Une démarche clinique au cœur des questions du travail, pp 18-24, actes du colloque avec E-Pairs du 14 juin 2013,
et aussi à Dominique Huez, Contrainte au travail, Revue Sud/Nord, L’intime désaccord. Entre contrainte et consentement, Eres 2017, numéro 27, pp 239-254. Ils s’adossent aux apports de la Psychodynamique du travail élaborée par Christophe Dejours.