« Chez les personnes du sexe féminin, le rôle du séducteur était presque toujours attribué au père. J’ajoutai foi à ces récits et en conclus que j’avais trouvé en ces expériences de séduction sexuelle de l’enfance les sources de la névrose ultérieure » S. Freud, « Sigmund Freud présenté par lui-même », 1925
« Je ne partage pas le point de vue actuellement en vogue d’après lequel les dires des enfants seraient toujours arbitraires et indignes de foi. Il n’y a en effet pas d’arbitraire dans le psychisme, et l’incertitude des dires des enfants est due à la prédominance de l’imagination de ceux-ci, tout comme l’incertitude des dires des adultes est due à la prédominance des préjugés de ces derniers » S. Freud, « Le petit Hans, analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », 1909
Il parait désormais évident que la psychanalyse serait intrinsèquement hétéronormative, patriarcale, qu’elle aurait notamment contribuer à masquer la réalité des abus et des pratiques incestueuses, promouvant ainsi la silenciation des traumatismes voire la culture du viol. La somme d’écrits sur ce sujet est impressionnante, se polarisant notamment sur ce qui aurait amené Freud à renoncer à sa « Neurotica », c’est-à-dire à l’étiologie traumatique des névroses en rapport avec des actes de « séduction » sexuelle de la part l’entourage familial.
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Rappelons qu’en 1893, Freud et Breuer font l’hypothèse que des traumatismes sexuels précoces constituent des facteurs pathogènes dans la structuration de la personnalité. En effet, le scénario sexualisé imposé par l’adulte fait effraction au sein du psychisme immature, ignorant, passif et impuissant de l’enfant. Et celui-ci se voit alors contraint d’intérioriser des enclaves inélaborables au sein de sa propre évolution psychoaffective et cognitive. En dissonance avec la culture dominante de l’époque, Freud est ainsi l’un des premiers chercheurs à mettre en évidence les effets psychopathologiques des séductions sexuelles traumatiques subies dans l’enfance.
Néanmoins, l’évolution de la pensée freudienne va de plus en plus consister à « psychiser » le traumatisme. De fait, la conception psychanalytique du trauma postule finalement qu’« il ne s’agit pas de l’événement extérieur, mais plutôt de cette force intérieure qui, au contact de certains événements ou de certains fantasmes, produira les manifestations pathologiques que décrit la sémiologie psychiatrique » (D. Fassin, R. Rechtman).
Dans ses « Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904 », on peut ainsi assister à l’évolution des conceptions freudiennes concernant la réalité et l’implication des abus sexuels infantiles dans l’émergence des troubles psychiques. « Il m’apparaît que l’hystérie s’affirme de plus en plus comme la conséquence de la perversion du séducteur, l’hérédité de plus en plus comme une séduction par le père ». « Malheureusement mon propre père a été l’un de ces pervers et a été responsable de l’hystérie de mon frère et de celle de quelques-unes de mes plus jeunes sœurs. La fréquence de cette relation me donne souvent à penser ». Jusqu’au revirement de septembre 1897 : « Je vais donc commencer historiquement et te dire d’où sont venus les motifs de mon incroyance. […] la surprise de voir que dans l’ensemble des cas il fallait incriminer le père comme pervers, sans exclure le mien, le constat de la fréquence inattendue de l’hystérie, où chaque fois cette même condition se trouve maintenue, alors qu’une telle extension de la perversion vis-à-vis des enfants est quand même peu vraisemblable »…A partir de là, Freud fit passer le père incestueux d’une réalité objective à ce qu’il appréhendera désormais comme la réalité psychique, tissée à l’entrecroisement des enjeux relationnels, affectifs, historiques, et des productions fantasmatiques circulant dans l’espace familial et intergénérationnel.
Or, cette « théorie du fantasme » ne serait qu’une conceptualisation défensive participant finalement à une communauté de déni et à la conspiration du silence sur l’inceste et les abus sexuels. Ainsi, après avoir effleuré cette réalité tragique et invisibilisée, le père de la psychanalyse « aurait commis le sacrilège de dissimuler la vérité, par compromission avec la société de son temps » (Fassin, Rechtman).
La théorie freudienne du fantasme est sans doute symptomatique - peut-être comme toute élaboration théorique ? ...D'un côté, il y a les enjeux personnels et familiaux de l'homme Freud. Et de l'autre, la difficulté à assumer totalement le retournement qu'il avait opéré en laissant parler les « hystériques » : le savoir leur appartient, et il faut donc les entendre, vraiment, plutôt que de chercher à cadrer leur prise de parole à travers un script déjà normé.
