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Billet de blog 8 décembre 2025

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Chères oubliées: Agnodice, médecin malgré eux

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Agnodice, vers 350 av JC, Grèce Antique, gynécologue

Chère Agnodice,

Disons-le tout de suite, ton histoire est un mythe, raconté dans l’une de ses fables sur la mythologie grecque par Caius Julius Hyginus, un auteur latin du 1er siècle avant notre ère. Certain·es historien·nes pensent que tu as réellement existé, mais que cela soit le cas ou non au fond peu importe, ton histoire n’en est pas moins passionnante.

Tu es née à Athènes, vers 350 av JC. Fille de la haute société, tu rêves de devenir médecin. Mais dans une cité qui réserve la citoyenneté aux hommes, étudier est interdit aux femmes et aux esclaves. Alors devenir médecin, vous n’y pensez pas, quand bien même ce serait pour prendre soin des corps féminins. On préfère laisser les femmes souffrir et souvent mourir en couches en les confiant à des sage-femmes ayant suivi une formation très insuffisante. A vrai dire les médecins hommes ne valent guère mieux, nombreuses sont les Athéniennes à préférer se laisser mourir plutôt que de faire appel à eux.

Heureusement, tu es soutenu par ton père, qui fait jouer ses relations pour te permettre d’aller étudier à Alexandrie auprès d’Hérophile de Chalcédoine, pionnier de l’anatomie et considéré comme le plus grand médecin de son temps. Même si là-bas en Egypte, les femmes ont le droit d’étudier et de pratiquer la médecine, tu sais qu’en tant que femme, tu ne pourras jamais exercer à Athènes. Tu décides donc de couper tes cheveux et de te travestir en homme. Te voilà devenu Miltiade.

Brillante étudiante, tu es reçue première à la sortie de l’école de médecine d’Alexandrie, et tu rentres à Athènes avec la ferme intention de te spécialiser dans l'obstétrique et la gynécologie.

Ton savoir et ton humanité ne tardent pas à faire parler d’elles, et les femmes d’Athènes et de tout le Péloponnèse sont de plus en plus nombreuses à faire appel à tes services. D’autant que, pour gagner leur confiance, tu n’hésites pas à leur révéler ton secret. Mais un tel succès ne pouvait pas laisser indifférents les autres médecins athéniens. Jaloux, ils t’accusent de séduire tes patientes. C’est une accusation très grave, qui pourrait te valoir une condamnation à mort devant l’Aréopage, le tribunal suprême d’Athènes.

Alors, le jour de ta comparution devant ce tribunal, et pour faire tomber les ridicules accusations de tes juges, tu retires tes vêtements et te dresses fièrement devant eux, dans le plus simple appareil. Mais en t’innocentant ainsi des accusations de séduction, tu assumes aussi d’avoir bravé un interdit tout aussi grave.

Bien décidés à faire de ton cas un exemple pour dissuader d’autres femmes de suivre ton chemin, les juges Athéniens se préparent à t’infliger un châtiment exemplaire.

Heureusement, toutes celles que tu as soignées, mais aussi celles que ton sort indigne, se rassemblent sur l’Agora, exigeant de leurs maris qu’ils mettent fin à leur ridicule croisade misogyne. L’une de ces femmes s’exclame : « Vous, les hommes, n’êtes pas des conjoints, mais des ennemis, puisque vous condamnez celle qui nous a apporté les soins et la santé”.

Face à cette manifestation féministe antique, les hommes préfèrent battre en retraite et dès le lendemain, tu es libre et autorisée à continuer l’exercice de la médecine, cette fois sous ton vrai nom. Un an plus tard, le Parlement Athénien accorde aux femmes le droit d’étudier et de pratiquer la médecine.

Aujourd’hui, la féminisation de la médecine semble bien enclenchée, même s’il reste encore beaucoup de travail pour parvenir à une vraie égalité entre les femmes et les hommes. En France, un peu plus d’un médecin sur deux est une femme, mais elles ne sont que 35% aux Etats-Unis et à peine plus de 20% au Japon. Et les hommes trustent encore les spécialités les mieux rémunérées, comme la radiologie ou la chirurgie. Comme tant d’autres domaines, la médecine n’a pas non plus réussi à briser son plafond de verre : en France, moins de 20% des chef·fes de pôles et responsables d’unités sont des femmes.

Et que de combats il a fallu pour en arriver là. C’est la force des grands mythes que de pouvoir être transposés en d’autres lieux et d’autres époques. On pourrait sans chercher très longtemps trouver une Agnodice par siècle.

Je pourrais te parler de Trotula de Ruggiero, brillantissime médecin et chirurgienne du 11ème siècle à Salerne, dans le sud de l’Italie. Son ouvrage “Le soin des maladies de femmes” est la grande référence en matière de gynécologie au Moyen-Âge, et traduit en de nombreuses langues. Mais la cohorte de ses détracteurs n’aura de cesse de salir son héritage, lui retirant la maternité de ses écrits et allant jusqu’à nier son existence. L’effet Matilda dans toute sa splendeur, c’est d’ailleurs l’histoire de Trotula que Margaret Rossiter, la théoricienne de cet effet Matilda, choisit comme première illustration concrète.

Je pourrais te parler aussi de Madeleine Brès, première française à faire des études de médecine, et qui obtient son doctorat en 1875. Elle ne pourra jamais exercer faute d’avoir été autorisée à accéder aux concours de l’externat et de l’internat, et se reconvertira brillamment dans la puériculture.

Ou encore de Blanche Edwards et Augusta Trumpke, premières femmes autorisées à se présenter à l’externat de médecine en 1882, puis à l’internat en 1885. Blanche devra faire des centaines et des centaines de visites auprès de personnes influentes pour faire évoluer le règlement et permettre à Augusta et elle de concourir. Il faudra tout de même réserver aux deux jeunes femmes un amphithéâtre séparé, pour leur permettre d’échapper aux manifestations de haine de leurs camarades masculins. Certains d’entre eux iront jusqu’à brûler l’effigie de Blanche au bal de l’internat.

Plus loin de chez nous, en décembre 2024, les Talibans Afghans décident d’exclure les femmes des écoles d’infirmières et de sage-femmes, après les avoir bannies des universités. Racontera-t-on un jour l’histoire d’une Agnodice de Kaboul ?

Je connaissais Hippocrate, mais je ne te connaissais pas, Agnodice. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.

Portrait rédigé par Guillaume Dufresne

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