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Billet de blog 2 décembre 2025

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Theodora ne sauvera personne du capitalisme et c'est tant mieux

Ni « traîtresse pop au service du capital », ni « icône révolutionnaire afro-queer ». Théodora et les femmes noires (artistes), ne sont pas les mules du monde. Elles ne sont pas censées porter le fardeau d'un système qui, en plus de les exploiter, exige d'elles qu'elles soient révolutionnaires dans tous les aspects de leur création.

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Théodora ne s’est jamais proclamée subversive ni révolutionnaire; c’est la machine médiatique française qui la couronne ainsi, ce qui n’a rien de surprenant. Les femmes noires sont tellement rares dans le paysage culturel français, qu'au moindre souffle d'originalité et d'audace créatives, les bras leur en tombent et leurs bouches deviennent bées.

À la lecture de l’article À qui profite le BBL ? , j’ai ressenti un malaise, comme souvent lorsqu’une analyse prétend proposer une critique transversale sans réellement embrasser toutes les dimensions du sujet. Mais soyons honnête : cette analyse contient aussi une part d’acuité. Son approche matérialiste met en lumière comment l’hégémonie culturelle réactive les antagonismes de classe, et surtout, reproduit la domination d’une bourgeoisie qui s’enrichit toujours plus sur le dos des contre-cultures et des marginalisé.es qui les façonnent. L’article dénonce la capitalisation de ces contre-cultures par l’exploitation d’une artiste comme Théodora, louée comme subversive, et instrumentalisée par l’industrie culturelle. Sa marginalité (diasporique, queer, noire) est récupérée par le marché, diluée par les logiques financières et économiques. D'après l'article, l’hyperféminité qu’elle détourne, les codes du bouyon qu’elle emprunte, ne servent en rien l’éthique de la gauche radicale. En somme Theodora serait une artiste de paille : elle cite bell hooks ou Aimé Césaire pour se donner de la consistance. Oui, vous avez bien lu. Je passe sur l’analyse détaillée de la condescendance latente et du racisme « ordinaire » qui percolent dans l’article.

Ce qui m’a également frappée, c’est l’urgence  pour nous, de développer une critique noire qui ne s’en tienne pas aux registres esthétique ou culturel, mais qui soit véritablement politique, philosophique, ontologique. Qui a le droit de juger la consommation culturelle des masses ? Qui a le droit de décider ce qui est “authentique” ou “vendu” ? Trop souvent, les critiques des productions culturelles noires se limitent à des canaux spécialisés: ici l’information, là l’analyse des algorithmes ou des marchés, ailleurs une dénonciation de l’absence de visée politique. Rarement, cependant, on interroge ce qui constitue l’essence des arts noirs : une positionnalité singulière dans un espace politique construit pour et  par la suprématie blanche. Pour cela, il faut savoir mobiliser plusieurs grilles d’analyse  qui ne s’excluent pas, mais au contraire s’articulent pour offrir une vision complexe de la réalité.

L’injonction messianique, les femmes noires soignantes du système

Pourquoi cette pression particulière sur Théodora, et en général sur les femmes noires artistes pour “sauver”, “incarner”, “donner du sens” ? Le problème n’est pas qu’on critique l’industrie, c’est qu’on le fait par une figure noire. Comme si la présence d’une femme noire dans le mainstream justifiait d’office une posture messianique. On pourrait tout aussi bien interroger des rappeurs, des artistes pop, les producteurs : pourquoi centrer exclusivement cette “expectative du salut” sur elle ? Qu'est-ce qui fait que Théodora cristallise cette injonction à filer droit (straight) ?

Parce que sa noirité crie déjà l'altérité. Il est inconcevable qu'aux yeux de la critique mainstream ou de celleux qui se disent tremper dans la radicalité, qu'elle ait droit à une subjectivité. L'anomalie qu'elle est, à la croisée de plusieurs oppressions, ne peut en aucun cas négocier l'expression de l'artiste qu'elle est / veut être. Pourtant, comme le démontre Michel Foucault, le pouvoir est une négociation car il est ne se trouve pas seulement au sein des structures. Le pouvoir en cela, est diffus, en relation, tout le temps, partout. La race et le genre, des constructions sociales de pouvoir, obligent les individus (ici les artistes minorisé.es) à une négociation permanente qu'iels n'ont pas choisi.

Théodora aura beau se dire révolutionnaire, anticapitaliste (ce qu'elle ne fait pas), elle ne pourra pas échapper à l'exploitation de sa culture diasporique par la suprématie blanche et par son outil qu'est l'hégémonie culturelle. Elle aura beau s'isoler dans une démarche contre-culturelle puriste, elle subira quatre fois plus l'ostracisation qu'une artiste blanche suivant la même démarche puriste qu'elle. Et c'est là que la notion de négociation des corps minroisés et de leurs vécus est importante. Elle est à replacer dans cette pyramide qu'est le capitalisme racial. Il ne s'agit pas seulement d'une politique des identités, d'une boss lady qui prêche le féminisme libéral pour son propre salut. C'est bien une négociation avec des dés pipés et un jeu dans lequel on part désavantagée en tant que femme noire, queer et "bizarre".