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Par ailleurs, selon Gilles Deleuze, Freud aurait finalement absous la famille de toute faute, pour mieux intérioriser la culpabilité au sein du psychisme infantile. De fait, l’accent déporté sur le fantasme individuel au détriment de la réalité des « séductions » fait passer les parents pour autant d’innocents voire même de victimes de la perversité polymorphe et des désirs fautifs de l’enfant….
Les interprétations concernant ce retournement théorique de la pensée freudienne et cette disculpation paternelle sont légion, s’autorisant d’ailleurs à mobiliser des concepts psychanalytiques pour expliquer la « défaillance » de Sigmund Freud. De facto, le père fondateur de la psychanalyse était aussi un fils, et sa perception des enjeux familiaux étaient évidemment influencés par ce lien déterminant, lui-même inscrit dans un réseau familial et socio-culturel élargi.
Ainsi, selon Marianne Krull (« Sigmund, fils de Jacob », 1979), Sigmund Freud voulait protéger la réputation de son père et a remplacé le père incestueux par un père désiré et calomnié par sa fille séductrice.
Le fait est que ces lectures critiques rétrospectives de la pensée freudienne et des débuts de la psychanalyse tendent à imposer des grilles interprétatives contemporaines, sans prendre en compte le contexte socio-historique et épistémologique spécifique de l’époque de Freud. Certes, les abus sexuels infantile étaient sans doute très répandus dans la Vienne bourgeoise de l’époque – comme partout ailleurs…Cependant, comme le souligne Ian Hacking, les « êtres d’âge infantile », appréhendés dans un autre cadre que le nôtre, « n’étaient pas conceptuellement susceptibles d’être maltraités de la manière dont aujourd’hui nous maltraitons les enfants ». Dès lors, la « défaillance » de Freud serait moins un enjeu de compromission qu’une absence de catégorie organisatrice et « classificatoire » adaptée pour intégrer la réalité de l’abus infantile.
Au fond, Freud n’aurait pas remis en cause le récit de ces patientes, mais il aurait davantage douté de sa thèse initiale affirmant le caractère systématique et généralisable de la séduction traumatique dans l’étiologie des névroses. En l’occurrence, l’anamnèse d’un souvenir traumatique ne semble pas suffisante pour traiter l’organisation symptomatique névrotique, avec son cortège de souffrances et d’empêchements.
D'après Silvia Lippi et Patrice Maniglier, « loin d’en déduire que ses patientes hystériques mentent à propos des abus, Freud change sa théorie pour mieux saisir précisément le contenu de « vérité » de ces récits ». La question n’est plus tant de s’appesantir sur le caractère véridique ou affabulatoire des scénarios racontés, dans la mesure où, au niveau de la scène psychique, il n’y a pas de frontière nette entre vérité et fiction. Dès lors, « cet espace dans lequel l’événement de l’abus sexuel est arrivé et qui constitue la réalité psychique, Freud l’appelle fantasme ».
« La théorie freudienne du fantasme est souvent prise à l‘envers par les psychanalystes comme par leurs détracteurs, dont hélas, aussi, certaines féministes, qui pensent, à tort, que Freud a voulu faire du fantasme la causalité psychique au prix d’évacuer de la cure le trauma réellement vécu. Toute la psychanalyse montre l’inverse : simplement, le trauma est pensé en psychanalyse à partir non pas des faits concrets, mais de leurs effets dans l’inconscient » (S. Lippi, P. Maniglier).
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Rabattre exclusivement les enjeux sur la réalité externe, sans introduire la dimension fantasmatique, narrative, appropriative, créative du sujet, ne permet sans doute pas d’appréhender la densité de l’expérience du vécu, et de la parole. Les événements ont une épaisseur, ils traversent notre inconscient, ils se chargent d’affects, bifurquent, se perdent, s’intriquent, se remanient sans cesse. La reconnaissance de l’activité psychique et fantasmatique n’invalide pas la réalité des abus et des préjudices subis ; mais cela suppose de reconnaitre le processus permanent de transformation et de « symptomisation » - ce qu’entrave justement le submergement proprement traumatique, en inhibant la psychisation de l’expérience effractante. Celle-ci reste alors actuelle, identique, condamnée à se répéter, sans écran ni filtrage ; sans pouvoir être intégrée, liée, remisée.
