L'Univers du Big Bang
- 3 août 2013
- Par Jean-Philippe Cazier
- Édition : Bookclub
Big Bang et au-delà évoque les limites de l’Homme, celles de l’image qu’il se fait de lui-même et de l’Univers. L’Homme n’est pas celui qui, face au monde, le contemple et se le représente – pur regard souverain, intellect privilégié, à l’image de l’intellect divin. Il serait plutôt comme une fente dans le monde, un point de vue exprimant une section seulement de l’Univers – « Homme » étant le nom d’une longue histoire, celle d’un regard qui, par les deux fentes oculaires du crâne, capte la lumière d’une image qui le fascine, sans voir l’obscurité vertigineuse qui l’environne, confondant ce qu’il perçoit et ce qu’il pense avec le perceptible et le pensable en soi. Par ce spectacle, l’Homme invente sa propre image, celle d’un spectateur privilégié, sujet d’un regard qui est finalement celui de Dieu, nom que l’Homme se donne dans la nuit de son ignorance. Platon ne décrivait-il pas l’intellect comme un regard capable de contempler le réel en lui-même, sans ombre, sans nuit – de le contempler en tant que cosmos, univers déployé sous le regard des dieux, l’Homme devenu divin ?
La cosmologie contemporaine, à travers ses résultats effectifs mais aussi les spéculations auxquelles elle est conduite, développe un tout autre récit et multiplie les images de l’Univers, fait apparaître l’Univers comme une pluralité d’images disjointes, variables, lumineuses en même temps qu’obscures. Semblerait ainsi relativisée l’idée de cosmos – et ses corollaires – au profit de l’idée d’une multiplicité chaotique : un Univers fait de « mondes disjoints les uns des autres », conçu comme une « arborescence – peut-être une infinité – d’univers-bulles » régis par des lois physiques différentes ; un Univers, ou plutôt un Multivers, où tout est relationnel et mobile ; un Univers où l’espace aurait 9 dimensions, traversé par une énergie noire « qui ne ressemble à rien d’identifié à l’heure actuelle », habité par une matière noire invisible, où les lois sont contingentes et variables, peuplé de trous noirs, etc. C’est une autre image de l’Univers qui semble possible, une image d’autant plus paradoxale qu’elle est composée d’une pluralité d’images variables et séparées – un Univers a-cosmique, peut-être un « chaosmos », pour reprendre un terme que Deleuze et Guattari empruntèrent à Joyce…
C’est également une autre ontologie qui semble ainsi possible, peut-être débarrassée de ce qui semble majoritairement lui être nécessairement liée, à savoir les idées d’ordre, d’unité, d’identité, etc. : « Bien au-delà de la seule science, la démarche permettrait de diffracter une nouvelle ontologie […]. Je crois qu’il faut […] envisager peut-être la possibilité d’un réel plus intrinsèquement multiple ».
C’est enfin une autre image de la pensée qui semble apparaître, celle d’une pensée qui à la fois doit intégrer le multiple dans sa logique et se rendre à l’évidence de sa contingence, des limites qui ne cessent de la parcourir, limites elles-mêmes multiples, sans cesse déplacées, sans cesse nouvelles. Ne retrouvons-nous pas la position de Pascal, que le silence éternel des espaces infinis effrayait – si l’on comprend qu’il ne s’agit pas ici de l’expression d’un effroi psychologique mais de celle d’une limite que la pensée rencontre, qui la plonge dans un vertige obscur et sans fond, mais aussi de la rencontre d’un Univers qui déborde notre entendement, nous met face à un inconnu qui, aveuglant notre pensée, la fissure autant qu’il appelle une nouvelle façon de penser ?

Comprendre cela, amène l’auteur à développer une critique de l’état actuel de la recherche et de son traitement universitaire et institutionnel, traitement qui rabat l’inconnu sur le connu et l’exploitable à court-terme, privilégie les réponses aux questions et problèmes, exige du clair et du distinct là où le temps long de la recherche est au contraire le parcours d’une contrée immense et inconnue – un traitement qui transforme le chercheur en « faiseur de dossiers » et qui semble non seulement méconnaître ce qu’impliquent la recherche et la pensée mais surtout les rendre difficiles et précaires.
Evidemment, la pensée philosophique n’est pas soumise à la science et n’a pas à l’être. Mais si le livre d’Aurélien Barrau se présente d’abord comme l’exposé de ce qui émerge de singulier dans le champ de la cosmologie, il fait signe en même temps, et de manière assumée, vers de possibles implications philosophiques qui ne concernent pas que les conditions et limites de la connaissance scientifique mais une nouvelle image du monde et de la pensée – un monde et une pensée faits d’images multiples comme autant de perspectives différentes et coexistantes, de constructions indéfiniment ouvertes, d’objets mobiles et aléatoires, d’une nuit aveuglante et lumineuse, positivement affirmée et répétée, vivante.