L’hyperféminité noire : de l’esthétique à la fémitude

L’article de Lundi Matin pointe la dimension esthétique de l’hyperféminité assumée dont use l'artiste. Une reconquête des corps féminins jugée comme un spectacle plus que comme une réelle praxis révolutionnaire. Certes l’hyperféminité imposée ou célébrée dans le mainstream n’est pas synonyme d’émancipation, mais la critique manque d'un détour fondamental à mon sens : penser cette esthétique à travers le prisme queer, féministe noir et celui de l'éropolitique proposé par Myriam Bahaffou. En somme, repenser les esthétiques de la bad bitch, de la bimbo comme celles d'une insoumission proactive contre ce pouvoir diffus et en relation. Une esthétique qui dérange le pouvoir à l'horizontal, celui interpersonnel. Le pouvoir vertical lui on le sait, doit être adressé collectivement, avec des manières radicalement différentes de consommer, de lutter et de se mobiliser pour un monde post-capitaliste et post-blantriarchie. Et pour ce qui est des artistes noires fem, il faut savoir lire entre les couches culturelles pour saisir la subversion qu'elles incarnent malgré elles. 

Pour ça, il faut appréhender ces esthétiques comme une fémitude, c'est-à-dire un positionnement politique qui transgresse et dépasse la féminité hégémonique bien blanche, bien hétéro et bien lisse. Joan Nestle, icône américaine lesbienne des années 40 disait qu’"être fem lui avait permis de supporter d’être une femme". Elle souligne aussi comment dans ces années-là, malgré l'apport considérable des fem dans la communauté lesbienne, elles ont été victimes d'un double rejet. Dévisagées par les hétérosexuels et taxées de "traîtres" par les lesbiennes. Cette fémitude était décryptée "comme une capitulation devant le contrôle du patriarcat sur le corps des femmes". Ça vous rappelle quelque chose ?

Dans le cas de Théodora, le camp de gauche censé la soutenir, lui demande fissa de filer droit et de cesser de flirter avec le capitalisme, effaçant ainsi son agentivité. Cette injonction au (re)dressement politique semble plus adressé aux féminités noires et racisées qu'aux hommes blancs par exemple. Une misogynie mise en lumière par l'existence même des féminités transgressives. Pour cause, étymologiquement, le but même des monstres est d'avertir, d'éclairer, d'indiquer (ce qui vient). L’hyperféminité noire est de fait une fémitude parce qu'elle subvertie un cadre esthétique blanc qui demande aux corps des femmes noires d'être réduits, invisibles et corveables. Or, s'il y a bien une chose que Theodora refuse d'accepter c'est de sacrifier sa multiplicité. Au contraire, elle embrasse la jouissance, l'humour, le chaos, la collision, la mise en relation d'univers différents pour créer quelque chose, autre chose. Un détournement des règles de l'industrie qui n'ont jamais été écrites pour elle. En plus d'être inventives dans leur art, les femmes noires le sont aussi lorsqu'elles négocient l'échiquier racial de la suprématie blanche. 

La musique de Théodora comme créolité 

Selon la perspective d'un Edouard Glissant ou plus largement d'un Paul Gilroy (et de ses héritier.es), la notion de Black Atlantic, cette culture diasporique transatlantique née de l’esclavage, de la migration, de la dispersion est une culture de l’hybridité, de la créolisation, de l’échange. L’art et la musique issus de l’Atlantique noir ne sont pas des reliques folkloriques figées, ni des “produits exotiques” à consommer. Ce sont des territoires de pensée, de mémoire, de résistances politiques et ontologiques. Avec une temporalité et une approche qui ne s'inscrit pas toujours sur le temps historique des sociétés modernes. Le blues des champs de coton, au jazz de la Harlem Renaissance, en passant par le rock, le rap et le punk, tous ses genres ont été phagocytés, essorés, blanchis. Pourtant, malgré leur capitalisation et les logiques de domination, d'exploitation et d'oppression… Quelque chose demeure. 

Une contre-hégémonique se (re)dessine sans cesse. Certes parfois elle est poreuse, mais c'est bien ça qui force les contre-cultures à demeurer alertes, créatives et insolentes. Les artistes noires et racisées à l'origine de ses genres et sous-genres continuent à défier le pouvoir à leur manière, en s'adressant aux "masses" que la gauche radicale fantasme et fétichise sans réellement s'adresser à elles. Ce fantasme mal placé provient de la condescendance de la gauche qui ne parvient pas à se réconcilier et à investir la politique des affects comme champ essentiel et magnétique de nos révolutions. Mais je digresse.

Les musiques noires traversent les continents, les langues et les mémoires. Et par la nécessité de survivre face à l'absorption, elles deviennent aussi des territoires de pensées. Elles sont des "savoirs assujettis" comme le disait la féministe noire américaine Patricia Hill Collins. Des savoirs qu'elle décrit comme accessibles à la majorité dominante mais qui pourtant lui échappe, du fait de leur opacité en termes de codes, de références et de symboles. Si  la musique de Théodora comme celle d'Aya Nakamura semble être donnée, évidente, mainstream, elles sont des lieux de théories et d'expérience de nos histoires, de nos vécus. Elles portent en elles des récits et des utopies reconnaissables par celles et ceux qui ont les outils et les codes pour le faire. Lorsque Théodora mêle bouyon caribéen, rap, pop, amapiano, soukouss et l'électro, elle engage cette créolité. Elle installe un entre-deux, une porosité, un espace diasporique fluide, queer où il est possible le temps d'un morceau, d'un album d'invoquer une liberté.

Théodora n’est ni messie, ni prophétesse. Sa musique n’est pas escatologique : elle ne nous sauvera ni du monde, ni de nos contradictions. Et c’est tant mieux. Ce n’est pas son rôle. Et comme toustes les artistes, elle catalyse l'évolution de nos compréhensions de nous-même, de la société et du monde dont on hérite, celui qu'on défait et celui qu'on construit.

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