Au contraire, « le fantasme suppose qu’on se raconte toujours une histoire, consciemment ou inconsciemment, autrement dit qu’on donne sens à l’événement traumatique, ou plutôt qu’on fasse semblant de lui donner du sens, car au fond ce sens n’est là que pour boucher l’insensé du trauma lui-même : ainsi le fantasme est-il aussi un semblant de sens » (S. Lippi, P. Maniglier).
Selon Ian Hacking, la théorie freudienne de la séduction traumatique ne pouvait de toute façon contribuer à une critique politique de la maltraitance sexualisée des enfants, son objectif étant avant tout d’élaborer une étiologie systématique des troubles névrotiques. « Aussi Freud ne s’est-il intéressé au mieux qu’accidentellement aux enfants abusés. Il s’intéressait à la Vérité et à son corrélat, la Causalité, mais non aux vérités particulières et aux petits enfants ».
Or, de façon sans doute anachronique, la relecture critique du « retournement » freudien ne pouvait émerger qu’après que l’abus sexuel infantile soit devenu une catégorie opérante et partagée pour définir des actes de façon systématique, leur imputer des conséquences, et façonner des catégories de personnes. « L’idée de maltraitance infantile est trop prise dans une toile de spéculations causales et morales actuelles pour qu’elles prennent véritablement sens dans des descriptions du passé éloigné dénuées de discernement ».
Ainsi, l’équation qui va progressivement se mettre en place à partir des années 1960 inverse littéralement les hypothèses du fondateur de la psychanalyse : « d’un sexuel traumatique, qui fait effraction chez chacun d’entre nous, on passera à un sexuel traumatisé, dont l’effraction est nécessairement le produit d’un abuseur extérieur » (D. Fassin, R. Rechtman). Dès lors, les psychanalystes se voient accusés de dissimuler la vérité des abus sexuels, avec une forme de continuité dans la conspiration du silence…Ce leitmotiv implacable se répand de façon univoque chez les défenseurs de l’enfance abusée, faisant fi des réalités historiques, des ambivalences, de la complexité… En l’occurrence, la pensée freudienne est indéniablement le produit d’une époque, aux prises avec son épistémè spécifique, mais elle est aussi, intrinsèquement, animée par une dynamique dialectique ou dialogique, maintenant toujours une tension entre la réalité historique et son déploiement sur la scène psychique, sans pour autant basculer dans un relativisme absolu. Par ailleurs, dans les élaborations de Freud, les « fantasmes œdipiens » de l’enfant apparaissaient d'abord comme la conséquence des désirs de leurs parents, voire de leurs réalisations plus ou moins concrètes et ouvertes…
En tout cas, Ian Hacking souligne la tendance réductrice inhérente à l’association systématique entre un traumatisme infantile et l’émergence de tel ou tel trouble spécifique, sans prendre en compte une trajectoire toujours singulière et incommensurable. « Comment se fait-il que nous n’ayons pas sérieusement réfléchi à ce que Freud a appelé les souvenirs-écran ? Pourquoi avons-nous pris les choses au pied de la lettre ? Pourquoi avons-nous succombé à une pensée si mécaniste en imaginant qu’une maladie produite par un trauma est produite à l’époque de ce trauma, c’est-à-dire lors de la petite enfance ? Pourquoi ne pouvons-nous pas au moins examiner l’idée que l’expérience de l’événement original, apparemment gardée en mémoire, n’est pas ce qui cause la douleur et le dysfonctionnement ? Pourquoi ne pouvons-nous pas nous demander si le problème ne provient pas plutôt du souvenir, peut-être lui-même réprimé beaucoup plus tard dans la vie, et de la manière dont l’esprit a forgé et recomposé ce souvenir ? ».
Finalement, au-delà des pratiques concrètes et de ses usages parfois problématiques, la psychanalyse s’est vue désavouée en soi, du fait de ce qu’on lui impute, à savoir sa tendance intrinsèque à dénier la réalité des abus traumatiques et à tout rabattre du côté de la vie fantasmatique. Paradoxe intéressant, dans la mesure où la théorie freudienne avait non seulement mis l’accent sur les dimensions traumatiques de l’ontogénèse, tout en se focalisant sur la réappropriation subjective des événements de vie. « Alors que la psychanalyse avait favorisé la reconnaissance des traumatismes de longue durée et permis aux féministes américaines de se reconnaître dans la notion de mémoire traumatique des survivants, ces dernières se retournent contre elle en dénonçant son impuissance à établir publiquement la preuve de la réalité des événements traumatiques dans des situations particulières » (D. Fassin, R. Rechtman).