Vous écrivez que la théorie du Big Bang et d’autres, comme la théorie des cordes, appellent une représentation radicalement neuve du monde. De nouvelles théories émergent, très paradoxales, alors que les anciennes sont poussées à leurs limites, bouleversant ainsi ce qui pouvait sembler le plus assuré et évident. Vous décrivez également certains objets cosmiques ou des phénomènes physiques qui troublent profondément l’entendement, l’ouvrant à des possibilités vertigineuses. En quoi consiste essentiellement la nouveauté de ces théories et de leurs implications ?
Aurélien Barrau : Le Big Bang n'est pas à proprement parler une théorie. Il s’agit d’une conséquence de notre grande théorie de l'espace-temps : la relativité générale. Celle-ci nous apprend que l'espace est dynamique, qu'il doit être en train d'enfler. Et c'est ce qu'on constate en observant les galaxies lointaines. Il n'y a rien ici de paradoxal, en tout cas rien d'aporétique : les mesures coïncident avec les prédictions du modèle. L'espace cosmique est en expansion depuis un instant originel nommé Big Bang. L'édifice est cohérent.
Ensuite, il y a effectivement la théorie des cordes et la gravitation quantique à boucles. Ce sont des propositions fascinantes qui permettraient l'émergence d'une vision radicalement nouvelle de l'espace. Mais elles sont encore très spéculatives. A la différence de la relativité générale, elles ne sont corroborées par aucune donnée expérimentale claire. Si l'une ou l'autre s'avérait exacte, les conséquences en seraient incroyables : par exemple, au niveau cosmologique, une phase « pré-Big Bang » s'ouvrirait, un autre univers en amont du nôtre en quelque sorte. Mais nous n'en sommes pas là…
Enfin, on peut imaginer des révolutions plus profondes. Les modèles précédemment évoqués s'inscrivent dans la lignée d'une science qui a fait ses preuves. C'est tout à fait louable. Mais je me prends parfois à rêver d'une rupture plus radicale encore : une fracture qui ébranlerait la manière de penser et de pratiquer la physique. Peut-être au-delà des mythes de l'Un et de l'Ordre qui vertèbrent notre histoire. Naturellement, de telles explorations sont dangereuses. Mais la découverte de nouveaux mondes n'est jamais exempte de danger…
Votre livre contient aussi une dimension épistémologique. Par exemple, vous relativisez l’idée de Popper selon laquelle une proposition n’est scientifique que si elle est falsifiable et vous écrivez que la science « n’est évidemment pas la recherche de la Vérité », que la science « ne dit pas le Vrai ». Vous décrivez plutôt la démarche scientifique comme une aventure, avec la forme d’ignorance et d’impréparation que cela peut impliquer, rejoignant sur ce point Feyerabend. Il y aurait là une façon inédite de concevoir la science, les conditions de son discours et le rapport à ses objets. Pensez-vous que la science actuelle – et en particulier votre domaine, la cosmologie – marque une rupture épistémologique ou bien qu’apparait simplement de manière plus évidente ce que la science a toujours été ?
Et la question de la Vérité ?
Aurélien Barrau : Je pense en effet que la science n'a rien à voir avec la Vérité. Elle ne dit pas, bien sûr, « n'importe quoi », mais elle produit un monde sensé au même titre que les arts ou la littérature. Quand je dis cela, on s'offusque souvent de ce que je critique ma propre discipline. Mais c'est exactement l'inverse ! Prendre conscience de la fragilité et de la contingence de nos constructions scientifiques contribue à en dessiner la beauté et la valeur. La physique ne donne pas accès au « réel en soi » : elle présente un édifice cohérent et non hégémonique permettant, au même titre que d'autres, d'affronter le réel.
Vous indiquez que, lorsque vous étiez étudiant, vous avez hésité entre la philosophie et les sciences et que, ayant privilégié celles-ci, vous n’avez pas pour autant renoncé à celle-là. On trouve dans votre livre plusieurs références à des philosophes, en particulier contemporains, comme Deleuze, Derrida, Goodman ou Nancy, et chaque chapitre s’ouvre sur une citation d’un philosophe. Vous écrivez même que vous voyez mal comment votre activité de scientifique pourrait ne pas s’accompagner d’un travail philosophique. Comment, dans votre travail de scientifique, articulez-vous science et philosophie ?
Aurélien Barrau : Pour être honnête, je ne crois pas que la pratique scientifique exige une quelconque connaissance philosophique, ni que la réflexion métaphysique demande une expertise scientifique conséquente. Même s’il y a des exceptions, la plupart des grands scientifiques ont fait preuve d'un parfait désintérêt pour la philosophie de leur temps, et réciproquement. Si je m'intéresse à la philosophie, ce n'est pas pour innerver ou irriguer mon travail en physique, c'est au contraire parce que je crois que la science n'embrasse pas la totalité du réel. La philosophie, comme la poésie, la littérature, la musique, la physique et les arts plastiques contribuent à créer des mondes. Se cantonner à un seul prisme atrophierait dramatiquement le réel. L'art est d’ailleurs scandaleusement délaissé par notre système éducatif, c'est une situation que je trouve intolérable.

