Un Rideau d’arbres est ce que l’on nomme communément un « beau livre » : couverture cartonnée épaisse, reliure, photographies à la reproduction impeccable, papier glacé. Il est pourtant consacré à une cité sinistrée Libercourt, dans le Pas-de-Calais, non loin de Lens, à sa cité 1940, sa mine. Contraste ? pour le moins, comme un fil rouge de ce livre qui multiplie les dialogues : photographies de Richard Baron et textes (dix nouvelles) d’Olivier de Solminihac, la cité et la mine, la beauté d’un livre et la réalité qu’il évoque.

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Pourtant ce ne sont qu’en apparence des contrastes: textes et images se répondent, Olivier de Solminihac rejoint le regard de Richard Baron, cité et mine ont la même histoire, et le réel évoqué n’est ni misérabiliste ni pathétique : l’ancienne ville minière se transforme, évolue, la Cité 1940 s’appelle aujourd’hui la Résidence du verger, c’est cette aventure que retrace Un Rideau d’arbres. Un jour elle bondira, titre du volet 10 (nouvelle et photographies), au futur comme un à venir.
Richard Baron est venu sept fois à Libercourt, repérages, reportage, prises de vue, entre août 2010 et août 2011. Olivier de Soliminihac a construit ses chroniques littéraires à partir des photos que lui envoyait Richard Baron : « Olivier ne vient pas à Libercourt, il invente. (…) il écrit à l’intuition, il laisse les contes volatils le guider vers l’inconnu », comme l’écrit Eric Le Brun, éditeur du livre, dans sa Préface. Les deux artistes sont originaires du Nord, Light Motiv, maison d’édition du Rideau d’arbres, aussi : La Madeleine (59110).

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Ces arbres, ce sont ceux de la cité. Mais aussi ce « grand arbre creux », Christophe, qui se sent « vide » et voyage avec Véronique sur les traces de son histoire, dans la première nouvelle du livre, Le Sel : ils partent en bus, Berlin, Gdánsk, Varsovie, Cracovie puis Oświęcim, nom polonais d’Auschwitz, Birkenau, Wieliczka. Des vestiges — le mur, des photographies des grandes grèves des années 80 dans les chantiers navals, les bannières Solidarność, les mines de sel — et, au creux de l’histoire collective, « toutes ces histoires que l’on ne racontait pas dans la famille » de Christophe, « toutes ces histoires qui n’étaient pas dites mais qui étaient là comme l’humus de notre famille, de qui nous avions été, et de ce que nous sommes ». Et les trois graines d’arbre données par son père que Christophe plante à Wieliczka, dans le sol gorgé de sel. Celui des larmes, de l’exil, des histoires tues auxquelles Olivier de Solminihac rend leurs racines, dans une prose pudique, somptueuse de fragilité dense.
Histoires comme photographies font alterner portraits et lieux, sont tissées du « poids de ce qui n’est plus là » (L’Enveloppe). Disent un sentiment de solitude et d’abandon, le vertige devant ce qui échappe, le poids du passé et des fantômes. Ce sont des images de brume, les silhouettes d’arbres spectraux, les lais de tapisserie, décollés, dans ces maisons promises à la destruction, des lieux qui portent trace de leur histoire, les rides de certains visages, cartographies d’une vie. Certains sont des « personnages » de Libercourt, comme l’ancien directeur d’école, désormais à la retraite qui « faisait partie de ces gens à qui, si on retire le travail, on retire leur raison d’être, c’est-à-dire, paradoxalement, une condition de leur liberté ». Alors, il tourne en rond dans sa maison.

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Nombreux sont ceux qui rêvent d’ailleurs, l’Amérique souvent, ou, moins loin, tout aussi impossible, du haut du terril où un jeune garçon imagine emmener sa future petite amie, « Lille, tellement loin, aussi inaccessible que le mirage d’Hollywood ». Cinéma, que tout cela, point d’amoureuse encore « comme si tout ça c’était un film ». Et le terril, comme horizon du rêve. Les lieux portent la poésie, ces « terriers de lapins profonds comme des contes », le bois breton où le narrateur des Trophées passait son enfance, « si plein de mystères et d’histoires qu’on l’appelle une forêt ». Aujourd’hui encore, devenu adulte, il glane de menus objets, toujours attentif à la beauté du monde, à ses surprises : « chacune de ces choses me raconte une histoire ».
Mais si à dix ans on peut encore croire que « la vie est livre d’aventures », bien vite « la réalité et la réception nous gagnent. Le temps passe. Où que nous allions, il n’y a rien ». Alors certains restent à Libercourt comme la narratrice de L’Enveloppe qui s’y sent comme une « femme de marin », enfants et petits-enfants à Paris, mari au paradis. Elle est restée au port quand tous sont partis, « les mineurs (…) avec la poussière dans les bronches », la mine aussi.

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Ces hommes et femmes ont été déplacés, parfois balayés par l’histoire : venus d’Europe de l’Est, chassés par la crise et la fin des bassins miniers. La narratrice D’ù qui sont est au cœur de la ducasse, manèges, auto-tamponneuses, pop-corn et nougats. Et ce jeu de la pince dont elle ne connaît pas le nom mais qui ressemble « à nos vies, aux vies qu’on a eues nous ici, l’impression qu’on avait, dans le temps, d’être des jouets sous la main de quelqu’un, sous la main maladroite, sous la main aveugle ». Des hommes jouets d’une pince invisible, les maisons sous la pince d’acier des pelleteuses…
Textes et photographies disent ces histoires, dans la suggestion, la poésie, une densité magnifiques. Cette terre qui condense les siècles : le temps qui passe a décomposé des forêts, le bois est devenu tourbe, la tourbe lignite puis houille. Lucie (nouvelle 9) entend les voix du passé, les légendes, l’Histoire, la ligne de chemin de fer Paris-Lille qui passe par Libercourt, les mines sous Napoléon III, les grèves, la guerre. Elle est — comme Richard Baron ou Olivier de Solminihac, comme nous à leur suite — la chambre d’échos d’une « cité qu’elle habite ou qui réside en elle ».
Le Rideau d’arbres — texte, Olivier de Solminihac & photographie, Richard Baron, éd. Light Motiv, 136 p., 32 €

(la chanson est citée dans la troisième nouvelle du livre, à laquelle elle donne son titre D’ù qu’i sont).