Ainsi, les attaques contre la théorie freudienne du fantasme doivent être replacées dans le décalage qui se construit socialement entre le discours du traumatisme collectif et la clinique singulière du trauma : « d’un côté, une conception généralisante du traumatisme collectif, qui instaure un lien moral entre la mémoire traumatique collective et l’événement fondateur. De l’autre, une pratique clinique individuelle qui cherche à réinscrire cet événement dans l’histoire singulière de chaque sujet, ce qui revient à mettre en cause sa signification ». Ce clivage entre deux trajectoires sociales du traumatisme traduit finalement « la montée en puissance d’une aspiration collective désireuses de transformer la clinique des traumatisés en politique », dans un contexte socio-historique spécifique.
Par ailleurs, outre la complexité des enjeux, cette critique militante de la Psychanalyse néglige l’évolution et la diversité des théories comme des pratiques.
De ce point de vue, il parait utile d’insister sur le fait que le travail psychanalytique n’est pas figé au sein un corpus inamovible, qu’il se laisse aussi altérer par les dynamiques sociales et politiques, tout en ayant la capacité à ne pas se faire happer par les courants hégémoniques du moment. Au sein même du groupe des premiers psychanalystes, les dissensus allaient bon train, fermentant à la fois la pensée collective, tout en induisant ruptures et excommunications…
En 1932, Sandor Ferenczi, longtemps adoubé par Freud, affirmait sa divergence dans un texte décisif, intitulé « La confusion de langue entre les adultes et l’enfant », rappelant que « nous avons beaucoup trop tendance à persévérer dans certaines constructions théoriques et à laisser de côté des faits qui ébranleraient notre assurance et notre autorité ».
Le disciple "renégat", l'enfant terrible de la psychanalyse, affirmait ainsi que, face à des patients ayant subi des traumatismes, la situation analytique ne pouvait se maintenir dans une « froide réserve », ou une forme « d’hypocrisie professionnelle » ou d’« antipathie à l’égard du patient », car elle viendrait alors répéter « l’état de choses qui autrefois » aurait généré de la souffrance, le « trauma primitif ».
Concernant l’inceste, Ferenczi rappelait la différence essentielle entre une sexualité infantile imprégnée de fantasmes « tendres », et la dimension génitalisée, agie, de la sexualité adulte, ayant notamment pu intégrer une forme d’agressivité. « Les séductions incestueuses se produisent habituellement ainsi : un adulte et un enfant s’aiment ; l’enfant a des fantasmes ludiques, comme de jouer un rôle maternel à l’égard de l’adulte. Ce jeu peut prendre une forme érotique, mais il reste pourtant toujours au niveau de la tendresse. Il n’en est pas de même chez les adultes (…). Ils confondent les jeux des enfants avec les désirs d’une personne ayant atteint la maturité sexuelle et se laissent entraîner à des actes sexuels ».
De surcroit, la personnalité des enfants est « encore trop faible pour pouvoir protester, même en pensée, la force et l’autorité écrasante des adultes les rendent muets ». L’effroi qu’ils ressentent « les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier totalement à l’agresseur. Par identification, disons par introjection de l’agresseur, celui-ci disparaît en tant que réalité extérieure et devient intrapsychique ». En conséquence, la victime d’une telle agression « en ressent une énorme confusion ; à vrai dire, elle est déjà clivée, à la fois innocente et coupable, et sa confiance dans le témoignage de ses propres sens en est brisée ». L’enfant ayant subi une agression incestueuse peut également déployer des défenses spécifiques, telle qu’une hypermaturation réactionnelle de surface, c’est-à-dire une forme de prématuration traumatique, à l’instar des « fruits qui deviennent trop vite mûrs et savoureux, quand le bec d’un oiseau les a meurtris, et à la maturité hâtive d’un fruit véreux ». Toute ressemblance avec certaines revendications en faveur d’une autonomisation trop précoce des enfants n’est sans doute pas fortuite…En tout cas, pour Ferenczi, le traumatisme crée une forme de fragmentation, ou d’atomisation. L’enfant ne peut intégrer l’effraction et la violence, et « cette haine transforme un être qui joue spontanément et en toute innocence, en un automate, coupable de l’amour, et qui, imitant anxieusement l’adulte, s’oublie pour ainsi dire lui-même » …
Rappelons qu’à cette époque, la médecine infantile n’existait pas, et que les enfants étaient considérés comme des êtres incomplets, insensibles, inaffectés, qu’on pouvait même opérer sans anesthésie.