Une des conséquences de la théorie de la relativité générale d’Einstein est que ce qui est n’existe qu’en relation avec autre chose : « il n’existe plus aucune structure ‘figée’ dans l’Univers, […] tout est dynamique et en interaction ». Ce sont des principes qui pourraient d’ailleurs résonner avec l’interactionnisme sociologique ou l’empirisme philosophique de Hume ou Deleuze. Vous tirez vous-même cette conséquence de la théorie d’Einstein vers la philosophie et écrivez un bel éloge du relativisme – un relativisme nouvellement compris – dans lequel vous reliez relativisme et constructivisme. En quoi ces deux notions vous paraissent-elles philosophiquement importantes ?
Aurélien Barrau : La physique pense usuellement le monde comme un ensemble de champs – par exemple le champ électromagnétique, le champ électronique, etc. – vivant dans l'espace et le temps. L'immense révolution opérée par la relativité a consisté à montrer que l'espace lui-même est un champ. Autrement dit, il n'existe que des champs en interaction les uns avec les autres. Nous ne nous trouvons pas ici et là dans l'espace mais plutôt en interaction avec le champ gravitationnel. Ce dernier a remplacé l'espace. C'est une théorie – aujourd'hui validée de mille et une manières – d'une grande élégance. Elle permet de comprendre la dynamique de l'Univers aussi bien que la structure des trous noirs.

Votre livre est traversé par deux idées qui concernent autant le champ de la science que celui de la philosophie : l’idée que la science et la connaissance produisent de l’inconnu, et l’idée de l’Univers comme autre, comme altérité radicale…
Aurélien Barrau : La science produit de l'inconnu, c'est vrai, mais pas seulement la science ! Plus qu'une méthode ou un langage, ce qui la singularise est peut-être cette capacité à être surpris dans laquelle elle place ses praticiens. Ce qui est observé ou calculé n'est jamais exactement ce qui était attendu ou espéré. Cette tension entre la liberté presque démiurgique du chercheur et l'altérité radicale qui s'impose est, pour moi, ce qui fait la beauté de la physique. Mais je crois qu'il y a autant de beauté et de réalité dans un vers de Shakespeare que dans une équation d'Einstein.
Vous terminez par un chapitre consacré à la notion de « multivers » puisque, selon ce que vous exposez, l’idée d’un univers seul et unique, homogène et identiquement ordonné, devrait être remplacée par celle d’une multiplicité d’univers disjoints les uns des autres, régis par des lois physiques différentes…
Aurélien Barrau : Avant de parler de ceci, je voudrais dire que presque la moitié du chapitre auquel vous faites référence est consacré – de manière peut-être un peu surprenante – à la question, que je juge essentielle et primordiale, de la condition animale dans notre société. Avant de scruter le Multivers cosmologique, je crois qu'il est vital de prendre conscience de ces mondes extraordinaires qui nous côtoient et que nous avons réifiés avec une violence inouïe : les mondes animaux. Il y a plus d'étrangeté et d'élégance dans l'univers des fourmis, des tiques, des rats ou des poules que dans ce que la physique théorique pourra inventer. Notre indifférence à l'égard des mondes animaux que nous détruisons méticuleusement – à commencer par le recours injustifiable à une suralimentation carnée – est quelque chose que je ne peux passer sous silence sans frémir…
Mais, pour revenir à la physique, il se passe en effet quelque chose de remarquable. La plupart de nos théories, qu'elles soient spéculatives ou établies, semblent prédire l'existence de nombreux univers. Il est même possible que les lois de la physique soient différentes dans ces autres univers. Cela bouleverse les réponses possibles à certaines questions essentielles. Celle, par exemple, consistant à comprendre pourquoi les lois de la physique semblent si merveilleusement ajustées à l'existence d'êtres vivants. Dans le cadre du Multivers, tout devient limpide : ailleurs les lois sont autres et, en tant que structure complexe, nous nous trouvons naturellement dans un univers compatible avec la complexité. Autrement dit, la probabilité de gagner au Loto en ne jouant qu'une fois et dérisoire, mais elle devient une certitude si on joue une infinité de fois ! Il y aurait ici matière à orienter la réflexion philosophique vers une complicité nouvelle avec la contingence...
Propos recueillis par Jean-Philippe Cazier, le 02/08/2013.
Aurélien Barrau, Big Bang et au-delà – Balade en cosmologie, éditons Dunod, 2013, 150 pages, 14,50 euros.
Le Club est l'espace de libre expression des abonnés de Mediapart. Ses contenus n'engagent pas la rédaction.