Non, les migrants mineurs isolés ne sont pas tous des voleurs ou des violeurs. Je dis cela par expérience, j'en ai fréquenté quelques uns.
Et ce ne sont pas des migrants mineurs isolés que nous accueillons, c'est Demba, Eisan, Mory, Seikou, des enfants, des jeunes avec des bonnes joues de bébé encore, des adolescents qui pourraient être nos enfants, qui, mondialisation oblige, regardent sur leur portable des vidéos de la vie facile des Européens, ont envie de liberté, ont soif d'apprendre, de pouvoir aller à l'école, rêvent d'Occident.
Et ils en ont déjà bien bavé pour arriver jusqu'ici. Quand ils racontent, après quelque temps, une fois qu'ils se sentent en confiance, quand ils racontent leur voyage, leurs galères, la traversée du désert (au sens propre!), les Touaregs, les supplications, la Lybie, les passeurs, les humiliations, le racket, les nuits à marcher, le froid, la faim, les prises d'otages, la police, les douaniers, les coups de feu, les blessures, les amis qu'on laisse parce qu'on doit sauver sa peau et dont on n'aura jamais plus de nouvelles, quand ils racontent cela, tout à demi mot, avec une extrême pudeur, par bribes, comme s'ils voulaient nous ménager, et bien, croyez-moi, on retient ses larmes, on serre les dents parce que le cœur ne peut pas se serrer plus.
Quel beau remerciement nous offrent-ils sans s'en rendre compte ! Ils nous offrent à travers leur regard émerveillé ce que nous avons perdu, enfants gâtés que nous sommes : la conscience du bonheur que cela représente d'avoir un petit lieu à soi, où l'on peut dormir, à l'abri des intempéries et des dangers de la nuit, de simplement actionner un robinet pour avoir de l'eau potable, de pouvoir aller à l'école, apprendre à lire, à écrire. Ce n'est pas un luxe, non, c'est ce dont le monde entier devrait bénéficier si le monde était juste.
Une fois qu'ils nous quittent parce qu'enfin ils ont une place à l'hôtel, on se dit que ça y est, une étape est passée. Ils vont être pris en charge, c'est sûr, toutes les histoires se terminent bien. On se dit qu'ils vont aller au collège, et, pour un instant, pour un instant seulement, on vit dans un beau pays.
Plus forte est la désillusion quand on apprend quelques semaines plus tard que l'évaluation par l'ADDAP est négative et qu'ils ne sont pas reconnus mineurs (malgré un acte de naissance, malgré leurs bonnes joues de bébé, malgré toute leur bonne foi). Cela veut dire parcours du combattant à nouveau : avocat, appel, juge, examens médicaux... et in fine, comme dirait l'autre, comme menace ultime, le retour au point de départ (malgré le voyage, malgré les galères, malgré la traversée du désert (au sens sale), malgré les supplications, malgré la Lybie, malgré les passeurs, malgré les humiliations, malgré le racket, malgré les nuits à marcher, malgré le froid, malgré la faim, malgré les prises d'otages, malgré la police, malgré les douaniers, malgré les coups de feu, malgré les blessures, malgré les amis qu'on a laissés parce qu'on devait sauver sa peau et dont on n'aura jamais plus de nouvelles).
C'est nous qui devons leur expliquer qu'ils vont devoir rentrer dans le pays qu'ils ont fui, que la terre d'accueil qu'ils ont rêvée, espérée, en laquelle ils ont cru, ne veut pas d'eux.
Alors on en fait quoi de ces jeunes ? On fait quoi de Demba, Eisan, Mory, Seikou ? Je veux dire à part les laisser mourir dans la Méditerranée et détourner les yeux ? Ce serait vraiment un gouffre pour le budget d'une puissance comme la France que de les accueillir dignement, de leur offrir un peu de répit après toutes les horreurs qu'ils ont vécues ? Ce sont des jeunes motivés, travailleurs. Ils peuvent apporter beaucoup à la France, sans aucun doute. On leur dit quoi à Demba, Eisan, Mory, Seikou, les yeux dans les yeux ? Qu'eux, parce qu'ils ne sont pas nés au bon endroit dans ce monde si inégalitaire et injuste, ils ne méritent pas tout ce que l'on a ? Et nous ? On le mérite ? Vraiment ?