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Effectivement, la psychanalyse peut être sacrément culpabilisante, et à juste titre…
En tout cas, dans ses « Notes et fragments », Sandor Ferenczi pouvait appréhender la théorie freudienne du fantasme comme « une échappatoire », amenant à remettre en cause ses propres traces mnésiques « plutôt que de croire que de telles choses avec cette sorte de personnes peuvent réellement s’être passées ». Dans une telle logique, il s’agirait prioritairement d’un « autosacrifice de l’intégrité de son propre esprit pour sauver les parents » - ou une certaine théorisation, ou un certain ordre socio-familial…
Par rapport à ces enjeux, la psychanalyse s’est toujours située sur une brèche, avec des positions parfois contradictoires et ambiguës, voire totalement inacceptables. Ainsi, les polémiques concernant Françoise Dolto sont particulièrement révélatrices. Lors d’un entretien publié en 1979, celle-ci pouvait tout simplement nier la violence incestueuse : « Il n’y a pas de viol du tout. Elles sont consentantes ». Ou encore, « dans l’inceste père-fille, la fille adore son père et est très contente de pouvoir narguer sa mère ! ». Dans le même temps, Françoise Dolto a été une pionnière pour défendre les enfants, pour leur donner la parole et les considérer véritablement comme interlocuteurs et sujets de désirs -ou de refus... Voilà par exemple ce qu’elle pouvait écrire dans « la Cause des Enfants » : « tout ce qui dans les dires, les événements enregistrés ou les comportements parentaux, laisse entendre que l’inceste, le meurtre, le cannibalisme, sont des désirs permis ; des désirs dont seule l’impuissance due à la condition enfantine, découlant de la prématurité, temporise la satisfaction, tout cela constitue effectivement des expériences traumatiques ». Au-delà de toute idolâtrie ou diabolisation, il faut donc condamner les errances, resituer les contextes, rejeter fermement tous les réductionnismes surplombants, et éviter les amalgames. Or, comme le souligne E. Roudinesco, « on ne fait plus la différence entre des pédophiles et des penseurs qui ont signé des pétitions favorables à la dépénalisation de l’homosexualité ou contre des lois abusives sur le détournement de mineurs. En bref, on met dans le même sac Dolto, Foucault, Matzneff, Deleuze, Cohn-Bendit : tous violeurs d’enfants » …Le procès fait à François Dolto n’est-il pas adressé à ce qu’elle représente, en tant que femme et psychanalyste d’enfants ? De fait, il y a évidemment quelque chose d’intolérable dans sa prise de position, alors même qu’elle est assignée à une fonction de protection, d’écoute et de soins. Mais, ce qui est insupportable la concernant, semble beaucoup moins polémique dès qu’il s’agit de figures masculines de la pensée critique et subversive, qui, en mai 1977, signaient une tribune réclamant « l’abrogation des lois réprimant les relations sexuelles ente adultes et mineurs »- avec entre autres Aragon, Barthes, Sartre, Guattari, Deleuze, Chéreau, Leiris, Mascolo, Sollers, Glucksmann, Lang, Foucault… Quid des relents patriarcaux dans cette affaire, témoignant d’une tolérance à l’égard de l’ « héroïsme libérateur » des hommes, assumant la transgression de leurs désirs hors-normes, alors même que les femmes devraient s’interdire de tels élans et rester les garantes de la décence ? Ces surhommes ne devraient-ils pas aussi accepter une restriction de jouissance et une limitation à leur volonté de puissance ? Ne devraient-ils pas aussi porter une charge de protection, d’attention, et de respect, au-delà de l’affirmation de leur désir insubordonné et de leur droit à prendre et à consommer ?
« Il y a ce discours qui circule dans certains secteurs de la société, dans la contre-culture où je me suis réfugiée souvent, qui considère qu’être normal, c’est être un mouton, que mettre des obstacles au désir est une forme de répression. Un grand désirant est un grand vivant. Il dépasse les limites imposées par le monde policé pour assouvir une soif inextinguible, sauvage, animale. Et cette animalité est le signe d’une force vitale, capable de braver les interdits, de se brûler au feu de la damnation » Neige Sinno, « Triste Tigre »
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Nonobstant, s’il y a bien une posture éthique de la psychanalyse, c’est de s’extraire d’une position d’expertise et de savoir, de déconstruire les convictions et les schémas a priori, de laisser une place aux créations symptomatiques, aux errements, aux paroles enlisées. De faire preuve de tact et d’humilité, au-delà des préconisations univoques et systématiques.
Voici par exemple ce que peut énoncer Christine Angot : « je regrette que la psychanalyse soit rejetée par les discours actuels. La liberté qu'elle représente, la part prépondérante laissé au savoir de la personne qui a été victime, le silence de l'analyste, qui l'écoute vraiment, qui ne se présente pas en "spécialiste" ».
En l’occurrence, même si on doit considérer que l’inceste peut constituer une forme de destructivité continue de la personnalité, venant attaquer la confiance envers soi et autrui ainsi que la conviction de pouvoir établir des relations aimantes et fiables, il n’y a sans doute pas de fatalité ni de destin. Et encore moins de passage obligé, d’obligation de reconnaitre, de désigner, de circonscrire, d’exprimer, de se mettre en conformité avec les attendus normatifs et les devenirs préétablis. Dans une récente interview, Neige Sinno revendique ainsi l’absence de « cheminement qui fonctionne pour tout le monde. Dire aux victimes qu’il leur faut dénoncer leur bourreau, c’est culpabilisant, certaines ne le veulent ou ne le peuvent pas. On vous répète aussi qu’il faut pardonner, car seul le pardon libérerait et permettrait d’avancer. Je l’ai beaucoup entendu, surtout lorsque, il y a quelques années, j’ai développé un cancer. « Pardonne », m’ont dit certains amis ou tu vas mourir. Mais c’est impossible, ce que m’a fait mon violeur n’est pas pardonnable. Si j’ai tenu à ce qu’il y ait un procès, c’est parce que je ne voulais pas que mon prédateur puisse faire d’autre victimes, et le procès l’a permis. Il n’y a pas de plus grande souffrance pour moi que de savoir que d’autres enfants, là, maintenant, au moment même où je vous parle, vivent cela. Par ailleurs, il y a vingt-cinq ans, j’étais tellement cassée , détruite, habitée par quelque chose qui n’avait pas de nom, une grosse boule d’indicible, que c’est le fait de penser aux autres qui m’a permis de me penser moi-même comme étant une victime, tandis que lui devenait clairement l’agresseur » …
Quant à Christine Angot, elle se méfie des mots tels que « réparer », ou « se reconstruire » ; « comme si on ne pouvait pas vivre réparé. On peut. Il n'y a pas qu'une façon de faire, celle des biens construits (...). On ne "passe pas à autre chose", contrairement à la demande générale. On continue ».
Dès lors, la polarisation sur la dimension traumatique et victimaire peut aussi devenir un écueil, quand elle ferme les possibles et enclot tant les identités que les devenirs.
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Par exemple, que penser de certaines « prophéties » de Muriel Salmona, malgré leurs louables intentions : « cet inceste aura des conséquences très lourdes sur ta santé et ta vie. […] Tu risques de vivre dans la peur. Peur de l’agresseur, peur de subir à nouveau des violences, peur de tout. […] Ce sera très difficile, mais tu essayeras de parler, d’appeler au secours, mais il y a de grands risques qu’on ne t’écoute pas et qu’on ne te protège pas. Tu devras survivre seul aux violences et à leurs conséquences psycho-traumatiques ». N’y-a-t-il pas là, en dépit des velléités prophylactiques, le risque de prédire et de sceller ? La prévention, l’information, la dénonciation doivent-elles nécessairement prendre la forme d’un tel réductionnisme destinal ? Certains contestent d’ailleurs la mobilisation systématique de l’amnésie traumatique pour justifier la réalité probable d’un abus infantile, en dépit de l’absence de traces mnésiques – alors même que les effractions traumatiques auraient au contraire tendance à créer des réminiscences incoercibles. Dès lors, l’interprétation univoque en termes de passé traumatique peut non seulement circonscrire un récit identitaire désubjectivant, mais aussi exercer des répercussions potentiellement très délétères sur le plan relationnel et social….
Il parait ainsi nécessaire de s’interroger sur les usages contemporains du traumatisme, et sur les enjeux à un niveau tant clinique que politique.
A suivre….